Pourquoi je reste dans l'Eglise

Traduction complète d'une conférence prononcée à Münich le 4 juin 1970 par le Professeur Joseph Ratzinger, alors titulaire de la chaire de dogmatique à l'Université de Ratisbonne


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(Anna et moi nous sommes partagé la traduction du texte en italien: papabenedettoxvitesti.blogspot.fr ).

 

Pourquoi je reste dans l'église (1)

Les raisons pour ne plus être dans l'Église aujourd'hui sont nombreuses et variées. Les gens qui se sentent poussés à tourner le dos à l'Eglise ne sont pas seulement ceux à qui la foi de l'Église est devenue étrangère, ceux à qui l'Eglise apparaît trop arriérée, trop médiévale, trop hostile au monde et à la vie, mais aussi ceux qui ont aimé dans l'Eglise sa figure historique, sa liturgie, son caractère intemporel, le fait qu'elle réverbère l'éternité. A ces derniers, il semble que l'Église trahit sa vraie nature, qu'elle se brade aux modes de l’époque et est donc en train de perdre son âme: ils sont déçus comme un amant qui doit vivre la trahison d'un grand amour et envisage sérieusement de lui tourner le dos.

Cependant, d’un autre côté, il y a aussi des motifs très contrastés de rester dans l'Église: y restent non seulement ceux qui conservent inlassablement leur foi dans sa mission, ou ceux qui ne veulent pas se détacher d'une vieille habitude chère (même s'ils en font un faible usage). Aujourd'hui, ceux qui restent dans l’Eglise avec le plus de vigueur, ce sont justement ceux qui rejettent la totalité de son essence historique et contestent avec passion le sens que ses ministres tentent de lui donner ou de lui conserver. Bien qu'ils veuillent supprimer ce que l'Eglise fut, et ce qu'elle est, ils sont également déterminés à ne pas s’en laisser exclure, pour la transformer en ce qu'ils pensent qu'elle devrait devenir.

Réflexion préliminaire sur la situation de l'Église
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De cette façon, cependant, on a une véritable situation babélienne (babilonese: dans une confusion qui évoque la tour de Babel) pour l'Eglise, dans laquelle s'entrecroisent de la manière la plus étrange les motifs pour et contre, mais un accord semble presque impossible.

Avant tout, il y a la méfiance, parce que l'être-dans-l'Église a perdu son caractère unique et personne n'ose encore faire confiance à la sincérité de l'autre.

L'affirmation pleine d'espoir de Romano Guardini en 1921 semble désormais renversée: «un processus de grande portée a commencé: l'Eglise s'éveille dans les consciences». Aujourd'hui, au contraire, la phrase semble devoir résonner ainsi: «En réalité, un processus de grande portée a lieu - l'Église s'éteint dans les âmes, et se désagrège dans les communautés».

Dans un monde qui tend à l'unité, l'Église se désintègre en ressentiments nationalistes, qui dénigrent ce qui est étranger et glorifient leurs propres caractéristiques.

Entre les partisans de la mondanité et ceux d'une réaction qui s’accroche trop à l'extériorité et au passé, entre le mépris de la tradition et la confiance positiviste d'une foi prise à la lettre, il ne semble y avoir aucun terrain d'entente - l'opinion publique attribue inexorablement à chacun sa place. Elle a besoin d'étiquettes claires et n'accepte pas les nuances: qui n'est pas pour le progrès est contre lui; on doit être soit conservateur soit progressiste.

Grâce à Dieu, la réalité est indubitablement très différente: dans le secret et presque sans voix, il y a aussi aujourd'hui, entre ces deux extrêmes, ceux qui croient simplement réaliser la véritable mission de l'Église en ce moment de confusion: le culte et l'acceptation de la vie quotidienne à partir de la parole de Dieu. Mais ceux-là ne correspondent pas à l'image qu'on veut en donner et restent donc dans une large mesure silencieux: la véritable Église n'est certainement pas invisible, mais profondément cachée sous les méfaits des hommes.

On a ainsi obtenu une première ébauche de l'arrière-plan sur lequel la question se pose aujourd'hui: pourquoi est-ce que je reste encore dans l'Eglise? Afin de donner une réponse sensée, nous devons d'abord approfondir davantage l'analyse de ce contexte historique, et nous devons comprendre les raisons qui ont conduit à cette situation.

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Comme a-t-on pu arriver à cette singulière situation babélienne, au moment où l'on attendait au contraire une nouvelle Pentecôte? Comment a-t-il été possible que juste au moment où le Concile semblait avoir recueilli le fruit mûr du réveil des dernières décennies, au lieu de la richesse de l'accomplissement ait émergé un vide inquiétant? Comment a-t-il pu arriver que de la grande impulsion soit sortie la désagrégation?

