Benoit-et-moi 2017
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Confusion dans l'Eglise

Après un constat des faits, Aldo Maria Valli tente de les expliquer, et il le fait par la crise d'autorité que traversent aujourd'hui nos sociétés (22/2/2017)

Son analyse est très juste (la crise d'autorité existe, c'est un fait, elle ne date pas de François - même s'il lui donne aujourd'hui des motifs supplémentaires - et elle est visible dans tous les domaines, pas seulement l'Eglise), mais elle n'est à mon avis que partielle, cherchant essentiellement des causes exogènes, à caractère sociologique (qui existent aussi, mais associées à d'autres en un mélange détonnant), éludant trop rapidement la personnalité de l'homme qui dirige aujourd'hui l'Eglise, et surtout faisant l'impasse sur ses intentions réelles, dont la confusion (le "casino", comme lui-même le dit) est l'un des moteurs.
Heureusement, la conclusion de l'article, qui renvoie à l'attitude des catholiques auxquels il offre "des lignes pour s'orienter dans la tempête" est très belle et finalement pleine d'espoir.

L'Eglise, confusion et crise de l'autorité.
Lignes pour s'orienter dans la tempête

Aldo Maria Valli
22 février 2017
Ma traduction

* * *

Quelle confusion! Aujourd'hui, quel que soit l'auteur, analyses et discussions sur l'Eglise se terminent souvent par cette exclamation, suivi d'un soupir inconsolable. Et en effet, les faits semblent le confirmer.

Affiches anonymes qui s'en prennent au pontife romain, luttes de pouvoir (et pour l'argent) dans une noble et ancienne institution comme l'Ordre de Malte, cardinaux qui écrivent au pape pour lui demander une réponse sur des questions de doctrine. Et puis deux papes qui vivent à quelques mètres l'un de l'autre au Vatican, sans que n'aient jamais été complètement élucidées les raisons de la démission de l'homme qui aujourd'hui, avec une définition qui fait à son tour discuter, est appelé «pape émérite». Et puis controverses et désaccords entre cardinaux, évêques et fidèles sur des aspects-clés de la foi et en particulier sur un document papal que, malgré son titre sympathique ("Amoris laetitia") est devenu un champ de bataille et, pour beaucoup, un motif non pas de joie, mais de perplexité et de tristesse. Et puis un pape déconcertant, défendant, surtout dans des interviews et des discours improvisés, des positions qui pour certains ne correspondent pas à l'enseignement de l'Eglise sur des questions qui sont loin d'être secondaires. Et puis, des réformes qui devraient améliorer le fonctionnement du gouvernement central de l'Eglise, mais qui provoquent le mécontentement à l'intérieur du Saint-Siège. Et puis encore, rangs catholiques qui observent tout cela avec une désorientation croissante, avec tristesse et perplexité, presque anéantis par les polémiques ou bien impliqués avec passion dans les conflits et engagés dans le soutien à l'une ou l'autre partie.

Si le tableau que je viens de brosser était le fruit de l'imagination d'un écrivain, il faudrait lui accorder une inventivité remarquable. Le livre pourrait s'intituler «L'Eglise divisée» ou «L'Eglise dans la tempête», ou «Les deux Eglises». Le fait est que, face à ce que nous voyons, même le plus imaginatif des écrivains ne pourrait qu'admettre que la réalité dépasse la fiction.

Ce qu'on disait autrefois des "libéraux" (lorsque deux d'entre eux discutent, attendez-vous au à moins trois opinions différentes), on peut désormais le dire des catholiques. Il n'y a pas d'argument qui soit épargné par les conflits. Et quels conflits!

Nous savons bien que dans l'Église, depuis le début, le débat, souvent ponctué d'injures et de ressentiments, a été le pain quotidien. Paul (lettre aux Galates) a résisté «en face» à Pierre (il l'a durement affronté) sur les questions-clés du moment, comme la façon de se comporter envers les Juifs. Et que dire des luttes entre les chrétiens des premiers siècles autour de la Trinité et du rapport entre le Père et le Fils? Comment oublier les controverses passionnées au Concile Vatican I sur le dogme de l'infaillibilité papale et, pour en venir aux temps beaucoup plus proches de nous, les débats enflammés vécus lors du Concile Vatican II et dans les années suivantes?

Nous avons tendance à penser au christianisme, et surtout au catholicisme, comme à une foi dogmatique, et donc stable dans sa fixité. En réalité, ce qui caractérise l'expérience chrétienne est la liberté, à son tour conséquence de la dignité attribuée à l'homme en tant qu'image de Dieu. Et la liberté comporte la différence, y compris sous forme de tension.

Donc, rien de nouveau sous le soleil? En partie oui et en partie non.

