Noël: Fête de la Lumière contre fête des lumières

Une magnifique méditation (inédite en français?) du cardinal Ratzinger

 

Je l'ai traduite d'après une version en italien reproduite sur le beau site <Campari & de Maistre>. Elle est issue d'un recueil de textes parus en Italie sous le titre "Chi ci aiuta a vivere?" (Qui nous aide à vivre?). J'ignore quand et où cette méditation (ou homélie) a été écrite ou prononcée, et je ne sais pas où le texte est disponible en français.

Telle quelle, c'est une réponse à tous ceux qui, le matin de Noël, viendront comme chaque année nous expliquer doctement (pour nous gâcher notre joie) que Noël n'est pas une fête chrétienne, mais une simple récupération d'une antique fête païenne, celle du solstice d'hiver.

Noël. Le crépuscule des dieux et le lever du soleil de Dieu

par Joseph Ratzinger

16 décembre 2015
www.campariedemaistre.com
Ma traduction


Les lumières de Noël resplendissent à nouveau dans nos rues, l'opération Noël bat son plein. Pour un instant, même l'Eglise prend part pour ainsi dire, à la conjoncture favorable: dans la sainte nuit, les maisons de Dieu se remplissent de tous ceux qui, ensuite, pendant longtemps, passeront à nouveau devant les portes des églises comme devant quelque chose de lointain et d'étranger, qui ne les concerne pas. Mais, cette nuit-là, l'Église et le monde semblent pour un instant réconciliés. Et c'est vraiment beau! Les lumières, l'encens, la musique, le regard des personnes qui parviennent encore à croire et, enfin, l'antique et mystérieux message de l'enfant né il y a si longtemps à Bethléem et appelé le Rédempteur du monde: «Le Christ, le sauveur, est ici».

Cette idée nous émeut. Et pourtant, les concepts que nous entendons en ce moment, de «rédemption», «péché», «salut», résonnent comme des mots provenant d'un monde depuis longtemps passé; peut-être ce monde était-il beau, mais, en tout cas, ce n'est plus le nôtre. A moins qu'il ne le soit? Le monde où naquit la fête de Noël était dominé par un sentiment qui est très similaire au nôtre. C'était un monde où le «crépuscule des dieux» n'était pas un slogan, mais un fait réel. Les anciens dieux étaient soudainement devenus irréels: ils n'existaient plus, les gens ne parvenaient plus à croire en ce qui, pendant des générations, avait donné sens et stabilité à la vie. Mais l'homme ne peut pas vivre en étant privé de sens, il en a besoin comme du pain quotidien. Ainsi, après le déclin des anciens astres, il dut chercher de nouvelles lumières.
Mais où étaient-elles? Un courant assez répandu lui offrait comme alternative le culte de «la lumière invincible», du soleil, qui jour après jour, poursuit son cours sur la terre, fort et sûr de la victoire, presque comme un dieu visible de ce monde. Le 25 Décembre, au centre des journées du solstice d'hiver, devait être commémoré comme une naissance, récurrente chaque année, de la lumière qui se régénère à chaque crépuscule, garantie radieuse que dans tous les crépuscules des lumières caduques, la lumière et l'espérance du monde ne disparaissent pas, et que de tous les crépuscules part une route menant à un nouveau départ.
Les liturgies de la religion du soleil s'étaient très habilement emparées d'une angoisse et d'une espérance originelles de l'homme. L'homme primitif qui, dans le passé, dans les nuits de plus en plus longues de l'automne et dans la puissance de plus en plus faible du soleil, avait pressenti l'arrivée de l'hiver, et s'était demandé à chaque fois avec angoisse: meurt-il vraiment, le soleil doré? Reviendra-t-il ? Ou finira-t-il, cette année ou une autre, par être vaincu par les forces mauvaises des ténèbres, pour ne plus jamais revenir?
Le fait de savoir que chaque année, le solstice d'hiver était de retour, garantissait au fond la certitude de la victoire renouvelée du soleil, de son retour certain et perpétuel. C'est une fête dans laquelle est résumé l'espoir, et même la certitude de l'indestructibilité des lumières de ce monde. Cette époque, dans laquelle plusieurs empereurs romains avaient cherché à donner à leurs sujets, au milieu de la chute inexorable des dieux antiques, une foi nouvelle avec le culte du soleil invincible, coïncide avec le moment où la foi chrétienne tendit la main à l'homme gréco-romain. Elle trouva dans le culte du soleil l'un de ses ennemis les plus dangereux. Ce signe, en effet, était placé trop ouvertement devant les yeux des hommes, d'une façon bien plus ouverte et évidente que le signe de la croix, derrière lequel avançaient les hérauts chrétiens. Néanmoins, la foi et la lumière invisible de ces derniers prévalurent sur le message visible, par lequel l'ancien paganisme avait cherché à s'affirmer.

