Le signe de Cana


Une homélie du cardinal Ratzinger prononcée à Fatima en octobre 1996 (23/1/2016)




Le hasard m’a fait tomber sur cette pépite (*), alors que je recherchais de la documentation pour un autre article. Le cardinal Ratzinger apporte son éclairage puissant sur l’évangile des Noces de Cana, dont nous avons eu l’occasion de parler récemment (cf. homélie du Père Scalese: Les noces de Cana).

(*) In Joseph Ratzinger, La communion de Foi, Croire et célébrer, ed. Parole et Silence, 2008

 

Le signe de Cana

À Cana, l'abondance du vin est signe de la profusion de la grâce, les noces célébrées sont celles de l'union de l'homme à Dieu et la présence de Marie, Mère de miséricorde, fait apparaître quelle est sa mission propre.

Homélie inédite en français, prononcée à Fatima lors de la messe du pèlerinage International du 13 octobre 1996.

Titre original : 0 sinal de Canà - Homilia.
Traduit du portugais par D. Marion.


Le troisième jour il y eut des noces à Cana en Galilée, et la mère de Jésus y était. Jésus aussi fut invité à ces noces, ainsi que ses disciples. Et ils n'avaient pas de vin, car le vin des noces était épuisé. La mère de Jésus lui dit: " Ils n'ont pas de vin. "
Jésus lui dit: " Que me veux-tu, femme? Mon heure n'est pas encore arrivée. " Sa mère dit aux servants: " Tout ce qu'il vous dira, faites-le. " Or il y avait là six jarres de pierre destinées aux purifications des Juifs, et contenant chacune deux ou trois mesures. Jésus leur dit: " Remplissez d'eau ces jarres. " Ils les remplirent jusqu'au bord. Il leur dit: " Puisez maintenant et portez-en au maître du repas. " Ils lui en portèrent. Lorsque le maître du repas eut goûté l'eau devenue vin -- et il ne savait pas d'où il venait, tandis que les servants le savaient, eux qui avaient puisé l'eau - le maître du repas appelle le marié et lui dit: " Tout homme sert d'abord le bon vin et, quand les gens sont ivres, le moins bon. Toi, tu as gardé le bon vin jusqu'à présent! " Cela, jésus en fit le commencement des signes à Cana de Galilée et il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui.
(Jean, 2,1-11)


Le Seigneur offrit aux hôtes des noces de Cana pas moins de six cents litres d'un vin savoureux à partir des six mesures que les serviteurs avaient remplies d'eau conformément à ce que leur avait ordonné Jésus.

Même en gardant présent à l'esprit que les noces orientales duraient une semaine entière et qu'elles réunissaient le clan tout entier des époux, on reste confronté à une abondance incompréhensible.
L'abondance, la profusion sont des signes par lesquels Dieu se manifeste dans Sa création : Il dépense, crée l'univers tout entier pour faire de la place à l'homme. Il donne la vie dans une incompréhensible abondance. Et dans la Rédemption Il s'offre Lui-même, Il se fait homme en endossant toute la pauvreté de la condition humaine parce que rien ne Lui est suffisant, à ses yeux, pour manifester Son amour. Cette abondance, cette prodigalité sont l'expression d'un amour qui ne comptabilise pas, qui n'énumère pas, mais qui, sans penser à lui, se donne simplement. Cette libéralité, cette prodigalité de Cana correspond à la manière dont Dieu se manifeste à l'homme tout au long de l'histoire et nous permet de pressentir la magnificence, la grandeur et l'inépuisable bonté de Dieu.

À côté du miracle du vin, nous trouvons dans l'Évangile le miracle du pain au cours duquel le Seigneur rassasie des milliers de personnes avec cinq pains, et donne tellement qu'il reste un surplus de douze paniers remplis de pains.

