Peter Seewald parle de Benoît XVI


A la veille de la sortie du livre-interview "Dernières conversations", le biographe du Saint-Père a accordé une longue interview à l'hebdomadaire allemand "Die Zeit". Traduction complète (10/9/2016)



L'interview a été publiée dans le supplément Religion, "Christ und Welt", daté du 7 septembre.
Tel quel, c'est un document, qui prépare à la lecture du livre.
Depuis lors, "Dernières conversations" est paru, au moins en italien. J'ai pu le lire dans la version électronique disponible sur Amazon, mais je pense que pour le moment, les commentaires sont prématurés, et probablement superflus.
Les nombreux articles que j'ai lus dans la presse italienne ne s'y sont d'ailleurs pas trop risqués, se contentant de citer des extraits sélectionnés selon les goûts et les centres d'intérêt de leur auteur. Car évidemment, chacun aura SA lecture, et je ne doute pas que les commentaires vont pleuvoir. Et même les critiques...

Tout ce que je peux dire après une première lecture (mais j'attends d'avoir en mains la version papier), c'est que le livre se lit avec grand plaisir, la partie autobiographique est craquante, et c'est évidemment celle que je préfère: les anecdotes (dont beaucoup m'étaient inconnues, au moins dans le détail) fourmillent. Et la description des moments qui ont précédé et suivi la renonciation est très émouvante. En particulier, réévoquant la journée du 28 février 2013 et le moment où il quitte le palais apostolique et vole en hélicoptère blanc dans le ciel de Rome vers Castelgandolfo, Seewald note que "sa voie se brise", puis "le Pape pleure".
Très émouvante aussi, la partie où il dit comment il se prépare à la mort, et passionnante (mais trop brève!) celle consacrée à ses rencontres avec les "grands" de ce monde.
Sans parler de l'aveu final (la dernière réplique) qu'on ne peut bien parler de l'amour que si on en a fait l'expérience personnellement:

Q: La dernière question de ces dernières conversations: L'amour est l'un de vos thèmes centraux. Vous en avez traité comme étudiant, professeur, Pape. Où a été l'amour dans votre vie? Quelle est votre expérience: l'avez-vous ressenti, vécu, éprouvé avec des sentiments profonds? Ou bien est-il resté davantage une question théorique, philosophique?
R: Non. Non, non. Si on ne le ressent pas, on ne peut pas non plus en parler. Et puis, en somme, je ne veux pas entrer dans des détails privés. Mais j'en ai malgré tout été touché, dans différentes dimensions et formes. Être aimé et rendre l'amour aux autres, je l'ai toujours considéré comme fondamental pour pouvor vivre, pour pouvoir s'accepter soi-même, et les autres.


Bref, il y a là une abondante matière pour alimenter la biographie à laquelle Seewald dit travailler, mais également pour tous ceux qui se lanceront tôt ou tard dans l'entreprise .
Je n'oublie pas l'humilité non feinte avec laquelle il recadre son interlocuteur à chaque fois que celui-ci, se laissant aller à son enthousiasme, exalte ses dons intellectuels. C'est du pur Ratzinger.
Pour le reste, eh bien... il faudra peser avec attention le chapitre intitulé "Je n'abandonne pas la Croix" dans lequel il s'arrête assez longuement sur ses rapports avec son successeur. Et un peu de maturation est nécessaire.
J'ai noté toutefois quelques remarques sybillines, empreintes (peut-être) de cette ironie subtile (ou autre chose?) elle aussi typiquement ratzingérienne


[Benoît XVI ne l'avait pas vu comme papabile en 2013. Evoquant son rôle d'outsider au conclave de 2005:] «(...) je pensais que c'était du passé. On n'avait plus entendu parler de lui».
[Mais il le connaissait bien]: «Grâce à la visite ad limina et à la correspondance (?). Je le connaissais comme un homme très déterminé, celui qui en Argentine disait avec une grande détermination: "cela, on le fait, et cela on ne le fait pas". Sa cordialité, son attention aux autres sont des aspects de lui que je ne connaissais pas. Ce fut donc une surprise».
(...)
«Chacun a son propre charisme. François est l'homme de la réforme pratique. Il a longtemps été archevêque, il connaît le métier, il a été supérieur des jésuites, il a aussi l'esprit pour mettre la main à des actions de caractère organisationnel».
(...)
«Je me demande bien sûr combien de temps il pourra continuer. Pour serrer tous les mercredis la main de deux cents personnes ou plus, il faut beaucoup de force. Mais cela, laissons-le au bon Dieu ".