Très vite, les premiers chrétiens revendiquèrent pour eux le 25 Décembre, le jour de naissance de la lumière invincible, et ils le célébrèrent comme la Naissance du Christ, comme le jour où ils avaient trouvé la vraie lumière du monde. Ils dirent aux païens: le soleil est bon et nous nous réjouissons autant que vous pour sa perpétuelle victoire, mais le soleil ne possède aucun pouvoir par lui-même. Il ne peut exister et avoir un pouvoir que parce que Dieu l'a créé. Il nous parle donc de la vraie lumière de Dieu. C'est le vrai Dieu qui doit être célébré, la source originelle de toute lumière, pas son oeuvre, qui n'aurait aucune force par elle-même. Mais ce n'est pas tout, ce n'est même pas la chose la plus importante. Ne vous êtes-vous pas aperçus qu'il existe une obscurité et un froid, contre lesquels le soleil est impuissant? C'est le froid qui surgit du cœur enténébré de l'homme: la haine, l'injustice, l'abus cynique de la vérité, la cruauté et la dégradation de l'homme ...
A ce point, nous nous rendons compte, presque à l'improviste, que tout cela est pour nous stimulant et actuel, nous sentons que le dialogue du chrétien avec les adorateurs romains du soleil, est dans le même temps, le dialogue du croyant d'aujourd'hui avec son frère incrédule, c'est le dialogue incessant entre la foi et le monde. Mais, nous dira-t-on, la peur primitive que le soleil pourrait mourir un jour, nous ne l'avons plus depuis longtemps. La physique, avec le souffle frais de ses formules claires, l'a depuis longtemps tuée.
C'est vrai, l'angoisse primitive est passée; mais peut-on dire qu'avec cela, l'angoisse ait vraiment disparu? Ou bien serait-ce que l'homme est toujours un être d'angoisse, au point que la philosophie aujourd'hui indique l'angoisse comme «fondamentale et existentielle» pour l'homme? Quelle période de l'histoire humaine a connu plus que la nôtre, une plus grande angoisse face à son propre avenir? Peut-être l'homme d'aujourd'hui s'acharne-t-il dans le présent parce qu'il n'arrive pas à faire face à l'avenir: le seul fait d'y penser lui donne des cauchemars. En d'autres termes, nous ne craignons plus que le soleil puisse être un jour vaincu par les ténèbres pour ne plus revenir. Mais nous craignons l'obscurité qui vient des hommes.

Nous avons ainsi découvert la véritable obscurité et, en ce siècle de barbarie, nous la sentons plus effrayante que ce que pouvaient penser les générations qui nous ont précédés. Nous avons peur que le bien devienne vraiment impuissant dans le monde, que peu à peu, cela n'ait plus de sens de s'efforcer de pratiquer la vérité, la pureté, la justice, l'amour, parce que désormais, dans le monde règne la loi de ceux qui savent le mieux se frayer leur chemin en jouant des coudes, parce que le cours du monde donne raison aux sans scrupules, aux brutaux, pas aux saints. En effet, nous voyons dominer l'argent, la bombe atomique, le cynisme de ceux pour qui rien n'est sacré. Souvent nous nous surprenons en proie à la peur qu'en fin de compte, il n'y ait aucun sens dans le parcours chaotique de ce monde, et nous pensons que, finalement, l'histoire du monde ne distingue rien d'autre que les sots et les forts ...

Il règne le sentiment que les forces obscures augmentent, que le bien est impuissant. A la vue du monde, on est saisi à l'improviste par ce sentiment que, dans le passé, les gens devaient éprouver quand, en automne et en hiver, le soleil semblait se battre contre sa propre agonie. Le soleil remportera-t-il cette bataille? Le bien gagnera-t-il force et sens, dans le monde? Dans l'étable de Bethléem, nous est proposé le signe qui nous fait répondre avec joie: oui.
En effet, cet enfant - le Fils unique de Dieu - est placé comme signe et garantie que, dans l'histoire du monde, le dernier mot appartient à Dieu, lui qui est la vérité et l'amour. C'est là le vrai sens de Noël: c'est «le jour où est née la lumière invincible», le solstice d'hiver de l'histoire mondiale. Au milieu de la balançoire de cette histoire, la certitude nous est donnée que la lumière ne mourra pas, mais détient déjà dans ses mains la victoire finale. Noël éloigne de nous la deuxième plus grande angoisse, qu'aucune physique ne peut dissiper, la peur pour l'homme et de l'homme lui-même. Nous possédons la certitude divine que la lumière a déjà gagné dans les profondeurs occultes de l'histoire, et que tous les progrès du mal dans le monde, pour grands qu'ils soient, ne peuvent absolument pas changer les choses. Le solstice d'hiver de l'histoire a eu lieu de façon irrévocable avec la naissance de l'enfant de Bethléem.

