Grands thèmes du pontificat de Benoît XVI (II)


Seconde partie de l'article d'Aldo Maria Valli (25/7/2016)

>>> Cf.
Les grands thèmes du pontificat de Benoît XVI (I)

 

Benoît XVI. Une proposition qui ne passe jamais

Deuxième partie


www.aldomariavalli.it
26 juin 2016
Ma traduction

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Au centre du Magistère de Benoît XVI il y a une question: qui est l'homme? La réponse, élaborée dès la première encyclique, Deus Caritas Est, en 2005, dédiée à l'amour chrétien, est que l'homme est une créature voulue par Dieu, par un acte d'amour que la créature est appelé à son tour à rendre et à répandre. Questions et réponses ont été insérées par le Pape dans une grande proposition concernant la raison humaine.
Le théologien Ratzinger, contrairement à la pensée contemporaine, soutient en effet que l'espace de la rationalité ne se limite pas à ce qui peut être expérimenté, mais va au-delà et comprend la sphère transcendante. L'enquête sur lui-même et sur le sens de son être, irrépressible en chaque homme, conduit inévitablement à faire face à l'hypothèse de Dieu. Une hypothèse que le pape demande de ne pas éliminer a priori, mais d'approfondir, justement en vertu de la rationalité qui est pleinement humaine quand elle n'est pas mutilée par la prétention positiviste.
Le discours sur la raison est un discours que le pape a abordé en particulier dans le discours prononcé à Ratisbonne, durant le voyage en Bavière en 2006. Interpété selon une clé anti-islamique en raison d'une citation à propos de Mahomet, l'intervention de Benoît XVI avait comme destinataire la pensée exprimée par la culture occidentale et en particulier européenne, une pensée coupable, selon lui, d'avoir abandonné l'hypothèse de Dieu avec des conséquences dramatiques sur le plan moral. Dans la vision de Ratzinger, en effet, l'élimination de Dieu de l'horizon de la connaissance équivaut à faire de l'homme un esclave de lui-même, parce que quand la liberté a comme seule mesure l'homme lui-même, elle est fausse et ouvre la porte à l'utilisation instrumentale de l'être humain.
Les appels incessants lancés pour le respect de la vie depuis la conception jusqu'à la mort naturelle, pour la défense de la famille fondée sur le mariage, et pour la liberté religieuse doivent être considérés dans ce cadre, qui comporte un dialogue serré avec la culture sécularisée. Le contraste a parfois été dur, mais le pape n'a jamais voulu l'édulcorer. En intervenant dans le débat public, a-t-il dit à plusieurs reprises, l'Eglise ne défend pas ses propres intérêts, mais l'identité de la personne créée à l'image de Dieu.

Benoît XVI a identifié le grand adversaire dans le relativisme éthique, qui découle de l'abandon de la recherche de la vérité, considérée comme non appropriée à la raison humaine. Aujourd'hui proposé et exalté par la mentalité dominante comme une garantie du respect mutuel, de la tolérance et, finalement, de la démocratie elle-même, le relativisme est, pour le pape Ratzinger, un ver (un virus) à la fois pour l'intellect et pour l'esprit: créant de dangereux vides à l'intérieur de la morale humaine, elle laisse la créature sans points de repère, totalement écrasée et incapable d'utiliser sa liberté d'une manière constructive.
Contre le relativisme moral, le pape s'est constamment battu, réaffirmant la validité de la doctrine du droit naturel, dont les préceptes fondamentaux sont exprimés dans le Décalogue. La loi «naturelle», a affirmé le pape, citant le Catéchisme de l'Eglise catholique, est appelée ainsi «parce que la raison qui le promulgue est propre à la nature humaine». En fait, «elle indique les règles premières et essentielles qui régissent la vie morale» et tournent autour de deux axes, «la soumission à Dieu, source et juge de tout bien, et le sentiment que l'autre est égal à soi-même».

De l'avis du pape Benoît XVI, la doctrine de la loi naturelle conduit à deux objectifs essentiels:
«D'une part, on comprend que le contenu éthique de la foi chrétienne ne constitue pas une imposition dictée de l'extérieur à la conscience de l'homme, mais qu'il s'agit d'une norme qui a son fondement dans la nature humaine elle-même; d'autre part, en partant de la loi naturelle accessible en soi à toute créature rationnelle, on établit avec celle-ci la base pour entrer en dialogue avec tous les hommes de bonne volonté et, de manière plus générale, avec la société civile et séculière» (discours aux membres de la Commission théologique internationale, 5 Octobre 2007).