Mais en attendant la sortie en France, le 14 septembre, semble-t-il, voici "l'introduction" de Peter Seewald, dans la longue interview à Die Zeit qu'Isabelle a eu la gentillesse de traduire à ma demande.

Benoît XVI : « On voit qu’il a accompli sa vie »


Patrik Schwarz (Die Zeit)
7 septembre 2016

www.zeit.de
Traduction d'Isabelle

* * *

Cette semaine paraît un nouveau livre d’entretiens avec Benoît XVI. Il y parle à cœur ouvert, comme jamais auparavant, de sa vie après sa renonciation. Comment s’y prend-on pour interviewer un pape qui, chez lui, en privé, se plaît à musarder ? Un entretien avec le journaliste et écrivain Peter Seewald.

Christ und Welt : Peter Seewald, depuis 1996 vous avez publié trois volumes d’entretiens avec Joseph Ratzinger, d’abord encore cardinal, puis pape. Aujourd’hui, vous présentez les « Derniers entretiens » avec le premier pape émérite des temps modernes. Qu’est-ce qui était différent cette fois-ci ?

Peter Seewald : D’abord, c’est une première mondiale. Pour la première fois dans l’histoire de l’Eglise, un pape dresse le bilan de son pontificat. D’autre part, il y a un naturel et une franchise sans exemple jusqu’ici. Au départ, ces entretiens n’étaient pas conçus pour constituer une publication indépendante mais ils devaient servir de matériau pour une biographie de Ratzinger à laquelle je travaille. Pour cette raison, les choses se présentent peut-être différemment.

Christ und Welt : Comment est né ce livre ?

Seewald : Une petite partie des interviews date encore de l’époque du pontificat ; la plus grosse partie, de la période qui suit la renonciation. Les séances se sont donc étalées sur une période relativement longue.

Christ und Welt : Comment avez-vous vécu votre première rencontre avec Benoît XVI après sa renonciation ?

Seewald : Il était devenu plus faible et semblait affreusement fatigué. Il suffisait de le voir pour comprendre ce qu’il avait dit : qu’il n’avait plus la force requise par sa charge. En même temps, on voyait une grande paix. Il y avait autour de lui quelque chose d’émouvant parce que l’on ressentait à nouveau directement la modestie et la simplicité qui l’avaient caractérisé, déjà comme étudiant, et plus tard comme cardinal.

Christ und Welt : Du palais apostolique à la maison de retraite: à quoi ressemble la résidence d’un pape émérite ?

Seewald : Le soi-disant monastère, dans les jardins du Vatican, est quelque chose d’assez modeste. A côté du pape, y habitent encore les religieuses qui s’occupent de lui, et l’archevêque Mgr Gänswein…

Christ und Welt : … c’est une « communauté de seniors » plutôt qu’une « résidence pour seniors » ?

Seewald : En fait, l’unique senior est Benoît ; à 60 ans, Georg Gänswein est, comme évêque, encore dans ses meilleures années. On est reçu en tout cas par Sœur Camilla, qui ouvre la porte, parfois en tablier. Et puis il y a un petit ascenseur jusqu’à l’étage où Benoît, à présent, s’aide d’un déambulateur.

Christ und Welt : Quelle est l’atmosphère lors des entretiens ?

Seewald : Joseph Ratzinger est très structuré et le déroulement est en réalité toujours le même. Il me demande, pour commencer, comment je vais ; je demande : « Comment allez-vous ? »« Ma foi, comme peut aller un vieil homme », répond-il. Et puis l’entretien peut commencer.

Christ und Welt : Pas de bavardage avant, pas d’invitation à déjeuner après ?