Si le pain symbolise ce dont l'homme a besoin, le vin symbolise, pour sa part, une autre surabondance dont nous avons également besoin.
Le vin signifie la joie et la transfiguration de la création. Il nous extrait de notre tristesse et de la lassitude du quotidien et transforme nos réunions en fêtes. Il dilate les sens et l'âme, dénoue la langue, ouvre le coeur et repousse les barrières qui limitent notre existence. Ainsi le vin est-il devenu symbole des dons de l'Esprit Saint. La tradition parle de « 1’ivresse dans la sobriété » que l'Esprit nous accorde, déjà dans le récit de la Pentecôte d'après lequel les Apôtres apparaissaient aux étrangers comme ivres. En réalité, ils étaient à jeun et en même temps ils étaient ivres, c'est-à-dire remplis de la joie de l'Esprit Saint qui les ouvrait à une vie dont l'horizon était vaste et leur inspirait des mots qui ne provenaient pas d'eux-mêmes, leur faisant ainsi toucher du doigt la beauté d'une vie illuminée par la lumière du Dieu vivant.
Nous commençons ainsi à percevoir progressivement la signification de ce miracle du vin que Jean décrit expressément comme un signe - et par conséquent comme une réalité - qui, au-delà de l'événement immédiat, nous oriente vers un autre événement plus grand encore. Le grand don fait pressentir la nature inépuisable de l'amour de Dieu, parle d'un amour qui provient de l'éternité, incommensurable, et, pour cette raison, salvifique. Le miracle du vin nous aide ainsi à comprendre ce que signifie recevoir dans la Foi, par l'intermédiaire du Christ, l'Esprit Saint, c'est-à-dire une nouvelle grandeur, une nouvelle élévation et une nouvelle abondance de vie.

Mais il nous faut encore aller plus loin dans notre réflexion comme nous l'avons dit, le vin engendre la fête. Dans le texte de notre évangile, le vin est lié à la fête du mariage, à la fête des noces. Le vin indique la grandeur de ce qui se produit dans le mariage; deux personnes n'en forment plus qu'une grâce à l'amour que le Créateur a déposé en elles, et qui fait d'elles une seule chair, comme dit Adam dans le récit biblique de la Création au moment où Dieu lui présente la femme et où sa vie trouve sa plénitude.

De cette manière, pourtant, le signe accompli à Cana désigne une réalité encore plus profonde : Jésus est venu pour conduire la nature humaine - la personne humaine elle-même - à une communion nuptiale avec Dieu. Dieu et Sa créature sont voués à devenir non pas une seule chair mais un seul esprit, comme dit saint Paul (1 Corinthiens 6,17). Dans ce passage, Paul exprime cette réalité en affirmant que les croyants ne forment plus qu'un seul corps avec le Christ, Son propre corps.

En fin de compte, ces noces ont déjà été célébrées dans l'incarnation, dans le sein de Marie : Dieu, le Fils de Dieu, a pris chair humaine, a attiré à lui l'être humain et, ainsi, Jésus, vrai homme et le Fils du Dieu éternel, ne forment ensemble qu'une seule et même personne.
Ce mariage, ces noces qui eurent lieu dans le mystère de l'Incarnation, doivent s'étendre tout au long de l'histoire, puisque le Seigneur désire « attirer à lui tous les hommes » (Jean 12,32) pour qu'à la fin « Dieu soit tout en tous» (1 Corinthiens 15,28).
L'heure à laquelle Jésus fait référence en s'adressant à sa mère est celle des Noces. Comme nous l'avons dit, cette heure commence avec la conception dans le sein de Marie, et atteint son sommet dans cette Croix que Jean désigne toujours comme le moment de la glorification de Jésus. Sur la Croix, Jésus se donne entièrement: la Croix est l'acte par lequel il se donne définitivement et complètement et qui, de cette manière, nous attire tous dans Ses bras. C'est parce qu'il s'agit du dernier et du plus haut degré d'amour que la Croix est, dans toute son humiliation, l'heure de la glorification: jamais nulle part ailleurs l'amour de Dieu ne s'est manifesté de manière aussi puissamment visible qu'au moment où le Fils nous a aimés « jusqu'à la fin » (Jean 13, 1).