Pour Benoît XVI, abandonner la recherche de la vérité signifie entrer dans une dimension d'égarement et de confusion qui a de graves conséquences sur la vie. Une fois perdue l'idée que les fondements de l'être humain et des relations sociales existent et sont reconnaissables, on laisse le champ libre à une lutte entre des visions différentes et toutes équivalentes. Un relativisme qui se répercute de façon dramatique sur les consciences et même sur la loi, parce que, en l'absence d'un fondement éthique originel, évident et reconnu, le critère dominant devient celui de la majorité numérique. Et de fait, dans ces conditions, la majorité est reconnue comme étant la source même des décisions et de la loi civile.

Ayant éliminé le problème de la recherche du bien, parce que le relativisme le considère comme simplement non proposable, il ne reste plus qu'à tirer au sort ('fare la conta') les positions, mais cela revient à tout déplacer sur le plan du pouvoir. Il peut arriver que la majorité d'un moment devienne la source du droit, même si l'histoire montre que les majorités peuvent se tromper. D'où la mise en garde contenue dans le discours cité ci-dessus:
«La vraie rationalité n'est pas garantie par le consensus d'un grand nombre, mais seulement par la transparence de la raison humaine à la Raison créatrice et en écoutant ensemble cette Source de notre rationalité».

Le conflit entre ce point de vue et celui exprimé par la mentalité actuelle, incapable d'accepter le discours proposé par le pape sur la vérité, a traversé de manière dramatique le pontificat de Joseph Ratzinger. Mais le pape théologien, même avec les manières aimables et la touche légère qui lui ont toujours été propres, n'a pas renoncé à y faire face et à mener la lutte.
Telle est l'origine de la répétition incessante de ce qu'il a appelé les principes non négociables: la dignité de chaque personne humaine sans distinction de race et de culture, la valeur de toute vie, de la conception à la mort naturelle, le rôle de la famille fondée sur le mariage, la liberté religieuse. Selon le magistère de Benoît, en effet, ces valeurs fondamentales ne naissent pas d'un système humain et ne peuvent être attachées à aucune norme développée par les hommes. Elles naissent au contraire du Créateur, qui les a sculptées de façon indélébile dans le cœur de chaque créature, même si l'homme, comme cela arrive, peut s'employer à fond pour les oublier ou pour nier leur source. C'est donc la loi naturelle, et non le droit assumé au nom de la logique de la majorité, qui est la garantie authentique du respect des valeurs fondamentales, contre chaque manipulation idéologique et chaque arbitraire déterminé par la loi du plus fort. Et, comme l'a dit le pape à plusieurs reprises, l'attitude de ceux qui, obscurcissant la conscience individuelle et collective, laissent le champ libre à un relativisme éthique et au scepticisme qui en résulte - contribuant ainsi à effacer, avec la loi naturelle, le fondement même le système démocratique - est tragiquement myope.
C'est ici, dans ce processus d'érosion de la loi naturelle, que réside le nœud de la crise actuelle, considérée par le pape comme une crise humaine avant même d'être une crise chrétienne.
Dans son livre "Jésus de Nazareth", Benoît XVI dit que toutes les tentations du Malin contre le Christ ont un tronc commun: éliminer Dieu. Et que fait la modernité, se demande le pape, sinon éliminer Dieu de son horizon? L'opération semble justifiée au nom du réalisme, parce que Dieu ne peut pas être vu, et que de toute façon, il semble loin.
Et pourtant, soutient le pape, nous devons constater que, quand l'homme et la société éliminent Dieu en tant que fondement des valeurs, et le tolèrent tout au plus comme une option individuelle, sans incidence sur la vie commune, ils sombrent dans l'absence de sens et ouvrent ainsi la voie à l'esclavage. Parce que les valeurs fondamentales, à commencer par la vie elle-même, détachées de leur origine divine se transforment en idoles auxquellee l'homme est asservi.