Je voudrais avant tout tenter de répondre par une comparaison, qui peut dans le même temps révéler la tâche qui nous attend, et rendre déjà visibles, à travers quelques indications, les raisons qui peuvent encore rendre possible un «oui», même parmi de nombreux «non».

Dans notre effort pour comprendre l'Église, et faire sur elle un travail concret, qui s'est transformé durant le Concile en un authentique combat, il semble que nous nous sommes approchés si près que nous sommes incapables de la percevoir comme un tout: il semble que nous ne soyons plus capables de voir la ville au-delà des maisons, la forêt au-delà des arbres. La même situation à laquelle nous a conduit si souvent la science par rapport à la réalité, semble se répéter aujourd'hui à l'égard de l'Eglise: nous voyons le détail, avec une précision si exagérée qu'il devient impossible de percevoir l'ensemble. Et ici aussi, le gain en précision signifie la perte de la vérité. Ce que nous montre le microscope quand nous observons à travers lui un morceau d'arbre est indiscutablement exact, mais peut dans le même temps cacher la vérité, s'il nous fait oublier que la chose n'est pas seulement cela, mais possède une existence dans sa totalité, qui ne peut pas être vue au microscope; tout en étant certainement vrai, plus vrai que la chose en soi.

Exprimons à présent les concepts sans métaphore. La perspective actuelle a transformé notre regard sur l'Eglise d'une manière telle que nous la voyons aujourd'hui, en pratique, seulement sous l'aspect de la faillibilité, nous demandant ce que nous pouvons faire d'elle. Le grand effort de réforme au sein de l'Eglise a finalement fait oublier tout le reste; elle est aujourd'hui pour nous seulement une structure, que l'on peut transformer et qui nous amène à nous demander ce que nous devrions changer en elle afin de la rendre plus efficace pour les buts spécifiques que chacun lui attribue.

En se posant cette question, le concept de réforme est amplement dégénéré dans la conscience commune et a été privé de son noyau central. En effet, la réforme, dans son sens originel, est un processus spirituel très proche de la conversion et en ce sens fait partie du cœur du phénomène chrétien; ce n'est qu'à travers la conversion que l'on devient chrétiens, et cela est valable pour la toute la vie de l'individu et pour toute l'histoire de l'Eglise. Elle aussi continue à vivre en se convertissant toujours de nouveau au Seigneur, se tenant éloignée du durcissement en elle-même et dans cette simple et chère habitude qui est si facilement contraire à la vérité. Mais si la réforme s'éloigne de ce contexte, de l'effort de conversion, et si l'on attend le salut uniquement du changement des autres, de formes et d'adaptations toujours nouvelles aux temps, peut-être obtiendra-t-on des résultats - mais globalement, la réforme devient une caricature d'elle-même. Une telle réforme, en fin de compte, peut conduire seulement à ce qui est insignifiant, ce qui est de second ordre dans l'Église; il n'est pas étonnant que finalement l'Église elle-même semble quelque chose de secondaire. Si l'on réfléchit à cela, on comprend également mieux le paradoxe qui s'est apparemment profilé dans les efforts de renouveau de notre temps; en réalité, l'effort pour rendre moins lourdes des structures désormais rigidifiées, pour corriger des formes du ministère ecclésiastique dérivant du Moyen Age, ou plus encore des temps de l'absolutisme, et pour libérer l'Église de ces superpositions vers un service plus simple dans l'esprit de l'Evangile – cet effort a conduit à une surestimation de l'élément institutionnel dans l'Église, qui est presque sans précédent dans l'Eglise.

Les institutions et les ministères dans l'Église sont certainement critiqués aujourd'hui d'une manière plus radicale que dans le passé, mais ils absorbent également l'attention de manière plus exclusive que jamais: beaucoup croient aujourd'hui que l'Église se compose seulement d'entre eux.

La problématique de l'Eglise s'épuise alors dans la bataille sur ses institutions; on ne veut pas laissé inutilisé un appareil aussi vaste, mais on le trouve par beaucoup d'aspects inadapté aux nouvelles fins qui lui sont assignées.

Derrière cela se profile un deuxième point, le problème réel: la crise de la foi, qui est le véritable nœud de la question. L'Eglise s'étend, d'un point de vue sociologique, toujours bien au-delà du cercle des vrais croyants, et elle est profondément aliénée de sa véritable essence par ce mensonge institutionnalisé.