Du côté ouvert du Christ coulent le sang et l'eau - le baptême et l'eucharistie - c'est-à-dire que c'est de là que les deux sacrements fondamentaux du christianisme tirent leur origine.
L'eucharistie est le don définitif du vin nouveau, nouveau dans une abondance et une profusion telles qu'au cours des siècles il suffit pour toutes les générations. C'est à ce vin, en tant qu'offrande réelle de l'amour de Jésus et comme manifestation réelle de sa gloire divine au milieu de nous, que se réfère de manière anticipée le don du vin de Cana.

L'épisode de Cana est conclu par une phrase importante dans laquelle l'évangéliste manifeste le sens de ce qui s'est passé : «Jésus révéla sa gloire et ses disciples crurent en Lui » (Jean 2,11).
L'enjeu véritable de Cana n'est pas le vin, qui n'est qu'un signe depuis longtemps périmé et disparu, mais plutôt la manifestation de la gloire de Jésus, le rayonnement de l'infinie bonté de Dieu, et l'éveil à la foi des disciples. Dans ce qui s'est passé à Cana, le plus miraculeux est la foi des disciples qui, au-delà de l'événement extérieur, commencent à reconnaître une réalité plus grande : la présence sacro-sainte de Dieu au milieu de nous.

Et aujourd'hui encore, c'est de cela qu'il s'agit et c'est à partir de cela que nous pouvons comprendre la mission de Marie qui apparaît de manière bien visible dans le récit des noces de Cana. Marie ne demande pas à Dieu un miracle. Effectivement, il n'était pas encore évident que les miracles faisaient partie de sa mission. Simplement, elle expose au Seigneur la difficulté à laquelle sont confrontés ses amis. Marie remet tout dans les mains de Jésus et s'en remet à Lui et à Son action. Même son apparent refus ne la décourage pas. Sa confiance en Jésus et son unité avec la volonté de Dieu restent intactes. Elle nous enseigne ainsi que nous devons également, dans notre relation à Dieu, faire continuellement l'expérience de refus et continuer à avancer néanmoins. « Mes pensées ne sont pas vos pensées. » La vérité de ces paroles bibliques, nous l'expérimentons dans notre vie. Il est important que nous nous dépouillions de notre manière de voir, et que nous ne nous abandonnions pas à la désillusion ou même au doute. De cette manière, nous pouvons apprendre à accepter la conversion de notre volonté si souvent égarée, afin qu'elle se conforme à la volonté de Dieu et ainsi devienne droite.

Dans ce passage des noces de Cana, on trouve également la parole de Marie aux serviteurs qui, après le fiat, constitue peut-être sa plus belle parole. En fin de compte, elle n'est que la mise en pratique de ce fiat, de son oui, en lien avec nous tous : « Faites tout ce qu'Il vous dira. » Cela signifie pour nous : « Conformez votre volonté à celle de Dieu. Écoutez et soyez prêts pour Son appel. Reconnaissez-Le comme le Seigneur qui vous indique le chemin et vous conduit avec rectitude. » C'est avec ces mots qu'elle convie les serviteurs et qu'elle nous convie à la foi. Marie n'a pas demandé le miracle du vin en tant que tel, mais elle s'attendait intérieurement à ce que le Seigneur allait faire.

