Pourquoi je reste dans l'Eglise (1)

Comme promis, voici la première partie de la conférence donnée le 4 juin 1970 à Münich par le Professeur Ratzinger.

>>> Présentation et seconde partie ici: La lune comme image de l'Eglise
>>> Troisième et dernière partie à suivre…

 
La perspective actuelle a transformé notre regard sur l'Eglise d'une manière telle que nous la voyons aujourd'hui, en pratique, seulement sous l'aspect de la faillibilité, nous demandant ce que nous pouvons faire d'elle. Le grand effort de réforme au sein de l'Eglise a finalement fait oublier tout le reste; elle est aujourd'hui pour nous seulement une structure, que l'on peut transformer et qui nous amène à nous demander ce que nous devrions changer en elle afin de la rendre plus efficace pour les buts spécifiques que chacun lui attribue.

En se posant cette question, le concept de réforme est amplement dégénéré dans la conscience commune et a été privé de son noyau central. En effet, la réforme, dans son sens originel, est un processus spirituel très proche de la conversion et en ce sens fait partie du cœur du phénomène chrétien; ce n'est qu'à travers la conversion que l'on devient chrétiens, et cela est valable pour la toute la vie de l'individu et pour toute l'histoire de l'Eglise. Elle aussi continue à vivre en se convertissant toujours de nouveau au Seigneur, se tenant éloignée du durcissement en elle-même et dans cette simple et chère habitude qui est si facilement contraire à la vérité. Mais si la réforme s'éloigne de ce contexte, de l'effort de conversion, et si l'on attend le salut uniquement du changement des autres, de formes et d'adaptations toujours nouvelles aux temps, peut-être obtiendra-t-on des résultats - mais globalement, la réforme devient une caricature d'elle-même.

Il est peut-être juste (mais superflu) de souligner à quel point, une fois encore, ce texte est prophétique, et peut s’appliquer mot pour mot à la situation que traverse l’Eglise aujourd’hui, au point qu'on pourrait croire qu'il vient d'être écrit..
Il convient également de noter que 4 ans plus tard, dans un livre paru à Münich en 1974 « Etre chrétien », Hans Küng expliquait pourquoi il restait dans l’Eglise, confirmant point par point l’analyse faite par son ex-collègue de Tubingen (alors qu’on aurait pu croire que l’ordre chronologique des deux textes était inversé et que c’était le futur Pape qui répondait à Küng).
Voir la transcription du passage correspondant par Monique: benoit-et-moi.fr/2015-I/actualite/pourquoi-je-reste-dans-leglise

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Texte en italien (traduit de l'allemand) ici : papabenedettoxvitesti.blogspot.fr .
Ma traduction

Pourquoi je reste dans l'église (1)



Les raisons pour ne plus être dans l'Église aujourd'hui sont nombreuses et variées. Les gens qui se sentent poussés à tourner le dos à l'Eglise ne sont pas seulement ceux à qui la foi de l'Église est devenue étrangère, ceux à qui l'Eglise apparaît trop arriérée, trop médiévale, trop hostile au monde et à la vie, mais aussi ceux qui ont aimé dans l'Eglise sa figure historique, sa liturgie, son caractère intemporel, le fait qu'elle réverbère l'éternité. A ces derniers, il semble que l'Église trahit sa vraie nature, qu'elle se brade aux modes de l’époque et est donc en train de perdre son âme: ils sont déçus comme un amant qui doit vivre la trahison d'un grand amour et envisage sérieusement de lui tourner le dos.

Cependant, d’un autre côté, il y a aussi des motifs très contrastés de rester dans l'Église: y restent non seulement ceux qui conservent inlassablement leur foi dans sa mission, ou ceux qui ne veulent pas se détacher d'une vieille habitude chère (même s'ils en font un faible usage). Aujourd'hui, ceux qui restent dans l’Eglise avec le plus de vigueur, ce sont justement ceux qui rejettent la totalité de son essence historique et contestent avec passion le sens que ses ministres tentent de lui donner ou de lui conserver. Bien qu'ils veuillent supprimer ce que l'Eglise fut, et ce qu'elle est, ils sont également déterminés à ne pas s’en laisser exclure, pour la transformer en ce qu'ils pensent qu'elle devrait devenir.

Réflexion préliminaire sur la situation de l'Église
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De cette façon, cependant, on a une véritable situation babélienne (babilonese: dans une confusion qui évoque la tour de Babel) pour l'Eglise, dans laquelle s'entrecroisent de la manière la plus étrange les motifs pour et contre, mais un accord semble presque impossible.