Seewald : Non, nous nous sommes toujours contentés d’un cadre frugal. Une fois, j’ai dit aux sœurs : « Donnez-lui au moins un verre d’eau s’il vous plaît ». Mais il ne boit rien, et de toute façon, pas de café.

Christ und Welt : Pas de plaisirs profanes ?

Seewald : J’ai l’impression qu’il vit maintenant vraiment fort dans la prière et pour la prière. Mais le journal télévisé italien du soir est un must. Son frère a même une fois prétendu que Joseph Ratzinger ne peut se passer des nouvelles du jour.

Christ und Welt : Et le reste des programmes tv, qui en Italie manquent souvent de tenue ?

Seewald : Si on lui demande ce qu’il aime regarder, il répond la plupart du temps : Don Camillo et Peppone. Il se couche très tôt.


UN « HOMME QUI REBONDIT TOUJOURS »
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Christ und Welt
: Entre-temps, trois années se sont écoulées depuis la renonciation. Comment va-t-il maintenant ?

Seewald : Lui-même n’a jamais pensé qu’il vivrait encore longtemps après sa renonciation. Mais Ratzinger est un « dur à cuire ». A un moment donné, on se dit : « Cette fois, c’était la dernière visite ». A la suivante, on pense : « Il a retrouvé des forces ». Il dit alors, en bavarois : « Je m’en suis encore tiré ».

Christ und Welt : Comment lui-même vit-il cela ?

Seewald : Eh bien, récemment je lui ai dit : l’an prochain, c’est votre quatre-vingt-dixième anniversaire. Vous le fêterez sûrement. Et il a dit : « J’espère bien que non ! »

Christ und Welt : Il en a terminé?

Seewald : On voit que sa vie est accomplie. Je ne veux pas dire qu’il soit fatigué de vivre mais il a simplement tout donné. Et, visiblement, il a le désir de partir maintenant pour ce monde nouveau que sa réflexion a si souvent anticipé, plus près de son Seigneur Jésus. Il s’était représenté sa vie cloîtrée autrement, avec moins de correspondance, moins de visites, en suscitant moins d’attention.

Christ und Welt : Mais votre livre ne contredit-il pas cela ? S’exprimer ainsi sur sa renonciation, sur son pontificat, sur François, c’est aussi un acte politique. En faisant cela, Benoît a un but. Pourquoi parle-t-il maintenant ?

Seewald : On va peut-être lui reprocher d’avoir brisé le silence, de vouloir encore intervenir sur la scène publique, exercer de l’influence. Mais Papa Benedetto n’est pas un pape de l’ombre. Il s’est retiré et ne s’immisce pas. Voilà pourquoi l’histoire de ce projet comporte aussi ce point : ce livre ne devait pas exister. Mon interlocuteur au départ, n’en voulait pas.

Christ und Welt : Ne voulait pas des entretiens ou de la publication ?

Seewald : De la publication. Et moi-même, au départ, je ne pensais pas que ce livre dût paraître de son vivant. Les entretiens devaient servir, comme je l’ai dit, pour sa biographie.

Christ und Welt : Que s’est-il donc passé ?

Seewald : Tandis que je transcrivais les enregistrements, il m’est apparu clairement qu’il s’agissait de bien plus que de simples annotations ou de compléments à l’histoire de sa vie, mais que c’était un document historique. Ici, on peut encore une fois entendre la voix pure de Ratzinger -- sans qu’elle soit déformée par les médias – et surtout à propos de sa renonciation. Il s’agissait là d’un acte sans précédent, et pour lequel on n’avait, au fond, que les 20 lignes en latin de sa déclaration. Sur cela sont venues se greffer des légendes et des théories complotistes, selon lesquelles sa renonciation n’aurait pas été libre, mais forcée par des scandales ou même du chantage. Il fallait une information authentifiée de l’acteur historique pour mettre un terme à toutes ces absurdités. De cela j’ai essayé de convaincre le pape émérite.

Christ und Welt : Comment convainc-t-on un pape ?

Seewald : On ne convainc un Joseph Ratzinger qu’avec des arguments.

Christ und Welt : Quels étaient vos arguments ?