L'effet de publicité du Concile, et le rapprochement futur, apparemment possible, entre foi et non-foi - un rapprochement que le système de l'information sur le Concile a stimulé, presque comme s'il était nécessaire de le faire - ont radicalisé à l'extrême cette aliénation. Les applaudissements pour le Concile sont venus en partie de ceux qui, tout en n'ayant aucune intention de devenir croyants dans le sens de la tradition chrétienne, ont toutefois salué ce «progrès» de l'Eglise dans la direction de ce qu'ils avaient eux-mêmes décidé, comme confirmation de leur chemin.

Dans le même temps, cependant, la foi est entrée dans une phase d'agitation, y compris dans l'Église elle-même. Le problème de la médiation historique porte l'antique Credo dans une pénombre difficilement explicable, dans laquelle les contours des choses disparaissent; l'objection des sciences naturelles, et plus encore ce qu'on considère comme la conception cosmologique moderne, font leur part pour aggraver ce processus.

Les frontières entre interprétation et négation deviennent, précisément sur les questions cruciale, de plus en plus floues: que signifie vraiment «ressuscité des morts»?

Qui est-ce qui croit, qui est-ce qui interprète, qui est-ce qui nie? Et tandis que l'on discute sur les limites de l'interprétation, on perd de vue le visage de Dieu. La «mort» de Dieu est un processus tout à fait réel, qui aujourd'hui pénètre en profondeur à l'intérieur de l'Église. Dieu meurt dans la chrétienté, au moins à ce qu’il semble. Parce que là où la résurrection devient l'avènement d'une mission perçue en images dépassées, Dieu n'opère plus. Mais surtout, est-ce qu’Il agit? Telle est la question qui nous taraude. Mais qui sera réactionnaire au point d'insister sur l'affirmation réaliste «Il est ressuscité»? Ainsi, ce qui est progrès pour l'un est incrédulité (incroyance) pour l'autre, et ce qui jusqu'à présent était impensable devient normal, à savoir que des personnes qui ont depuis longtemps abandonné la foi de l'Eglise se considèrent encore en toute bonne conscience comme les vrais chrétiens progressistes.

Pour eux, pourtant, le seul critère sur lequel juger l'Église est l'efficacité avec laquelle elle fonctionne; mais il reste encore à se demander ce qui est efficace et dans quel but tout cela doit effectivement être utilisé. Pour critiquer la société, pour aider au développement, pour fomenter la révolution? Ou pour célébrer les fêtes locales?

En tout cas, il faut recommencer depuis le début, puisque l'Eglise, à l'origine n'a pas été conçue pour cela, et dans sa forme actuelle, effectivement, elle n'est pas adaptée à ces fonctions. De cette manière, le malaise augmente, à la fois parmi les croyants et les non-croyants.

Le droit de cité que l'incroyance a acquis dans l'Eglise rend la situation de plus en plus insupportable pour les uns et pour les autres; et surtout, à travers ces processus, le programme de réforme a fini tragiquement dans une ambiguïté singulière, qui pour beaucoup est insoluble. Naturellement, on peut dire que tout cela ne représente certainement pas la totalité de notre situation. Il y a aussi de nombreux éléments positifs, qui ont crû au cours des dernières années et qu'il ne faut absolument pas passer sous silence: la nouvelle liturgie plus accessible, l'attention aux problèmes sociaux, la meilleure compréhension entre chrétiens de différentes confessions, la fin d’une certaine peur qui était dûe à une foi falsifiée, trop attachée à la lettre, et bien d'autres choses encore.

Tout cela est vrai et il ne faut pas le minimiser, mais cela ne caractérise pas l'atmosphère générale (si l'on peut s'exprimer ainsi) de l'Eglise. Au contraire, cela aussi est pour le moment entraîné dans cette ambiguïté qui a émergé de l'atténuation des frontières entre la foi et l'incrédulité. Le résultat de cette atténuation a semblé être une libération seulement au début. Aujourd'hui, il est clair que, malgré tous les signes d'espoir qui subsistent, ce processus n'a pas fait émerger une Église moderne, mais une Église plus que jamais controversée et profondément déchirée. Nous devons l'admettre une bonne fois très clairement: le Concile Vatican I avait décrit l'Église comme "signum levatum in nationes", comme la grande bannière eschatologique visible de loin, qui appelle et rassemble les hommes autour d'elle. Selon le Concile de 1870, elle représente ce signe espéré d'Isaïe (11,12), visible de loin, que tout homme peut reconnaître et qui indique le chemin à tous d'une manière sans équivoque: avec sa prodigieuse diffusion, sa profonde sainteté, sa fécondité dans tout ce qui est bon, et son inébranlable stabilité, Elle représente le miracle du christianisme, son authentification constante qui remplace tous les autres signes et prodiges devant l'histoire. Aujourd'hui, c'est le contraire qui semble vrai: non pas une institution prodigieusement diffusée, mais une association vide et stagnante, incapable de dépasser sérieusement les limites de l'esprit européen, et celles de l'époque médiévale; non pas une profonde sainteté, mais un ensemble de toutes les actions honteuses des hommes, souillée et mortifiée par une histoire dont aucun scandale n’est absent, de la persécution des hérétiques et des procès aux sorcières, de la persécution des Juifs et de l'asservissement des consciences jusqu'à la dogmatisation de soi et la résistance à l'évidence scientifique: à tel point que ceux qui font partie de cette histoire ne peuvent que se couvrir la tête avec honte; enfin, non plus la stabilité, mais l'acquiescement à tous les courants de l'histoire, au colonialisme, au nationalisme et même la tentative de s'adapter au marxisme et si possible de s'y assimiler pleinement... Si les choses sont ainsi, alors l'Eglise semble être non pas le signe qui rappelle la foi, mais plutôt le principal obstacle à l'accepter.