Avant tout, il y a la méfiance, parce que l'être-dans-l'Église a perdu son caractère unique et personne n'ose encore faire confiance à la sincérité de l'autre.

L'affirmation pleine d'espoir de Romano Guardini en 1921 semble désormais renversée: «un processus de grande portée a commencé: l'Eglise s'éveille dans les consciences». Aujourd'hui, au contraire, la phrase semble devoir résonner ainsi: «En réalité, un processus de grande portée a lieu - l'Église s'éteint dans les âmes, et se désagrège dans les communautés».

Dans un monde qui tend à l'unité, l'Église se désintègre en ressentiments nationalistes, qui dénigrent ce qui est étranger et glorifient leurs propres caractéristiques.

Entre les partisans de la mondanité et ceux d'une réaction qui s’accroche trop à l'extériorité et au passé, entre le mépris de la tradition et la confiance positiviste d'une foi prise à la lettre, il ne semble y avoir aucun terrain d'entente - l'opinion publique attribue inexorablement à chacun sa place. Elle a besoin d'étiquettes claires et n'accepte pas les nuances: qui n'est pas pour le progrès est contre lui; on doit être soit conservateur soit progressiste.

Grâce à Dieu, la réalité est indubitablement très différente: dans le secret et presque sans voix, il y a aussi aujourd'hui, entre ces deux extrêmes, ceux qui croient simplement réaliser la véritable mission de l'Église en ce moment de confusion: le culte et l'acceptation de la vie quotidienne à partir de la parole de Dieu. Mais ceux-là ne correspondent pas à l'image qu'on veut en donner et restent donc dans une large mesure silencieux: la véritable Église n'est certainement pas invisible, mais profondément cachée sous les méfaits des hommes.

On a ainsi obtenu une première ébauche de l'arrière-plan sur lequel la question se pose aujourd'hui: pourquoi est-ce que je reste encore dans l'Eglise? Afin de donner une réponse sensée, nous devons d'abord approfondir davantage l'analyse de ce contexte historique, et nous devons comprendre les raisons qui ont conduit à cette situation.

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Comme a-t-on pu arriver à cette singulière situation babélienne, au moment où l'on attendait au contraire une nouvelle Pentecôte? Comment a-t-il été possible que juste au moment où le Concile semblait avoir recueilli le fruit mûr du réveil des dernières décennies, au lieu de la richesse de l'accomplissement ait émergé un vide inquiétant? Comment a-t-il pu arriver que de la grande impulsion soit sortie la désagrégation?

Je voudrais avant tout tenter de répondre par une comparaison, qui peut dans le même temps révéler la tâche qui nous attend, et rendre déjà visibles, à travers quelques indications, les raisons qui peuvent encore rendre possible un «oui», même parmi de nombreux «non».

Dans notre effort pour comprendre l'Église, et faire sur elle un travail concret, qui s'est transformé durant le Concile en un authentique combat, il semble que nous nous sommes approchés si près que nous sommes incapables de la percevoir comme un tout: il semble que nous ne soyons plus capables de voir la ville au-delà des maisons, la forêt au-delà des arbres. La même situation à laquelle nous a conduit si souvent la science par rapport à la réalité, semble se répéter aujourd'hui à l'égard de l'Eglise: nous voyons le détail, avec une précision si exagérée qu'il devient impossible de percevoir l'ensemble. Et ici aussi, le gain en précision signifie la perte de la vérité. Ce que nous montre le microscope quand nous observons à travers lui un morceau d'arbre est indiscutablement exact, mais peut dans le même temps cacher la vérité, s'il nous fait oublier que la chose n'est pas seulement cela, mais possède une existence dans sa totalité, qui ne peut pas être vue au microscope; tout en étant certainement vrai, plus vrai que la chose en soi.

Exprimons à présent les concepts sans métaphore. La perspective actuelle a transformé notre regard sur l'Eglise d'une manière telle que nous la voyons aujourd'hui, en pratique, seulement sous l'aspect de la faillibilité, nous demandant ce que nous pouvons faire d'elle. Le grand effort de réforme au sein de l'Eglise a finalement fait oublier tout le reste; elle est aujourd'hui pour nous seulement une structure, que l'on peut transformer et qui nous amène à nous demander ce que nous devrions changer en elle afin de la rendre plus efficace pour les buts spécifiques que chacun lui attribue.