Mais quelque chose surprend certainement dans cette naissance de la lumière, dans cette entrée du bien dans le monde, et cela pourrait nous remplir à nouveau d'une certitude inquiétante, nous faisant nous demander si le grand évènement dont nous parlons est vraiment arrivé là, dans l'étable de Bethléem. Le soleil est grand, magnifique et puissant; nul ne peut ignorer sa course annuelle triomphante. Son créateur ne devrait-il pas être encore plus puissant et unique dans son avènement? Ce lever du soleil de l'histoire ne devrait-il pas inonder la surface de la terre d'une indicible splendeur? Et au contraire ... comme tout ce dont nous parle l'Évangile est misérable! Ou bien le signe par lequel le Créateur manifeste sa présence, ne serait-il pas justement cette pauvreté, l'insignifiance pour le monde? À première vue, cette idée semble inconcevable. Pourtant, quiconque approfondit le mystère du gouvernement divin, comme il apparaît surtout dans les écrits de l'Ancienne et de la Nouvelle Alliance, comprend de plus en plus clairement qu'il existe un double signe de Dieu. Il y a, tout d'abord, le signe de la création, qui, à travers sa grandeur et sa magnificence, nous fait entrevoir Celui qui est encore plus grand et plus magnifique.
Mais, à côté de ce signe, un autre apparaît de plus en plus fortement, le signe constitué de ce qui est insignifiant pour le monde: avec ce signe, Dieu s'affirme comme totalement autre par rapport au monde, pour nous faire comprendre qu'Il ne peut pas être mesuré avec les critères de ce monde, qu'il est au-delà de toutes ses dimensions. La meilleure façon de comprendre cette opposition singulière des deux signes, dans lesquels Dieu s'affirme, et de comprendre la nature de ce dernier signe, le signe de l'humilité, c'est peut-être de regarder l'opposition qui existe entre la prédication messianique de Jean-Baptiste et la réalité messianique de Jésus lui-même. Jean avait décrit celui qui devait venir selon les conceptions vétéro-testamentaires, de manière grandiose, comme celui qui met la hache à la racine de l'humanité, comme un juge plein de colère sainte et de puissance divine.

Comme il est différent quand il vient! Il est le Messie, qui ne crie pas et ne fait aucun bruit dans les rues, qui ne brise pas le roseau froissé ni ,n'éteint la flamme de la mèche prête à mourir (Is 42,2s). Jean savait qu'il serait plus grand que lui, mais il ne connaissait pas la nature de sa grandeur: elle consiste dans l'humilité, dans l'amour, dans la croix, dans ces valeurs du secret et du silence que Jésus a établies dans le monde comme valeurs suprêmes. La vraie grandeur ne réside pas, en définitive, dans la grandeur des dimensions physiques, mais dans ce qui n'est plus mesurable à travers elles. En vérité, ce qui selon les mesures physiques est grand, n'est qu'une forme très provisoire de grandeur. Dans ce monde les valeurs vraies et suprêmes se présentent justement sous le signe de l'humilité, du secret, du silence. Ce qui est essentiellement grand dans le monde, ce qui détermine son destin et son histoire, c'est ce qui apparaît petit à nos yeux. A Bethléem, Dieu, qui avait choisi comme son peuple le petit et oublié peuple d'Israël, a placé définitivement le signe de la petitesse comme marque distinctive essentielle de sa présence en ce monde. Telle est la décision - la foi - de la sainte nuit: nous devons l'accueillir dans ce signe et nous confier à lui sans murmurer. Accueillir, cela signifie se placer sous ce signe, dans la vérité et l'amour, qui sont les valeurs les plus élevées et les plus semblables à Dieu et dans le même temps, les plus oubliése et les plus silencieuses.

Permettez-moi, en conclusion, de raconter une histoire de la mythologie indienne, qui a pressenti de manière vraiment surprenante ce mystère de la petitesse divine. Dans l'un des mythes entourant la figure de Vishnu, il est dit que les dieux auraient été submergés par les démons et auraient dû rester à les regarder tandis qu'ils se partageaient le monde entre eux. Ils imaginèrent alors un subterfuge: ils ne demandèrent aux démons qu'autant de terre que le corps nain de Vishnu pourrait en couvrir. Les esprits malins y consentirent. Il y avait pourtant une chose qu'ils n'avaient pas soupçonné: Vishnu, le nain, était le sacrifice qui pénétrait le monde entier et ainsi, par lui, le monde fut restitué aux dieux. Cette histoire peut sembler à certains comme un rêve, qui, précisément à travers la perspective confuse du rêve, suggère la réalité. En effet, c'est la minuscule réalité du sacrifice, de l'amour vicaire, qui à la fin se révèle beaucoup plus forte que toute la puissance des forts et qui à la fin, pénètre et transforme le monde avec son insignifiance misérable.
Dans l'Enfant de Bethléem, cette puissance invincible de l'amour divin est entrée dans ce monde. Cet Enfant est l'unique véritable espérance du monde. Et nous sommes appelés à être de son côté; à nous confier à Dieu, dont le signe est devenu la petitesse et l'abaissement.
Mais, cette nuit-là, nos cœurs doivent être remplis d'une grande joie, parce que, malgré toutes les apparences, il est et il reste vrai que le Christ, notre Sauveur, est ici.