Seewald : Durant les trois années écoulées depuis sa renonciation, une interprétation se répandait insidieusement, qui me rendait littéralement fou de rage : l’élection au siège de Pierre de Joseph Ratzinger aurait été une erreur et le sommet de son pontificat, sa renonciation. Quelle bêtise ! Cela méconnaît complètement l’importance de son œuvre théologique, son énorme contribution au Concile, au pontificat de Jean-Paul II, mais aussi la signification de son propre pontificat, au cours duquel il a, de manière particulière, amorcé beaucoup de ce que le pape François poursuit aujourd’hui. Voilà pourquoi il est tellement important que lui-même se prononce encore une fois personnellement. En définitive, il s’agit de libérer l’accès au message et à l’inspiration de Benoît. Ils sont à mes yeux d’une importance existentielle pour l’avenir de la foi, de l’Eglise et de la société. Du côté de Benoît, la publication était, en tous les cas, soumise à l’approbation du pape François, qui l’a donnée sans hésiter.


LES RELATIONS ENTRE BENOÎT ET FRANÇOIS
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Christ und Welt
: Comment prend-on un arrangement avec un pape ? Par téléphone ?

Seewald : Non, cela se fait par lettre, comme toujours au cours des nombreuses années de notre collaboration.

Christ und Welt : Le matin vous allez à votre boîte aux lettres et là, il y a un courrier du pape ?

Seewald : En principe oui, ce sont la plupart du temps d’assez grandes enveloppes, dans lesquelles Sœur Brigitte, sa collaboratrice la plus proche, dépose la lettre proprement dite. Dès lors, il y a souvent beaucoup de carton tout autour, pour que tout arrive bien.

Christ und Welt : Il y a eu plusieurs échanges de lettres avant qu’il ne soit convaincu ?

Seewald : Il n’a pas fallu de longue correspondance mais Benoît a sûrement beaucoup réfléchi, délibéré et porté cela dans la prière. Il sait naturellement qu’avec ce pas il s’expose à la critique. Mais celle-ci vient plutôt du côté d’où l’on a, de toute façon, toujours tiré sur lui.

Christ und Welt : Benoît raconte dans votre livre qu’il ne s’était pas attendu à l’élection de Jorge Mario Bergoglio. Il attendait impatiemment assis devant son téléviseur, comme le reste du monde…

Seewald : …en effet, et avant que le nouveau pape n’apparaisse à la loggia sur la Place Saint-Pierre, il avait appelé Benoît. Mais celui-ci était à Castel Gandolfo, assis devant la télévision, avec les religieuses qui s’occupent de lui, en train d’attendre avec impatience la première apparition de son successeur -- et il n’a pas entendu l’appel téléphonique de François.

Christ und Welt : On n’arrête pas de spéculer sur la relation qu’ils entretiennent. François semble attacher beaucoup d’importance à un bon contact avec son prédécesseur et Benoît lui aussi s’efforce, dans votre livre, de dissiper l’impression que François et lui ne seraient pas sur la même longueur d’ondes. Cet accord existe-t-il vraiment ou bien n’est-ce que du show ?

Seewald : Non, ce n’est pas du show. D’abord il faut savoir que le pape est le pape. Cela est vrai pour chaque catholique, a fortiori pour un pape émérite. Il n’y a encore jamais eu de situation comme celle que nous connaissons aujourd’hui. Tout ce que font Benoît et François est une première, pour laquelle il faut trouver une forme appropriée. Y compris pour des choses en apparence banales : Comment s’adresse-t-on à un ancien pape ? Comment s’habille un ancien pape ? Quelles relations entretiennent un pape régnant et un pape émérite ? ll n’y a pas de tradition qui réglerait cela. Les deux créent en quelque sorte la papauté de ce siècle. Dans l’avenir, on peut imaginer qu’il y aura peut-être même un jour trois papes vivants : un régnant et deux émérites. François a déjà fait comprendre qu’il peut lui aussi envisager une renonciation s’il ne peut plus exercer sa charge.

Christ und Welt : Cela, c’est le plan politique ; comment les choses se passent-t-elles au plan personnel dans leurs rapports mutuels ?