C'est ainsi que même le progrès technologique, jamais condamné par le pape en tant que tel, s'il est privé de sa référence morale la plus profonde, d'instrument au service de l'homme, se transforme en arme qui peut le détruire.
La véritable espérance, la plus fiable, est donc celle fondée en Dieu, non en l'homme, dans sa pensée ou ses réalisations (comme le dit le Pape dans Spe Salvi, sa deuxième encyclique sur l'espérance chrétienne, 2007), et toutes les valeurs humaines tirent leur sens de là. Reconnaître l'origine divine de la créature humaine ne revient pas à en diminuer l'importance. Au contraire, c'est précisément l'origine divine qui assigne à l'homme la dignité et la grandeur que les systèmes [juridiques] sont appelés à reconnaître et à protéger.
La nécessité d'élargir le rayon d'action de la raison humaine a été soutenue de manière particulièrement explicite par le pape dans un discours au VIe symposium européen des professeurs d'université (7 Juin 2008) , quand il a expliqué que seule la raison ouverte à la foi est en mesure d'arriver à cet Amour originel qui est la vérité la plus profonde de l'être. Il ne s'agit pas, a précisé le pape, d'une nouvelle proposition philosophique et théologique, une parmi tant d'autres. C'est la requête de s'ouvrir à la vraie réalité de l'homme, surmontant tout réductionnisme. Requête faite sur la base d'une «urgence historique» que la foi chrétienne doit prendre en charge.

Puisque la foi dans le Dieu chrétien, et donc dans l'œuvre salvifique du Christ, est une réalité qui implique toute la personne et non pas seulement la sphère intellectuelle, l'Eglise, appelée à élaborer des méthodes efficaces pour l'annoncer, demande à être reconnue comme sujet culturel qui exprime une exigence profondément humaine. Voilà pourquoi «le christianisme ne doit pas être relégué au monde du mythe et de l'émotion, mais doit être respecté en raison de son désir de faire la lumière sur la vérité sur l'homme» (discours aux participants à la rencontre des recteurs et des professeurs des universités européennes, 23 juin 2007 ).

Le réalisme de la foi chrétienne est prouvé, selon Benoît XVI, par le fait que la culture ne naît pas d'une exigence intellectuelle, mais de la vie elle-même à travers ses événements, du besoin de trouver un sens et une espérance. C'est ce qu'a dit le pape lors de la rencontre avec les représentants de la culture au Collège des Bernardins à Paris, le 12 Septembre 2008 , lorsqu'il a rappelé que les moines médiévaux assurèrent la survie de la culture ancienne et commencèrent à développer la nouvelle, non pas parce qu'ils voulaient atteindre cet objectif spécifique, mais pour une raison qui était à la fois plus élémentaire et plus profonde. «Leur objectif était de chercher Dieu, 'quaerere Deum'. Au milieu de la confusion de ces temps où rien ne semblait résister, les moines désiraient la chose la plus importante: s’appliquer à trouver ce qui a de la valeur et demeure toujours, trouver la Vie elle-même. Ils étaient à la recherche de Dieu. Des choses secondaires, ils voulaient passer aux réalités essentielles, à ce qui, seul, est vraiment important et sûr».
C'est ce que Benoît XVI a demandé également à l'homme contemporain.
Dans un temps à bien des égards semblable à celui culturellement confus vécu par des moines médiévaux, il a exhorté chacun à recourir à la raison 'étendue' pour atteindre Dieu. Un défi formidable à la modernité. Avec la même acuité qu'il a mise dans la formulation de l'échange culturel, le pape a agi en matière de doctrine, proposant la centralité de Jésus, vrai homme et vrai Dieu. Puisque la relation correcte avec Dieu est le fondement tant de la morale personnelle que de l'ordre social, il nous faut connaître son visage, et c'est une connaissance que nous ne pouvons faire que par Jésus.
Dans le livre consacré au Christ, Benoît XVI réalise combien il est facile de donner un visage à Jésus en ayant à coeur un problème spécifique. Jésus peut ainsi devenir, à tour de rôle, un révolutionnaire, si l'objectif est la justice sociale, ou un guérisseur, si au contraire on veut l'utiliser pour atteindre la paix intérieure. Mais Jésus ne peut pas être plié à ces exigences.

à suivre ...