Une histoire de chapiteaux (II)
De nouvelles précisions sur le chapiteau du Vézelay: la réponse d'Antonio Socci et des explications d'une lectrice chercheur en iconographie médiévale (21/6/2016)
>>> Cf. Une histoire de chapiteaux
A la suite de mon premier article, j'ai écrit à Antonio Socci pour lui demander à partir de quelles sources il pouvait affirmer que le "mystérieux personnage" portant Judas sur ses épaules était bien le diable.
Il a eu la gentillesse de me répondre par retour du courrier. Voici ce qu'il m'écrit:
Tout d'abord il convient de s'assurer qu'il s'agit du chapiteau refait au XIXe siècle par Viollet-le-Duc durant les fameuses restaurations. En second lieu, la pédagogie de la sculpture romane médiévale (voir les commentaires universels) enseigne toujours au fidèle que celui qui a suivi Satan est ensuite emporté par lui en enfer (voir le chapiteau d'Autun avec Judas pendu et les démons qui le saisissent). En fait, le seul élément symbolique qu'a le personnage représenté à Vézelay est le visage dédoublé: un côté courroucé et un côté souriant. Et ceci est l'une des caractéristiques iconographiques de Satan.
Dans "Breve storia del diavolo" (Brève histoire du diable, publié en 2004) d'Alberto Cousté (poète et essayiste né en 1940 à Buenos Aires, résidant actuellement en espagne , on peut lire par exemple ce qui suit (Source):
L'aspect physique
Jeanne d'Abadie (..) a insisté, dans des déclarations qui la sauvèrent du bûcher, sur une caractéristique physique du diable que de nombreux observateurs directs n'ont pas signalée. Selon elle le Tentateur est à double face, comme Janus: l'une est renfrognée, austère, mélancolique, l'autre rit ou sourit constamment. Pour qui s'arrête afin de réfléchir sur l'ambiguïté essentielle de notre personnage, ce détail est révélateur. Dans toutes ses transactions le diable utilise la flatterie ou l'ultimatum, la séduction ou d'horreur. Son infinie fatigue peut l'avoir conduit à utiliser ces stéréotypes, où l'imagination humaine limitée voit ce qu'elle veut voir: les traits joyeux de l'amour ou le visage obscur de la menace.
Dans les icônes aussi, la caractéristique du diable, était d'être représenté de profil, faisant allusion à l'absence d'une face.
Par ailleurs, une lectrice vient de m'adresser ce très intéressant et très érudit courrier (à lire en ayant sous les yeux la photo du chapiteau):
Cette question du chapiteau de Vézelay m'a intriguée. Je suis en effet chercheur en iconographie médiévale. Je n'ai pas trouvé de réponse, seulement je puis apporter certaines précisions, pour autant que je puisse voir les deux parties du chapiteau. Et je vais continuer à chercher.
C'est un récit en deux temps, se déroulant de gauche à droite selon le sens de l'image au Moyen Age.
Premier temps du récit : un pendu. D'abord l'homme pendu est un méchant selon le code iconographique médiéval, car il est nu et grimace en tirant la langue. C'est clairement un être mauvais dont le sort éternel est scellé. Il a les yeux ouverts (est-il mort ?) Il porte seulement des souliers, apparemment. Il faudrait savoir ce qu'est ce trou dans sa mâchoire (accident de la pierre ? motif d'origine du sculpteur ? trou percé pour raison "technique" simplement ?). Il faudrait voir précisément comment la corde entoure le cou. Le pendu n'a pas la bourse de Judas. Il n'est donc pas forcément certain qu'il s'agisse de lui, même si Judas est le pendu le plus célèbre de la Bible.
Deuxième temps du récit : un cadavre porté par un homme. L'autre homme n'est pas le Christ. Jamais un artiste médiéval ne représente ainsi le Seigneur. Il est vêtu en sarrau, costume du peuple médiéval. C'est un simple exécutant, artisan, ouvrier, manutentionnaire. Il porte un homme nu aux yeux clos. Je dirais qu'il porte ledit pendu, cela est bien probable. Donc il porte un cadavre. Il a les cheveux plutôt courts et est imberbe. Sa bouche de travers (sauf défaut de sculpture, mais je n'y crois pas) indique un sentiment violent. Et les sentiments violents sont ceux des personnages mauvais dans l'iconographie médiévale (voir F. Garnier, Le langage de l'image au Moyen Age). Cependant l'homme n'a pas par ailleurs le physique d'un démon (laideur, traits grossiers, cheveux ébouriffés, corps tordu...). Il peu s'agir seulement d'un homme en proie à la haine ou au dégoût envers ce mort : il le porte, l'emporte mais ne l'aime pas. Pourquoi porter un mort ? S'il va l'enterrer, ce n'est que contraint et forcé, et non avec affection, cela est sûr. Il faut noter que là s'arrête le récit : nous ne saurons pas où le corps sera déposé. Cela doit donc aller de soi pour le spectateur ou être sans importance. J'ajoute que les âmes des morts étant représentées nues, on ne peut exclure un démon portant l'âme du pendu, mais je n'y crois pas trop, car le porteur semble trop"neutre" pour un diable, comme je l'ai dit.
Il faudrait consulter Marcello Angheben, Les chapiteaux romans de Bourgogne, pour voir s'il s'est interrogé sur cette scène.
J'ai consulté toutes les entrées à "Judas" dans les Evangiles apocryphes (Ecrits apocryphes chrétiens, ed. Pleïade) et rien n'est dit de son enterrement, sauf oubli de ma part. Par contre, partout on le voue clairement en Enfer pour les siècles des siècles, et plutôt deux fois qu'une. C'est bien la tradition constante aussi du Moyen Age : avec sa bourse et sa corde, il est l'archétype de l'avare dans les jugements derniers.
En conclusion je pense qu'on ne peut absolument pas affirmer qu'il s'agisse de la mort de Judas. Elle n'est cependant pas exclue, mais à condition de trouver une tradition apocryphe ou un sermon clunisien parlant clairement du sort de son cadavre après la mort (pas de son âme) qui éclairerait la scène. Il peut s'agir d'une scène symbolique toute autre (à trouver également). Ou encore d'un épisode de l'Ancien Testament dont le sens symbolique aurait été ici utilisé pour des raisons théologiques précises. J'ai songé à la mort d'Absalom, pendu par les cheveux, achevé à la lance, et enterré ensuite sans grand amour. Mais je n'ai aucune certitude: il faudrait que la corde soit faite de ses cheveux et je vois mal le chapiteau. J'ai cependant noté après coup que le chapiteau d'à-côté représente l'assassinat d'Amnon par Absalom. mais cela peut être une coïncidence. Ces choses arrivent et il ne faut pas plaquer sur une scène une interprétation parce qu'elle nous "arrange". Il peut s'agir encore d'un épisode postérieur, tiré d'une vie de saint, d'un sermon... Toutes pistes ouvertes. Sauf celle présentée par le successeur actuel de notre saint pape Benoît. Il aurait mieux fait de s'abstenir.
Quand à Judas, toute la Tradition ancienne le dit en Enfer. La bonté de Dieu est infinie. Le sort de Judas n'est connu que de Dieu. Je n'ai pas à me substituer à la liberté de Judas pour déterminer s'il a choisi Dieu ou l'Adversaire une fois mort. Benoît XVI espère quant à lui que Judas s'est tourné vers le Seigneur au dernier moment, je me souviens l'avoir lu dans un de ses ouvrages. Benoît XVI est un homme bon.