Seewald : Je crois qu’il y a une bonne affinité personnelle entre les deux. Dans notre livre, Benoît, à ma question de savoir s’il n’a pas de problème avec la manière d’être de son successeur, répond : « Non. Au contraire, je trouve cela bien ». François, de son côté, nomme son prédécesseur un grand docteur de l’Eglise, dont l’esprit « apparaîtra toujours plus grand et plus puissant, de génération en génération ». Il veut tout faire, dit-il littéralement, pour, avec l’aide de Dieu, « avancer dans la même direction que Benoît ». Ils ne font pas seulement que se voir régulièrement, ils s’écrivent aussi des lettres et échangent des réflexions. En même temps, Benoît parle avec franchise de la différence de tempérament entre François et lui-même. Je peux aussi m’imaginer que que plus d’une fois ce que fait son successeur lui fait froncer les sourcils. Mais visiblement l’élan que montre François lui plaît. Tout le monde peut le voir lors des apparitions publiques : à Benoît convenait plutôt la salle de concert, tandis que François est l’homme de la Piazza.

Christ und Welt : On a toujours parlé d’intrigues dans lesquelles les adversaires de François voulaient impliquer son prédécesseur.

Seewald : Mais tous ceux qui s’y essaient se cassent les dents avec Benoît.

Christus and Welt : Il n’y a donc pas d’appel du pied discret, pas de clin d’œil d’encouragement en direction des critiques de François ?

Seewald : Non, je suis certain que, même à l’adresse de Georg Gänswein, son secrétaire, jamais une parole qui faillirait à la loyauté n’a franchi ses lèvres.


LA DÉCISION DU CÉLIBAT
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Christ und Welt
: Au cours du travail de mise en forme, quelque chose a-t-il été supprimé ?

Seewald : Non, rien d’essentiel n’a été ôté. Mais le fait est que nous avons discuté de certaines choses en vue de la biographie, qui ne sont pas reprises dans ce livre, parce qu’elles n’y auraient pas eu leur place du fait de son agencement.

Christ und Welt : A la fin de votre entretien, Benoît évoque un amour de jeunesse.

Seewald : Oui, il a été amoureux pendant ses études ; c’était très sérieux.

Christ und Welt : Qu’entendez-vous par « sérieux » ?

Seewald : Cela fut un grave souci pour lui. Pendant ses études après la guerre, il y eut pour la première fois des étudiantes. Il avait vraiment beaucoup de charme, c’était un beau jeune homme, un bel esprit qui écrivait des poèmes et lisait Hermann Hesse. Un de ses camarades d’études m’a raconté que les femmes le remarquaient, et que c’était réciproque. La décision du célibat ne fut pas facile pour lui.

Christ und Welt : Le livre s’intitule « Derniers Entretiens » -- il aurait tout aussi bien pu s’intituler « Le jugement dernier ». On voit combien Benoît se bat avec ce qu’il a vécu comme une insatisfaction. Dès le début déjà, il parle de lui-même comme de « ce pauvre bonhomme ».

Seewald : Ratzinger est tout sauf un homme imbu de lui-même. Le fait d’être pape n’a rien changé à cela – et le regard rétrospectif sur sa vie a plutôt accentué ce trait.

Christ und Welt : La connaissance des hommes, dit-il, n’est pas son point fort et il reconnaît : « La pratique du gouvernement n’est pas mon affaire ».

Seewald : L’auto-critique fait partie de l’image qu’il a de lui-même ; beaucoup de critiques ne voient pas cela. Ce n’est pas quelqu’un qui agit de manière autoritaire.

Christ und Welt : N’est-ce pas de la coquetterie ?

Seewald : Non, je ne l’ai pas ressenti comme cela. Je crois qu’à la fin de sa vie il est vraiment au clair avec lui-même. Il avoue aussi très franchement les cas où il a découvert ses propres défaillances. Il dit par exemple qu’il n’a pas toujours traité chacun avec l’attention que, peut-être, il aurait méritée. Il parle sans réserve d’autres faiblesses ou de ses handicaps physiques…

Christ und Welt : … « ma voix est naturellement faible », dit-il.