Il semble alors que la véritable théologie consiste à ôter à l'Église ses attributs théologiques, à la considérer et à la traiter de manière purement politique. Elle ne semble plus être elle-même une réalité de foi, mais une organisation de croyants, fortuite même si elle est peut-être indispensable, qu'il faudrait transformer le plus rapidement possible selon les dernières connaissances de la sociologie. La confiance est bonne, le contrôle est meilleur - tel est désormais, après toutes les désillusions, le mot d'ordre relatif au ministère ecclésiastique. Le principe sacramentel n'est plus suffisamment clair, seul le contrôle démocratique semble fiable, après tout, le Saint-Esprit lui-même est peut-être insaisissable.

Ceux qui ne s'interdisent pas de regarder vers le passé savent sans doute que les moments honteux, dans l'histoire, dérivent justement du fait que l'on a suivi cette voie: l'homme a pris le pouvoir et cela a conduit à considérer sa capacité comme la seule réalité vraie.

Pourquoi je reste dans l'église (2)

Une Église qui, contre toute sa propre histoire et sa propre nature, est envisagée seulement d'un point de vue politique, n'a aucun sens, et la décision d'y rester, si elle est purement politique, n'est pas loyale, même si elle se présente comme telle.
Pourtant, face à la situation présente, comment peut-on justifier le fait de rester dans l'Eglise? En d'autres termes: le choix en faveur de l'Église, pour avoir un sens, doit rester spirituel; mais sur quels motifs ce choix peut-il aujourd'hui se fonder?
Je voudrais donner une première réponse à l'aide d'une nouvelle comparaison et d'une précédente observation.
Nous venons de dire [ndt: donc dans la partie précédente de la conférence] qu'en l'étudiant, nous nous sommes désormais tellement rapprochés de l'Église que nous ne parvenons plus à discerner les contours ni à la voir comme un ensemble. Approfondissons cette idée en nous référant à un exemple, avec lequel les Pères ont nourri leur méditation sur le monde et l'Église.
Ils expliquèrent que dans le monde matériel la lune est l'image de ce que l'Église représente pour le salut dans le monde spirituel. Est ici repris un symbolisme ancien constamment présent dans l'histoire des religions (les Pères n'ont jamais parlé d'une «théologie des religions», mais ils l'ont mise en œuvre concrètement); en lui la lune, en tant que symbole de la fertilité et de la fragilité, de la mort et du caractère caduque des choses, mais aussi de l'espoir en la renaissance et la résurrection, était l'image, «pathétique et en même temps consolante» de l'existence humaine.
Souvent, les symbolismes lunaire et tellurique se fondent ensemble.
Dans sa fugacité et dans sa renaissance, la lune représente le monde terrestre des hommes, ce monde qui est constamment conditionné par le besoin de recevoir et qui tire sa propre fécondité non pas de lui-même, mais du soleil; elle représente l'être humain lui-même, tel qu'il s'exprime dans la figure de la femme, qui conçoit et qui est féconde grâce à la semence qu'elle reçoit.
Les Pères ont appliqué le symbolisme de la lune à l'Église essentiellement pour deux raisons: pour le rapport lune-femme (mère) et pour le fait que la lune n'a pas sa propre lumière, mais qu'elle la reçoit du soleil, sans laquelle elle serait complètement sombre.
La lune resplendit, pourtant sa lumière n'est pas la sienne, mais celle d'un autre. Elle est ténèbre et dans le même temps lumière; tout en étant en elle-même sombre, elle resplendit en vertu d'un autre dont elle reflète la lumière. Précisément pour cette raison, elle symbolise l'Église, laquelle resplendit également, même si, en elle-même, elle est sombre; elle n'est pas lumineuse en vertu de sa lumière propre, mais du vrai soleil, Jésus-Christ, de sorte que, tout en étant seulement terre (la lune n'est rien de plus qu'une autre terre), elle aussi est également en mesure d'éclairer la nuit de notre éloignement de Dieu - «La lune raconte le mystère du Christ» .
On ne doit pas forcer (exagérer) les symboles; leur efficacité est toute entière dans cette immédiateté plastique que l'on ne peut pas encadrer dans des schémas logiques. Toutefois, à notre époque de voyages dans l'espace, il est naturel d'approfondir cette comparaison, qui, en confrontant ces conceptions physique et symbolique, met mieux en évidence notre situation spécifique par rapport à la réalité de l'Église.
La sonde lunaire et l'astronaute ne découvrent la lune que comme une lande rocheuse et désertique, comme montagnes et comme sable, pas comme lumière. Et à dire vrai, elle n'est par elle-même que désert, sable et rochers. Et pourtant, grâce à d'autres et en fonction d'autres encore, elle est aussi lumière et le reste même à l'ère des vols spatiaux. Elle est donc ce que par elle-même, elle n'est pas. Bien qu'appartenant à d'autres, cette réalité est aussi la sienne. Il existe une vérité physique et une autre symbolico-poétique, l'une n'annule pas l'autre.