Elle a appelé à la foi et a rendu possible le vrai miracle. C'est pourquoi Élisabeth a salué Marie, lors de sa visite, par ces mots « Bienheureuse es-tu parce que tu as cru » (Luc 1, 45).
Par sa foi, elle a ouvert la porte à l'Incarnation du Verbe, aux saintes noces du Dieu éternel avec Sa créature, l'homme. À partir de sa foi, en tant que croyante, elle est maintenant, comme dit l'Église orientale, la « conductrice » qui nous mène à la foi (Hodegétria), à l'intérieur même du mystère nuptial de l'amour du Christ. Elle a ainsi anticipé l'essentiel de ce qui s'est produit, et elle nous montre le fondement de ce qu'il est important de savoir pour toujours.
« Faites ce qu'il vous dira. » Croyez en Jésus-Christ, le Fils du Dieu vivant. Croyez avec foi qu'Il est amour, croyez avec foi qu'il n'est pas une simple théorie, mais qu'Il est la vie, croyez avec une foi qui accepte la volonté de Dieu, y compris quand nous ne la connaissons pas et quand elle contredit notre propre volonté. Croyez et, au sein de ce monde, vous verrez la gloire de Dieu, la surabondance et le rayonnement de Son amour. Croyez et vous verrez : là où les autres ne voient qu'une croix, une existence ratée et une fin infâmante, vous verrez, vous, la profusion de l'amour surabondant de Dieu, Sa gloire qui nous sauve. Croyez et vous recevrez le vin savoureux de Sa présence dans votre vie. Croyez en Dieu, et les pauvres eaux de notre quotidien, les pauvres dons que nous offrons deviendront le vin de Sa sainte proximité.

C'est cela que nous dit Marie, et c'est à cela qu'elle nous exhorte, ici précisément, à Fatima. Les paroles : « Faites tout ce qu'il vous dira » expriment l'amour, la sollicitude maternelle de celle qui, étant la mère de Dieu, est également, par la volonté du Christ, notre Mère. Effectivement, alors qu'il était sur la croix, le Seigneur fit de la mère du disciple aimé la mère de tous les disciples du Christ son fils, et par conséquent il en fit notre mère.
Comme le dit le dernier concile : « La maternité de Marie dans l'économie de la grâce perdure sans interruption du jour où elle a fidèlement agréé ce qui lui était annoncé, et de celui où elle s'est tenue inébranlable au pied de la croix jusqu'à l'accomplissement éternel de tous les élus » (Lumen Gentium 62).

C'est le propre de toutes les mères que de désirer et rechercher le bien de leurs enfants. C'est pour cette raison que la Très Sainte Marie, qui est Reine, Mère de miséricorde, Mère très bienveillante et intimement associée à l'oeuvre de son Fils, est comme notre Mère dans l'ordre de la grâce (Lumen Gentium 61) et continue d'exercer sa fonction maternelle en nous exhortant à accomplir la volonté de Dieu, à écouter et à mettre en pratique les paroles de son divin Fils. Comme à Cana, ses exhortations, sa protection et sa sollicitude maternelle perdurent à travers les siècles en faveur de ceux qui « proclament qu'elle est bénie de génération en génération » (Luc 1, 48).

Par l'intermédiaire des deux grands signes de Lourdes et de Fatima, elle est avec nous en tant que Mère de miséricorde et elle nous exhorte. Elle n'a pas besoin de beaucoup de mots, car tout est dit dans ces quelques mots tout imprégnés de sollicitude maternelle : « Faites tout ce qu'Il vous dira. »

Remarquons bien que c'est aux petits, aux humbles, que Marie s'est adressée, aux sans voix, à ceux qui ne comptent pas dans ce monde éclatant, plein de l'orgueil que confère le savoir et plein de foi dans le progrès, mais un monde qui n'en est pas moins livré à la destruction, la peur et le désespoir : puisque, effectivement, les gens ne possèdent pas de vin et n'ont que de l'eau.

Et combien ce message garde son actualité aujourd'hui ! Marie parle aux plus petits pour nous montrer ce qu'il est absolument nécessaire de savoir, c'est-à-dire se préoccuper seulement de ce qui est nécessaire, à la fois tout simple, et d'une extrême importance, accessible à tous et également important et possible pour tous : croire en Jésus-Christ, le fruit béni de ses entrailles.
Nous la remercions pour sa présence maternelle et nous la remercions de nous parler comme une mère pleine de bienveillance et de miséricorde, ici dans ce lieu précis, et d'une manière tellement vivante et tellement expressive. Et c'est pour cela qu'avec toute l'Église, en louant la Mère de Dieu et notre Mère céleste et en la saluant comme Reine et mère de miséricorde, nous lui demandons : « Et après cet exil montre-nous Jésus, ô clémente, ô pieuse, ô douce Vierge Marie. »

Amen.