Seewald: Weit gravierender ist ja noch die Einschränkung, die auch mir trotz der vielen Gespräche über so lange Zeit verborgen blieb: dass er auf seinem linken Auge schon vor seiner Wahl völlig erblindet war, als Folge einer Hirnblutung und einer Entzündung.

Seewald : Beaucoup plus lourde est encore la limitation qui m’était demeurée cachée en dépit des nombreux entretiens que nous avons eus pendant une aussi longue période : déjà avant son élection, il était totalement aveugle de l’œil gauche, suite à une hémorragie cérabrale et à une inflammation.


LE PAPE N’EST PAS UN SURHOMME
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Christ und Welt
: Le ministère pontifical vu de l’intérieur tel que Benoît le présente s’avère surprenant. Il dit que le pape n’est pas un surhomme, qu’on ne change rien par des actes d’autorité. Un pape a-t-il moins de pouvoir que le monde le pense ?

Seewald : Le terme d’« infaillibilité » a conduit à des conclusions entièrement fausses. Celui qui ne sait pas grand chose de l’Eglise catholique pense, à tort, que tout ce que fait un pape est infaillible – et les catholiques n’auraient donc qu’à se soumettre. Mais il y a beaucoup de choses qu’un pape ne peut pas changer. Benoît a une vision très réaliste des possibilités mais aussi des limites de la fonction. Le pape n’est pas un roi, le roi de l’Eglise, c’est le Christ.

Christ und Welt : Dans les « Derniers Entretiens », on rencontre à plusieurs endroits une personnalité touchante qui se pose les questions ultimes. Cela n’empêche pas de poser la question d’une fin politique poursuivie à travers ce livre : ne cherche-t-il pas à soigner l’image qu’il laissera à la postérité, en essayant de rendre du lustre, après coup, à un pontificat « abimé » ?

Seewald : Non, il ne considère pas son pontificat comme « abimé ». C’était naturellement un pontificat à problèmes, même avec des scandales ; mais aucun pontificat n’en est exempt, et celui de François non plus. La déclaration centrale de Benoît à propos de sa renonciation dit : Je pouvais le faire parce que je n’étais pas sous pression. Il était affaibli, physiquement et psychiquement, - il décrit cela avec insistance -, mais il ne ressentait pas de pression politique -- car à une pression extérieure, dit-il, on n’a pas le droit de céder.

Christ und Welt : Malgré tout, ce dont il se soucie c’est son image dans les livres d’Histoire ?

Seewald : Même un Joseph Ratzinger n’est pas tout à fait sans vanité. Mais celle-ci, chez lui, se limite à l’ambition de pouvoir être à la hauteur de la discussion théologique, à la hauteur des temps. Il n’est pas vaniteux dans le sens où il voudrait regarder les gens de haut, avoir sa place dans les livres d’Histoire ou être jugé comme un grand pape. Si quelqu’un lui dit cela, il sursaute. Ce qui importe pour lui, c’est que l’accès à son œuvre ne soit pas bouché. Et son œuvre n’est pas l’annonce de Joseph Ratzinger, mais l’annonce du Christ. Et là, peut-être a-t-il eu réellement eu peur que, sans un dernier mot de sa part sur sa renonciation,ne subsiste une ombre, qui obscurcirait l’oeuvre.

Christ und Welt : Après tant de livres, tant d’entretiens avec Joseph Ratzinger, quelle est l’image la plus forte qui vous reste ?

Seewald
: Eh bien, C’est peut-être son dernier soir comme pape. Après que l’hélicoptère blanc l’eut transporté, au son des cloches, des jardins du Vatican à Castel Gandolfo dans les Monts Albains, il se tient debout une dernière fois à la fenêtre de sa résidence,fait signe et dit, je crois,« Buona notte ». Puis il se retourne, quitte le balcon et disparaît dans l’ombre dela maison. Je lui ai demandé ce qu’il avait fait après, derrière les volets, en ce soir historique.

Christ und Welt : Et…. ?

Seewald : Très laconiquement, il dit – et cela n’est pas dans ce livre – : « J ’ai ouvert ma valise et déballé mes affaires ». Il a beau être un grand esprit, il a beau avoir tant de préoccupations spirituelles, il reste une chose qu’il fait volontiers, soir et matin : musarder ici et là ...