N'est-ce pas une image exacte de l'Eglise? Quiconque l'explore et la creuse avec la sonde spatiale découvre seulement le désert, le sable et la terre, les faiblesses de l'homme, la poussière, les déserts et les hauteurs de l'histoire. Tout cela est sien, mais ne représente pas encore sa réalité spécifique.
Le fait décisif est qu'Elle [l'Eglise], bien qu'étant seulement sable et cailloux, est également lumière en vertu d'un autre, le Seigneur: ce qui n'est pas à elle, est vraiment à elle, et la qualifie plus que toute autre chose, et même sa caractéristique est précisément de ne pas valoir par elle-même, mais seulement pour ce qui, en elle, n'est pas à elle; d'exister dans quelque chose qui lui est extérieur; d'avoir une lumière, qui tout en étant la sienne, constitue toute son essence. Elle est «lune» - misterium lunae - et comment telle, elle intéresse les croyants parce que c'est justement ainsi qu'elle requiert un choix spirituel constante

Comme la signification contenue dans cette image me semble d'une importance cruciale, avant de le traduire en affirmations de principe, je préfère la clarifier mieux avec une autre observation.
Après la traduction [en allemand] de la liturgie de la Messe, advenue à la suite de la dernière réforme, en récitant le texte prescrit, je rencontrais à chaque fois une difficulté, qui me semble clarifier davantage le sujet que nous traitons. Dans la traduction du Suscipiat (ndt: réponse des fidèles à la prière "orate fratres, voir ici) il est dit: «Que le Seigneur accepte ce sacrifice de tes mains ... pour notre bien et [celui] de toute sa sainte Église».
J'étais toujours tenté de dire, «et de toute notre sainte Église»

On voit ici réapparaître tout notre problème et la déviation de perspective opérée dans la période récente. A la place de 'son' église, s'est substituée la nôtre, et avec elle les nombreuses églises; chacun a la sienne. Les églises sont devenues nos entreprises, dont nous sommes fiers ou honteux, petites et innombrables propriétés privées disposés côte à côte, églises seulement nôtres, notre oeuvre et notre propriété, que nous conservons ou transformons selon notre bon plaisir. Derrière le «notre église», ou même le «votre église», a disparu «son église».
Mais c'est précisément et seulement cette dernière, qui nous intéresse; si elle n'existe plus, alors la «nôtre» doit abdiquer. Si elle était seulement la nôtre, l'Église serait un inutile jeu d'enfant.

Pourquoi je reste dans l'église (3)