En se posant cette question, le concept de réforme est amplement dégénéré dans la conscience commune et a été privé de son noyau central. En effet, la réforme, dans son sens originel, est un processus spirituel très proche de la conversion et en ce sens fait partie du cœur du phénomène chrétien; ce n'est qu'à travers la conversion que l'on devient chrétiens, et cela est valable pour la toute la vie de l'individu et pour toute l'histoire de l'Eglise. Elle aussi continue à vivre en se convertissant toujours de nouveau au Seigneur, se tenant éloignée du durcissement en elle-même et dans cette simple et chère habitude qui est si facilement contraire à la vérité. Mais si la réforme s'éloigne de ce contexte, de l'effort de conversion, et si l'on attend le salut uniquement du changement des autres, de formes et d'adaptations toujours nouvelles aux temps, peut-être obtiendra-t-on des résultats - mais globalement, la réforme devient une caricature d'elle-même. Une telle réforme, en fin de compte, peut conduire seulement à ce qui est insignifiant, ce qui est de second ordre dans l'Église; il n'est pas étonnant que finalement l'Église elle-même semble quelque chose de secondaire. Si l'on réfléchit à cela, on comprend également mieux le paradoxe qui s'est apparemment profilé dans les efforts de renouveau de notre temps; en réalité, l'effort pour rendre moins lourdes des structures désormais rigidifiées, pour corriger des formes du ministère ecclésiastique dérivant du Moyen Age, ou plus encore des temps de l'absolutisme, et pour libérer l'Église de ces superpositions vers un service plus simple dans l'esprit de l'Evangile – cet effort a conduit à une surestimation de l'élément institutionnel dans l'Église, qui est presque sans précédent dans l'Eglise.

Les institutions et les ministères dans l'Église sont certainement critiqués aujourd'hui d'une manière plus radicale que dans le passé, mais ils absorbent également l'attention de manière plus exclusive que jamais: beaucoup croient aujourd'hui que l'Église se compose seulement d'entre eux.

La problématique de l'Eglise s'épuise alors dans la bataille sur ses institutions; on ne veut pas laissé inutilisé un appareil aussi vaste, mais on le trouve par beaucoup d'aspects inadapté aux nouvelles fins qui lui sont assignées.

Derrière cela se profile un deuxième point, le problème réel: la crise de la foi, qui est le véritable nœud de la question. L'Eglise s'étend, d'un point de vue sociologique, toujours bien au-delà du cercle des vrais croyants, et elle est profondément aliénée de sa véritable essence par ce mensonge institutionnalisé.

L'effet de publicité du Concile, et le rapprochement futur, apparemment possible, entre foi et non-foi - un rapprochement que le système de l'information sur le Concile a stimulé, presque comme s'il était nécessaire de le faire - ont radicalisé à l'extrême cette aliénation. Les applaudissements pour le Concile sont venus en partie de ceux qui, tout en n'ayant aucune intention de devenir croyants dans le sens de la tradition chrétienne, ont toutefois salué ce «progrès» de l'Eglise dans la direction de ce qu'ils avaient eux-mêmes décidé, comme confirmation de leur chemin.

Dans le même temps, cependant, la foi est entrée dans une phase d'agitation, y compris dans l'Église elle-même. Le problème de la médiation historique porte l'antique Credo dans une pénombre difficilement explicable, dans laquelle les contours des choses disparaissent; l'objection des sciences naturelles, et plus encore ce qu'on considère comme la conception cosmologique moderne, font leur part pour aggraver ce processus.

Les frontières entre interprétation et négation deviennent, précisément sur les questions cruciale, de plus en plus floues: que signifie vraiment «ressuscité des morts»?

Qui est-ce qui croit, qui est-ce qui interprète, qui est-ce qui nie? Et tandis que l'on discute sur les limites de l'interprétation, on perd de vue le visage de Dieu. La «mort» de Dieu est un processus tout à fait réel, qui aujourd'hui pénètre en profondeur à l'intérieur de l'Église. Dieu meurt dans la chrétienté, au moins à ce qu’il semble. Parce que là où la résurrection devient l'avènement d'une mission perçue en images dépassées, Dieu n'opère plus. Mais surtout, est-ce qu’Il agit? Telle est la question qui nous taraude. Mais qui sera réactionnaire au point d'insister sur l'affirmation réaliste «Il est ressuscité»? Ainsi, ce qui est progrès pour l'un est incrédulité (incroyance) pour l'autre, et ce qui jusqu'à présent était impensable devient normal, à savoir que des personnes qui ont depuis longtemps abandonné la foi de l'Eglise se considèrent encore en toute bonne conscience comme les vrais chrétiens progressistes.

