Benoît XVI: "D'où vient le mal?"

Sur le site catholique américain <Crisis Magazine>, le Père Schall, SJ, fait une explication de texte minutieuse de la très profonde homélie de Benoît XVI en conclusion du Schülerkreis, le 30 aût dernier.

>>> Ce qui rend l'homme pur : Benoît XVI commente l'évangile du jour dans son homélie de la messe conclusive du Ratzinger Schülerkreis. Extraits, du site de la Fondation vaticane Joseph Ratzinger (30/8/2015)

 

Le commentaire est précieux car il plonge à une profondeur et à une intensité de réflexion auxquelles je n'aurais personnellement pas accédé sinon.
Il est dommage que nous ne connaissions cette homélie que par des bribes qui ont été reproduites essentiellement dans la presse italienne (je n'ai rien vu chez les Français, mais cela a pu m'échapper...) elles-mêmes issues d'un compte-rendu très lacunaire sur le site de la Fondation vaticane Joseph Ratzinger/Benoît XVI.

Je lance donc ici un appel, avec peu d'espoir d'être entendue... mais sait-on jamais: pourrait-on publier le texte complet (en italien ou en allemand, nous nous en arrangerions), par exemple sur le site du Saint-Siège, ou sur celui de Radio Vatican, ou via le VIS?

Benoît XVI: "D'où vient le mal?"


Rév. Père James V. Schall, S.J.
Crisis Magazine
21 septembre 2015
Traduction par Anna

I.


Les anciens étudiants du Pape Benoît participent à un séminaire annuel (le Ratzinger Schülerkreis) pour réfléchir à ses vastes et profondes réalisations intellectuelles. La rencontre de cette année s'est tenue à Castel Gandolfo. Le 30 Août, dans l'Église du Cimetière Teutonique au Vatican, le Pape Benoît a prononcé devant le groupe une brève et profonde homélie en Allemand. Le thème général de la discussion était "Comment parler de Dieu aujourd'hui?" (l'Osservatore Romano, 4 septembre 2015).

La lecture de l'Évangile de la Messe du Pape était tirée de Marc, ch 7. Ce passage concernait les Scribes et les Pharisiens qui interrogent Jésus et les disciples au sujet du lavement des mains et des ustensiles lors du repas. Jésus était agacé par ces messieurs qui se souciaient de la propreté extérieure tandis qu'à l'intérieur ils étaient avares et futiles. Le Christ termine avec son fameux passage: "Rien de ce qui est hors de l'homme et qui entre dans l'homme ne peut le souiller; tandis que ce qui sort de l'homme, voilà ce qui souille l'homme." (Marc 7:15, 20). Autrement dit, les problèmes du monde ne sont pas externes à nos âmes mais y trouvent leur origine. Nous ne pouvons pas reconstruire le monde pour nous reconstruire nous-mêmes. Nous devons toujours nous occuper de nous-mêmes en premier lieu.

À la réunion du groupe, il y a trois ans, le cardinal Christoph Schönborn, O.P., ancien élève et collègue du Pape Benoît, utilisant le même texte de Marc avait posé la question en ces termes: "Doit-on d'abord être "purifié de l'extérieur et pas uniquement de l'intérieur, et est-ce que le mal ne vient que de l'intérieur?"

Évidemment, soulignait Schönborn, nous avons ici deux questions séparées mais reliées: 1) qu'entendons nous par purification "extérieure" ou "intérieure"? et 2) Est-ce que le mal vient exclusivement de l'"intérieur"?
La réponse de Benoît à ces questions est très pénétrante: "La vérité, l'amour, et la bonté viennent de Dieu, purifient l'homme et on les rencontre dans le monde qui nous libère de l' "oubli" d'un monde qui ne se souvient plus de Dieu".
Le titre de l'article [de l'OR?] qui relate la session est : "L'Oubli du Monde". Un monde qui ne "pense pas" à Dieu finit par l'oublier. Cet "oubli" n'est pas moralement neutre ou indifférent. Il décrit ce que nous sommes.