Dans ces considérations, la réponse de principe à la question que nous nous sommes posée est déjà donnée: je suis dans l'Église parce que je crois, aujourd’hui comme avant et indépendamment de nous, que derrière "notre Église" vit "Son Église", et que je ne peux pas être proche de Lui sans être proche et au sein de Son Église. Je suis dans l'Église parce qu'en dépit de tout, je crois, au plus profond, qu'elle n'est pas la nôtre, mais bien "la Sienne".
Très concrètement: en dépit de toutes ses faiblesses humaines, elle est l'Église que Jésus-Christ nous donne et ce n'est que grâce à elle que nous pouvons Le recevoir comme une réalité vivante, puissante, qui me défie et m'enrichit ici et maintenant.
Henri De Lubac a exprimé ainsi cette circonstance: "Ceux qui acceptent encore Jésus tout en refusant l'Église, ne savent-ils pas qu'en dernière analyse c'est d’elle qu'ils reçoivent le Christ […] Jésus est pour nous une personne vivante; et pourtant, sans la continuité visible de son Église, sous quel amas de sable non seulement son nom et sa mémoire mais aussi bien son influence vitale, l'efficacité de l'Évangile et de la foi en sa divine personne n'auraient-ils pas été ensevelis ?[…] Sans l'Église, le Christ aurait dû s'enfuir, se désagréger, disparaître. Et que serait l'humanité si le Christ était enlevé?".
Cet aveu élémentaire doit être placé au début: pour autant que l’infidélité soit ou ait été présente dans l'Église, pour autant qu'il soit vrai qu'elle a constamment besoin de se mesurer au Christ, il n'y a aucune opposition définitive entre le Christ et l'Église.
C'est à travers l'Église qu'il reste vivant, dépassant la distance de l'histoire, qu’il nous parle aujourd'hui, nous est proche aujourd'hui comme notre Maître et Seigneur, comme notre frère qui nous rend frères. Seule l’Eglise, en nous donnant Jésus-Christ, en le rendant vivant et présent dans le monde, en le faisant renaître continuellement dans la foi et dans les prières des hommes, donne à l’humanité une lumière, un soutien et un critère sans lesquels le monde ne serait plus concevable.
Celui qui veut la présence de Jésus-Christ dans l'humanité, ne peut pas la trouver contre l’Eglise, mais uniquement en elle.

De cette manière, le point suivant est également clarifié. Je suis dans l'Église pour les mêmes raisons pour lesquelles je suis chrétien; puisqu’on ne peut pas croire tout seuls. On ne peut avoir la foi qu'en étant en communion avec les autres. La foi est, par sa nature, une force qui unit. Son archétype est l'événement de la Pentecôte, le miracle de compréhension qui se produisit parmi des hommes étrangers les uns aux autres par leur provenance et leur histoire. Ou bien la foi est ecclésiale, ou bien elle n'est pas. Il faut aussi ajouter que, de même qu'il n'est pas possible de croire tout seuls, mais uniquement en communion avec les autres, de la même manière il n'est pas possible de croire de sa propre initiative ou invention, mais uniquement si je suis rendu capable de croire, ce qui n'est pas en mon pouvoir, ne vient pas de ma propre force, mais me précède.
Une foi qui serait une invention personnelle, serait une contradiction en soi, puiqu’elle pourrait me garantir et me dire uniquement ce que je suis ou ce que je sais déjà, mais ne pourrait pas dépasser les limites de mon moi. Pour cela aussi, une Église, une communauté qui se créerait d’elle-même, qui se fonderait uniquement sur sa propre grâce serait une contradiction dans les termes. La foi exige une communauté qui ait autorité et me soit supérieure, et non pas une de mes créations qui serait l'instrument de mes propres désirs.

Tout cela peut aussi être formulé d'un point de vue plus historique: ou bien Jésus fut plus qu'un homme, avec un pouvoir absolu supérieur à un produit de son propre arbitre, et fut donc capable de se transmettre à travers les siècles; ou bien il n'eut pas ce pouvoir et ne put même pas le laisser en héritage. Dans ce dernier cas je serais abandonné à mes reconstructions personnelles et il ne serait donc rien de plus qu'une quelconque figure de grand fondateur, dont on renouvelle la présence par la pensée. Mais s'il est quelque chose de plus, il ne dépend donc pas de mes reconstructions, et le pouvoir qu'il a légué vaut encore aujourd'hui.

Mais revenons au point précédent: on ne peut être chrétiens qu'au sein de l'Église, et non pas à côté d'elle.

Et ne craignons pas de nous poser encore une fois, en toute objectivité, une question plutôt pathétique: que serait le monde sans le Christ? Sans un Dieu qui parle et qui connaisse les hommes, et qui puisse donc être connu par l'homme? Nous savons très bien quelle est la réponse aujourd'hui, puisque la tentative de créer un tel monde est pratiquée avec une obstination si acharnée: une expérience absurde, sans discernement. Pour autant que le christianisme puisse avoir échoué concrètement dans son histoire (et il l'a fait de façon déconcertante), les critères de la justice et de l'amour sont néanmoins parvenus jusqu'à nous, et même contre notre volonté, à partir du message conservé en lui, contre l'Église elle-même, et pourtant jamais sans la force silencieuse de ce qui est déposé en elle.