Pour eux, pourtant, le seul critère sur lequel juger l'Église est l'efficacité avec laquelle elle fonctionne; mais il reste encore à se demander ce qui est efficace et dans quel but tout cela doit effectivement être utilisé. Pour critiquer la société, pour aider au développement, pour fomenter la révolution? Ou pour célébrer les fêtes locales?

En tout cas, il faut recommencer depuis le début, puisque l'Eglise, à l'origine n'a pas été conçue pour cela, et dans sa forme actuelle, effectivement, elle n'est pas adaptée à ces fonctions. De cette manière, le malaise augmente, à la fois parmi les croyants et les non-croyants.

Le droit de cité que l'incroyance a acquis dans l'Eglise rend la situation de plus en plus insupportable pour les uns et pour les autres; et surtout, à travers ces processus, le programme de réforme a fini tragiquement dans une ambiguïté singulière, qui pour beaucoup est insoluble. Naturellement, on peut dire que tout cela ne représente certainement pas la totalité de notre situation. Il y a aussi de nombreux éléments positifs, qui ont crû au cours des dernières années et qu'il ne faut absolument pas passer sous silence: la nouvelle liturgie plus accessible, l'attention aux problèmes sociaux, la meilleure compréhension entre chrétiens de différentes confessions, la fin d’une certaine peur qui était dûe à une foi falsifiée, trop attachée à la lettre, et bien d'autres choses encore.

Tout cela est vrai et il ne faut pas le minimiser, mais cela ne caractérise pas l'atmosphère générale (si l'on peut s'exprimer ainsi) de l'Eglise. Au contraire, cela aussi est pour le moment entraîné dans cette ambiguïté qui a émergé de l'atténuation des frontières entre la foi et l'incrédulité. Le résultat de cette atténuation a semblé être une libération seulement au début. Aujourd'hui, il est clair que, malgré tous les signes d'espoir qui subsistent, ce processus n'a pas fait émerger une Église moderne, mais une Église plus que jamais controversée et profondément déchirée. Nous devons l'admettre une bonne fois très clairement: le Concile Vatican I avait décrit l'Église comme "signum levatum in nationes", comme la grande bannière eschatologique visible de loin, qui appelle et rassemble les hommes autour d'elle. Selon le Concile de 1870, elle représente ce signe espéré d'Isaïe (11,12), visible de loin, que tout homme peut reconnaître et qui indique le chemin à tous d'une manière sans équivoque: avec sa prodigieuse diffusion, sa profonde sainteté, sa fécondité dans tout ce qui est bon, et son inébranlable stabilité, Elle représente le miracle du christianisme, son authentification constante qui remplace tous les autres signes et prodiges devant l'histoire. Aujourd'hui, c'est le contraire qui semble vrai: non pas une institution prodigieusement diffusée, mais une association vide et stagnante, incapable de dépasser sérieusement les limites de l'esprit européen, et celles de l'époque médiévale; non pas une profonde sainteté, mais un ensemble de toutes les actions honteuses des hommes, souillée et mortifiée par une histoire dont aucun scandale n’est absent, de la persécution des hérétiques et des procès aux sorcières, de la persécution des Juifs et de l'asservissement des consciences jusqu'à la dogmatisation de soi et la résistance à l'évidence scientifique: à tel point que ceux qui font partie de cette histoire ne peuvent que se couvrir la tête avec honte; enfin, non plus la stabilité, mais l'acquiescement à tous les courants de l'histoire, au colonialisme, au nationalisme et même la tentative de s'adapter au marxisme et si possible de s'y assimiler pleinement... Si les choses sont ainsi, alors l'Eglise semble être non pas le signe qui rappelle la foi, mais plutôt le principal obstacle à l'accepter.

Il semble alors que la véritable théologie consiste à ôter à l'Église ses attributs théologiques, à la considérer et à la traiter de manière purement politique. Elle ne semble plus être elle-même une réalité de foi, mais une organisation de croyants, fortuite même si elle est peut-être indispensable, qu'il faudrait transformer le plus rapidement possible selon les dernières connaissances de la sociologie. La confiance est bonne, le contrôle est meilleur - tel est désormais, après toutes les désillusions, le mot d'ordre relatif au ministère ecclésiastique. Le principe sacramentel n'est plus suffisamment clair, seul le contrôle démocratique semble fiable, après tout, le Saint-Esprit lui-même est peut-être insaisissable.

Ceux qui ne s'interdisent pas de regarder vers le passé savent sans doute que les moments honteux, dans l'histoire, dérivent justement du fait que l'on a suivi cette voie: l'homme a pris le pouvoir et cela a conduit à considérer sa capacité comme la seule réalité vraie.

IIIe partie à suivre...