Remarquez que la réponse de Benoît est qu'en fin de compte ni notre "extérieur" ni notre "intérieur" ne sont le fondement de la réalité. Une troisième possibilité existe et doit être envisagée si nous voulons voir le vrai problème. Nous recevons d'abord "vérité, amour et bonté" de Dieu. Nous n'en sommes pas les créateurs. Ils ne viennent pas de nulle part, ni de nous-mêmes, sauf dans le sens que nous sommes créés avec le pouvoir de les connaître, de les identifier, et de les accepter librement ou de les refuser.

Un monde qui a oublié Dieu compromet et sape la vérité, l'amour et la bonté. Pourquoi? Même la vérité, l'amour et la bonté que nous croyons avoir sans Dieu se retourneront contre nous et finiront pas corrompre notre être si nous ne localisons ni ne reconnaissons leur source ultime. Nous avons reçu un monde qui conduit nécessairement à Dieu.

Vérité, amour et bien n'existent pas en soi dans quelque nuage abstrait. Nous ne serons pas à même de saisir la signification de vérité, amour et bien avec notre raison et notre intuition si nous en nions l'origine divine. C'est la grande tentation: de redéfinir la réalité afin d'accroitre au maximum notre autonomie au mépris de Dieu et de la nature.

II.


Benoît reprend la question comme elle est posée. Le mal peut-il venir de l'"extérieur"? Une réponse affirmative serait contraire aux paroles de l'Évangile, qui affirment explicitement que ce qui nous corrompt vient "de l'intérieur". Afin de répondre à la question, il est nécessaire d' "élargir" le champ de notre pensée. Nous devons lire l'Évangile dans "son intégralité".

Il est évident que certaines choses de l'extérieur peuvent nous nuire, nous gêner, comme l'affirmaient les Pharisiens. Laver les casseroles et les poëles, ainsi que nous-mêmes, sont des actions de nettoyage de l'extérieur. Laver les assiettes après les repas est une corvée quotidienne, même avec les lave-vaisselles. La plupart des hôpitaux ont des panneaux recommandant à tous de se laver souvent les mains. Dans l'histoire de la chirurgie, une des grandes découvertes a été le simple fait que si les docteurs et les infirmières se lavaient souvent les mains, la fréquence des infections et maladies diminuait. Dans les hôpitaux d'aujourd'hui presque tout le monde est couvert de bandages, enduits, gants ou filets pour la même raison.

Mais il est évident que Jésus ne donnait pas une leçon d'hygiène. Nous pouvons l'imaginer par nous-mêmes. Avant Jésus, Platon et Aristote étaient conscients des avantages de la propreté pour la santé humaine. Si nous considérons l'Évangile dans son ensemble, il est évident que la propreté extérieure est une bonne chose, et qu'elle est nécessaire si nous voulons traiter correctement la plupart des maladies ou des blessures humaines. Un tel souci est en soi "bon afin que la mort ne prévale pas" lorsqu'il n'y a pas lieu.

Mais à côté des épidémies de diverses maladies, dont nous pouvons contrôler de nombreuses, il y a une chose comme une "épidémie du cœur". Cette maladie est intérieure. Le langage est analogue. C'est à dire que juste comme un mal quelconque peut se produire si nous ne suivons pas les règles de l'hygiène, ainsi quelque chose tournera mal si nous ne comprenons pas nos âmes, et ce qui les corrompt. Ces désordres intérieurs peuvent être évités par l'auto-discipline. Notre santé psychologique et spirituelle et notre relation harmonieuse avec les autres dépendent de la maîtrise de soi, et du fait d'être responsables de nos actions.

III.


Les premières esquisses de cette maîtrise de soi figurent dans la discussion d'Aristote sur les vertus ainsi que dans les Commandements. Les épidémies de désordres du "cœur" sont les dfférents vices que nous mettons en nous par nos péchés et notre incapacité à nous régler nous-mêmes. De telles "corruptions et impuretés" ne sont pas neutres. Il est ingénu de croire qu'un seul péché ou vice ne nous dispose finalement pas à un autre, puis à un autre, et encore à un autre. "Ils conduisent finalement l'homme", dit Benoît, "à ne penser qu'à lui-même et non au bien".