En d'autres termes : je reste dans l'Église car je considère la foi, réalisable seulement en son sein et de toute façon jamais contre elle, comme une nécessité pour l'homme, et même pour le monde qui vit d'elle, même s'il ne la partage pas. Là où il n'y a plus Dieu - et un Dieu qui se tait n'est pas Dieu - il n'y a même plus la vérité qui précède le monde et l'homme.
Et dans un monde sans vérité on ne peut pas vivre longtemps; là où on renonce à la vérité, on continue de vivre en silence juste parce qu’elle ne s'est pas encore réellement éteinte, de même que, si le soleil s'éteignait, sa lumière durerait encore pendant quelque temps et pourrait tromper sur la nuit des mondes, qui aurait en réalité déjà commencé.

Le même concept peut être exprimé aussi d'un autre point de vue: je reste dans l'Église car seule la foi de l'Église rachète l'homme. Celle-ci peut paraître une affirmation très traditionnelle et dogmatique, irréelle, mais elle est entendue d'une façon tout à fait objective et réaliste. Dans notre monde de contraintes et de frustrations, le désir de rédemption a resurgi avec une force primordiale. Les efforts de Freud et de Jung ne sont que des tentatives d'offrir la rédemption aux non-rachetés. Partant d'autres prémisses, Marcuse, Adorno, Habermas continuent à leur façon de chercher et d'annoncer la rédemption. Sur l'arrière-plan se tient Marx, et son problème à lui aussi est un problème de rédemption.
Plus l'homme devient libre, éclairé, puissant, plus il est tourmenté par le désir de rédemption, plus il se retrouve non libre. La recherche de la rédemption est commune aux efforts de Marx, Freud et Marcuse, ainsi que l'aspiration à un monde sans souffrance, sans maladie, ni pauvreté.

Un monde libéré de la tyrannie, de la souffrance, de l'injustice est devenu le grand idéal de notre génération; c’est à cette promesse que visent les rebellions violentes des jeunes, tandis que le ressentiment des vieux fait rage, car elle ne s'est pas encore réalisé et la tyrannie, l'injustice, la souffrance persistent.
La lutte contre la souffrance et l'injustice dans le monde est en réalité une impulsion résolument chrétienne, mais l'idée qu'il soit possible de créer un monde sans douleur et le désir de l'obtenir tout de suite par les réformes sociales, avec l'abolition du pouvoir et du système juridique sont une hérésie, une incompréhension profonde de la nature de l'homme. Dans ce monde, en vérité, la souffrance ne dérive pas seulement des disparités de richesse et de pouvoir et la souffrance n'est pas la seule peine dont l'homme devrait se libérer: celui qui le croit doit se réfugier dans le monde illusoire de la drogue, et finit par être encore plus détruit et en contradiction avec la réalité. L'homme ne se retrouve lui-même, ne retrouve sa propre vérité, sa propre joie et son propre bonheur, qu'en s'acceptant et se libérant de la tyrannie de son propre égoïsme. La crise de notre époque dépend de ce que nous voulons nous convaincre qu'il est possible de devenir une personne sans la maîtrise de soi-même, sans la patience de la renonciation et l'effort du dépassement; de ce que le sacrifice d'honorer les engagement pris n'est pas nécessaire, ni la peine de souffrir patiemment la tension entre ce qu'on devrait être et ce qu'on est en réalité.
Un homme privé de toute peine et conduit dans le pays de cocagne de ses rêves se perd lui-même, il perd sa véritable nature. En réalité l'homme n'est racheté qu’à travers la croix, par l'acceptation de sa propre souffrance et de celle du monde, qui avec la souffrance de Dieu est devenue le lieu de la signification qui libère. Ce n'est qu'ainsi, par cette acceptation, que l'homme devient libre.

Toutes les autres offres, plus faciles et commodes, vont échouer et se révéler illusoires. L'espoir du christianisme, l’opportunité de la foi dépend, en dernier ressort, très simplement, du fait qu'il affirme la vérité.

La chance (en français dans le texte) de la foi est la chance (idem) de la vérité, laquelle peut être obscurcie et piétinée, mais ne peut pas succomber.

Venons-en au dernier point. Un homme ne peut voir que dans la mesure où il aime. Il existe certes aussi la clairvoyance de la négation et de la haine. Mais celles-ci ne peuvent voir que ce qui leur est conforme: les aspects négatifs. Elles peuvent ainsi préserver l'amour d’un l'aveuglement où [l’homme] feint de ne pas voir ses propres limites et périls, mais elles ne sont pas en mesure de construire. Sans une certaine quantité d'amour on ne peut rien trouver. Celui qui ne s'engage pas au moins un peu dans l'expérience de la foi, celui qui n'accepte pas de faire l'expérience de l'Église, celui qui ne prend pas le risque de la regarder avec les yeux de l'amour, finira seulement par céder à la colère.
Le risque de l'amour est la condition préalable pour parvenir à la foi. Celui qui l'ose, n'a besoin de se cacher aucun des côtés obscurs de l'Église, mais découvre qu'elle ne se réduit certes pas qu'à ceux-ci, car il se rend compte qu'à côté de l'histoire de l'Église des scandales, il y a aussi celle de la force libératrice de la foi, qui s'est maintenue, féconde, au cours des siècles dans des personnages merveilleux comme Augustin, François d'Assise, le dominicain Las Casas avec son combat passionné en faveur des indios, Vincent de Paul, Jean XXIII.

