La folle charité



Un article féroce de l'écrivain et journaliste espagnol Juan Manuel de Prada, faisant référence sans jamais le nommer à une certain geste récent, très médiatisé, du Souverain Pontife (22/4/2016)


Le Pape salue les réfugiés syriens à l'arrivée à l’aéroport Ciampino de Rome



(Carlota)
Un article féroce de l’écrivain et journaliste espagnol Juan Manuel de Prada ! Lu sur le portail www.religionenlibertad.com mais repris dans bien d’autres blogs de tendance catholique conservatrice. Il semble faire référence à un événement « bouleversifiant » (pour reprendre le néologisme du trio comique les Inconnus dans leur parodie des critiques de cinéma et du producteur Daniel Toscan du Plantier) dont les médias nous ont fait part, récemment…

La folle charité


Juan Manuel de Prada
21 avril 2016
Traduction de Carlota

* * *

Chesterton nous avait avertis que le mode moderne était envahi par les vieilles vertus chrétiennes devenues folles. Et comment les vertus peuvent-elles devenir folles? Elles deviennent folles quand elles sont isolées les unes des autres. Ainsi, par exemple, la charité chrétienne devient une folle vertu quand elle se sépare de la vérité, ou dit d’une manière plus explicite, quand les œuvres de miséricorde corporelles s’opposent aux œuvres de miséricorde spirituelles. Sur ce danger-là, Donoso Cortés nous avait déjà averti, prophétisant qu’une Église qui se contenterait de s’occuper des besoins corporels des pauvres finirait pas être un instrument au service du monde qui, en même temps qu’il se montre soucieux de procurer du bien-être à ceux qui dépendent de lui, a comme préoccupation, à la base, de détruire leurs âmes. Une Église qui serait vivement désirée pour les besoins matériels des hommes (en leur donnant le vivre et le couvert, par exemple) et ne se préoccuperait pas de leur assurer le salut de leurs âmes immortelles, aurait cessé d’être l’Église, pour devenir un instrument du monde, un monde qui évidemment applaudirait à tout rompre cet activisme déboussolé.

Pour mieux comprendre les effets de cette folle charité que le monde applaudit, il convient d’avoir recours, plutôt qu’à certains théologiens grenouilles de bénitier (qui nous offriront une version sirupeuse de la charité complètement étrangère au sens extrême de cette vertu théologale), au film « Viridiana » (*), du bouffeur de curés Luis Buñuel, car les bouffeurs de curés sont toujours meilleurs théologiens que les grenouilles de bénitier.
Dans le film de Buñuel, la protagoniste - Viridiana - se sentant coupable de la mort de son oncle, renonce à être religieuse cloîtrée et, à la place, elle décide d’accueillir chez elle un groupe de mendiants et de vagabonds à qui elle offre le vivre et le couvert (œuvres de miséricorde corporelles), en négligeant le salut de leurs âmes (œuvres de miséricorde spirituelles qu’elle aurait peut-être assuré plus efficacement avec sa prière, dans la clôture de son couvent). Inévitablement les mendiants et les vagabonds vont faire croire d’une manière pharisienne que la folle et activiste charité de Viridiana la sotte, les a rendus tout gentils, mais dès que l’opportunité leur est offerte, ils vont agresser et voler leur bienfaitrice ; et en même temps qu’ils commettront des vandalismes divers, ils en rajouteront en se moquant d’une manière sacrilège de sa foi, en improvisant un dîner orgiaque durant lequel ils parodieront la Dernière Cène.

La scène du dîner des gueux dans le film "Viridiana"



C’est le minimum que mérite celui qui fait de la charité un activisme déboussolé, en faisant entrer l’ennemi dans la maison. Et encore avec Viridiana, dans sa culture de la folle charité, le péché d’exhibitionnisme n'est même pas commis, ce péché qui est aujourd’hui le décor préféré de la folle charité. Un exhibitionnisme qui est réalisé devant les caméras, dans une parodie choquante et sacrilège de ce que le Christ a prédit dans le Sermon de la Montagne : « Soyez attentif à ne pas faire votre justice devant les hommes pour qu’ils vous voient » ; « Quand tu donne une aumône, que ta main gauche ne sache pas ce que fait la droite », etc. C’est que toute la prédication de Jésus est un combat sans trêve contre l’ostentation des vertus (qui, lorsqu’elles sont montrées, cessent de l’être en tant que telles) et contre ceux qui ont fait de leur ostentation pharisienne un modus vivendi.

L’authentique charité chrétienne regarde d’abord au salut de l’âme du nécessiteux ; et une fois celle-ci assurée, il s’occupe de ses besoins corporels. C’est ce que fait Saint Paul avec Onésime, l’esclave païen qu’il se charge d’abord de convertir au christianisme et de baptiser ; et qu’il envoie, une fois le salut de son âme assuré, à Philémon, pour qu’il l’accueille chez lui.
Inverser ce processus (ou retarder sine die ce que Saint Paul s’est préoccupé de faire en premier lieu et sans retard) est une folle charité qu’évidemment le monde va applaudir à tout rompre.

Note de Carlota

(*) « Viridiana » (1961) est le premier film que Luis Buñuel a tourné en Espagne, après son passage à Hollywood (1938-1941) puis son installation au Mexique, et avec dans la distribution des plus célèbres acteurs de l’Espagne franquiste, tant avant qu’après la sortie du film primé à Cannes et son interdiction en Espagne. Il s’agit d’une adaptation d’une œuvre du très prolifique romancier espagnol Benito Pérez Galdos (1843-1920), transposé au monde contemporain. La Jeune Viridiana (joué par l’actrice mexicaine Silvia Pinal), sur le point de devenir religieuse, doit rendre visite à son oncle (Fernando Rey) qui lui a payé ses études. Lors du séjour, l’oncle, impressionné par la ressemblance de sa nièce avec sa défunte épouse, l’endort et tente de la violer, mais finalement y renonce. Mais pour la garder avec lui, il lui fait croire qu’elle ne peut plus être religieuse car il l’a possédée pendant son sommeil, ce qui fait encore plus fuir sa nièce. L’oncle se suicide. La nièce qui se sent coupable, renonce à devenir religieuse et revient au domaine pour pratiquer la charité, en accueillant des gueux auxquels elle offre le vivre et le couvert mais ils l’attaquent et la volent. Survient alors Jorge (Francisco Rabal), le fils naturel de l’oncle qui prend en mains le domaine. L’histoire se termine par un ménage à trois suggéré entre la gouvernante, la nièce et son cousin jouant aux cartes.