Remarquez dans ce dernier passage que Benoît n'a pas dit ce que nous aurions pu nous attendre qu'il dise. Il n'a pas dit que le vice "à l'intérieur" de nous nous fait penser à nous- mêmes, plutôt qu'aux autres. Il a dit "au bien", et pas "aux autres". Pourquoi est-ce important? Bien sûr, les vices peuvent aussi impliquer les autres, et en général ils le font. Cette possibilité est ce qui les rend tellement dangereux. Voilà aussi pourquoi nous devons nous préoccuper du scandale donné aux autres. Nos vices et nos péchés nous corrompent et à travers eux nous pouvons occasionner la corruption des autres, si nous ne comprenons pas dès le début que notre souci pour les autres doit déjà être enraciné dans "le bien".

Par conséquent, "hygiène intérieure" signifie nous organiser en général, non pas autour de "nous-mêmes", mais autour de ce qui est "le bien", et en définitive, autour de "l'adoration". Pourquoi Benoît met-il l'adoration dans cette discussion? Parce que sans elle, sans une vraie conscience que Dieu est la source du Bien, nous l'oublions. Nous ne pouvons rien trouver au delà de nous-mêmes.

Ce souci de notre "intérieur" n'est pas de l'auto-exaltation, mais son contraire, une forme d'humilité. Benoît parle en termes classiques de "pureté de cœur". Il rappelle Jean 15,3: "Vous êtes déjà purs, à cause de la parole que je vous ai annoncée." Benoît affirme donc: "On devient purs par la Parole". La Parole et le Bien doivent évidemment être reliés. Benoît poursuit: "La Parole est bien plus que des paroles, car c'est par les paroles que nous rencontrons la Parole même".
Souvenez-vous, la question posée concerne la relation entre l'"intérieur" et l'"extérieur". Le mal vient-il uniquement de l'"intérieur"? Et si quelqu'un est vertueux à l'intérieur, quel rapport cela a-t-il avec son "extérieur"?

La Parole, évidemment, comme Benoît le dit, est "Jésus Christ lui-même et nous rencontrons aussi la Parole (c'est à dire le Christ) en ceux qui le reflètent, qui nous montrent le visage de Dieu et nous montrent sa douceur, son humilité de cœur, sa simplicité, sa bonté, sa sincérité."
Dans notre expérience, ces manifestations viennent probablement de différentes personnes que nous rencontrons. Je me souviens de Benoît disant que nous voyons le vrai visage de l'Église, et donc du Christ, dans les saints qu'elle produit au fil des siècles. C'est ce qu'il est en train de dire ici, je crois. Nous rencontrons des gens dont la bonté intérieure se reflète dans leurs visages, dans leur extérieur.

Comment Benoît répond-il? Nous parvenons à la "Parole" par des "paroles". Que signifie cette juxtaposition? Un mot, dans quelque langue que nous parlions, se réfère à une chose du dehors, mais elle est au-dedans de nous. C'est notre manière de posséder ce qui est. Lorsque nous apprenons quelque chose, nous changeons. Nous devenons plus, mais ce que nous savons ne change pas. Nous sommes ceux qui sont enrichis.

Pourquoi parler de cela? C'est parce que le Christ est précisément identifié comme "La Parole qui s'est faite chair". Sa vérité rejoint cette vérité qui est Dieu, ou mieux, comme il l'a dit, "Je suis la vérité". Benoît conclut donc qu'il espère que "Le Seigneur nous accorde l''hygiène du cœur', par la vérité qui vient de Dieu: c'est-à-dire le pouvoir de purification." Si c'est notre "intérieur" qui doit être purifié, nous devons commencer par l' "extérieur" avec la vérité de ce que nous sommes, et ce que nous devons rechercher dans nos vies.

S'il y a une "vérité" en chacun de nous, puisqu'il y en a une, elle est là non pas parce que nous l'y avons mise, mais parce qu'on nous l'a donnée. Mais elle nous a été donnée d'une manière telle que nous sommes libres soit de l'accepter, et elle croît, ou bien de la rejeter, et d'"oublier" Dieu. Dès que nous choisissons de vivre dans un monde "sans Dieu" et "mensonger", dès que nos "paroles" ne nous amènent pas vers la "Parole", le Logos, nous sommes laissés seuls parmi ceux qui ne connaissent pas de "vérité" au delà de leurs propres désirs.
Tel est l' "oubli" du monde que nous voyons à l'œuvre dans notre culture.