Celui qui affronte ce risque découvre que l'Église a projeté dans l'histoire un faisceau de lumière tel qu'il ne peut être ignoré. L’art aussi, qui est né sous l'impulsion de son message, et qui se montre à nous encore aujourd'hui en des œuvres inégalables, devient un témoignage de vérité: ce qui a été capable de s'exprimer à de tels niveaux ne peut pas être que ténèbres. La beauté des grandes cathédrales, la beauté de la musique qui s'est développée dans le contexte de la foi, la dignité de la liturgie de l'Église, la réalité même de la fête, qu'on ne peut pas faire par nous-mêmes mais qu'on ne peut qu'accueillir, le cycle de l'année liturgique, où le passé et le présent vivent ensemble, le temps et l'éternité, tout cela n'est pas à mes yeux un hasard sans signification. La beauté est la splendeur du vrai, a dit Thomas d'Aquin, et l'offense au beau est, pourrait-on ajouter, l'auto-ironie de la vérité perdue. Les expressions dans lesquelles la foi a pu se traduire dans l'histoire sont le témoignage de la vérité qui est en elle.

Je ne voudrais pas omettre une remarque supplémentaire, même s'il peut paraître que je m'attarde beaucoup dans le subjectif. Si l'on garde les yeux ouverts, il est encore aujourd'hui possible de rencontrer des personnes qui sont le témoignage vivant de la force libératrice de la foi chrétienne.
Et ce n'est pas honteux d'être et de rester chrétiens grâce aussi à ces hommes qui, nous donnant l'exemple d'un christianisme authentique, l’ont avec leurs vies rendu à nos yeux digne d'amour et de foi. En fin de compte, l'homme s’illusionne, lorsqu'il veut faire de lui-même une sorte du sujet transcendantal, qui ne considère comme valable que ce qui n'est pas fortuit. Il est certainement nécessaire de réfléchir à ces expériences, d'examiner leur degré de responsabilité, de les mesurer et de leur donner un nouveau contenu.
Mais aussi dans ce nécessaire processus d'objectification, le fait que le christianisme rende les hommes plus humains en les attachant à Dieu, n'est-il pas une preuve significative en sa faveur? L'élément le plus subjectif n'est-il pas aussi une donnée tout à fait objective, dont nous ne devons plus avoir honte devant personne?

Encore une dernière remarque. Lorsqu'on affirme, comme nous l'avons fait ici, que sans l'amour on ne peut rien voir et que donc il faut aimer aussi l'Église pour pouvoir la connaitre, beaucoup, aujourd'hui, deviennent inquiets.
L'amour n'est-il pas le contraire de la critique? N'est-ce pas au fond le prétexte des puissants qui veulent éliminer la critique et maintenir le statu quo en leur faveur? Sert-on davantage les hommes en les apaisant et en embellissant la réalité, ou bien en intervenant sans cesse en leur faveur contre l'injustice permanente et contre l'oppression des structures? Il s'agît de questions très vastes, qui ne peuvent pas être examinées ici plus précisément.
Une chose devrait toutefois être bien claire: l'amour véritable n'est ni statique ni acritique. La seule possibilité de changer positivement un autre homme est celle de l'aimer et donc l'aider à changer lentement, de ce qu'il était à ce qu'il peut être.

La même chose vaut pour l'Église.

Regardons l'histoire la plus récente: dans le renouveau liturgique et théologique de la première moitié de ce siècle, un véritable mouvement de réforme a mûri, qui a apporté des changements positifs. Cela ne fut possible que parce qu’il y a eu hommes qui ont aimé l'Église avec vigilance, avec un esprit "critique", et ont donc été prêts à souffrir pour elle.
Si nous ne parvenons plus à rien aujourd'hui, c'est seulement parce nous ne nous soucions que de nous affirmer nous-mêmes.
Rester dans une Église qui serait faite par nous-mêmes pour être digne d'être habitée n'a pas de sens; c’est une contradiction dans les termes. Rester dans l'Église parce qu'elle est en soi digne de rester dans le monde, parce qu’elle est en soi digne d'être aimée et d'un amour qui la porte toujours à se transformer à nouveau en ce qu’elle doit être vraiment – tel est le chemin qui aujourd'hui encore est indiqué par la responsabilité de la foi.