Un élément nouveau est probablement constitué par la façon dont nous communiquons. La diffusion des nouveaux médias a éliminé la distinction classique entre source et destinaire de l'information. Aujourd'hui tout le monde est en même temps source et destinataire, tout le monde interagit et le fait de plus en plus rapidement. La conséquence est une communication souvent moins pensée qu'autrefois, plus instinctive et immédiate, et donc aussi plus conflictuelle. Il y a en outre un mélange constant des idées et des évaluations, un chevauchement qui se produit dans un village planétaire ressemblant souvent à un marché rempli de voix indistinctes, où il est difficile de dire qui a le plus ou le moins de titres pour argumenter et où celui qui crie plus fort que les autres s'impose facilement.

Depuis longtemps adoptée par la politique, la nouvelle façon de communiquer, moins formelle et moins structurée que par le passé, a désormais dans un certain sens également impliqué le pape. Lequel, à côté des instruments classiques (encycliques, lettres, homélies, documents divers), y recourt de plus en plus, comme dans le cas de l'interview, du discours a braccio et de toutes les formes de contact direct, non médiées par l'institution, avec les interlocuteurs. D'où une communication qui, même dans le cas du pape, est en train de devenir de moins en moins solennelle dans la forme mais souvent aussi moins organique dans les contenus, moins liée à des critères de prudence et plus semblable à celle de la presse, improvisée, liée à l'émotion, à l'impulsion du moment, au bruit suscité par un cas particulier.

Un autre élément nouveau (au moins pour les temps modernes) est donnée par la présence de deux papes vivants, et surtout très différents l'un de l'autre. Bien que le pape qui ne règne plus se montre très peu et parle encore moins, il y a des catholiques qui n'hésitent à voir dans l'Émérite le point de référence qui selon eux reste comme plus authentique tant sous l'angle doctrinal que pastoral, déclenchant ainsi un motif qui, s'il n'est pas toujours de conflit ouvert est malgré tout de division réelle ou potentielle.

On pourrait alors raisonner sans fin sur la situation des mouvements ecclésiaux et sur leurs problèmes de leadership, avec la conséquence que même dans ces mondes, autrefois compacts, ceux qui se sentent libres, ou moins liés à une discipline d'appartenance, sont plus nombreux.

D'autres éléments de nouveauté pourraient se trouver dans le rapport inversement proportionnel entre le niveau du contenu et l'agressivité, mais dans ce cas, le problème ne concerne pas seulement l'Église, mais la décadence intellectuelle générale.

Le fait est que, si l'on parle de doctrine, de magistère, de pastorale, de politique ecclésiale, de prédication ou de tout autre aspect de la vie de l'Eglise, le premier mot qui vient à la bouche pour décrire le cadre est précisément "confusion".

Et ici, peut-être arrivons-nous au vrai trait distinctif de la réalité actuelle. Dans laquelle la situation de conflictualité chronique et d'incertitude au sein de l'Eglise semble être la conséquence d'une crise de l'autorité.

Cette crise, comme la décadence intellectuelle, ne concerne certainement pas seulement l'Eglise (pensons à la famille, à l'école, aux institutions politiques), mais dès lors qu'elle touche l'Eglise, communauté dans laquelle l'autorité joue un rôle décisif, elle ressort de façon tranchante.

La crise affecte tous ceux qui ont des rôles de responsabilité institutionnelle et pastorale: cardinaux, évêques, curés. Mais il est certain qu'on est frappé par l'évolution, ou la régression, de la figure du pape. Dans quel sens? En ce sens que si, d'un côté, le pape n'a jamais été aussi populaire qu'aujourd'hui [ndt: est-ce si vrai que cela? la faible affluence aux angélus dominicaux semblent prouver le contraire...], de l'autre, il n'est jamais apparu aussi dépourvu d'autorité reconnue et substantielle. La voix du pape, pour appréciée qu'elle soit, et que beaucoup considèrent comme la seule possèdant une certaine autorité, a dans la pratique un impact de plus en plus faible, même parmi les croyants. Les raisons sont nombreuses et se rapportent à la fois à la manière dont le pape est en train de modifier son rôle, sa figure et sa relation avec le monde, et aux changements intervenus dans la société, dans la culture et dans les moeurs. Autour du premier front, on assiste depuis longtemps à une désacralisation de la figure du pape, un processus qui a permis au pape de mieux aller à la rencontre des personnes et des peuples, bien au-delà du seul public catholique, mais parallèlement qui a conduit à une réduction de la reconnaissance de sa fonction d'enseignement. Quant au second front, le processus de sécularisation est allé si loin qu'il a absorbé et assimilé jusqu'au pape lui-même, désormais devenu un personnage comme les autres, un parmi tous ceux qui foulent la scène de l'attention des médias. Certes, les gens qui le voient et l'entendent sont plus nombreux, mais le nombre de ceux qui le voient comme un guide à suivre a diminué. Nous avons ainsi le paradoxe d'un pape très populaire, mais dont la proposition, dans les faits, se perd très vite dans la grande mer de toutes les autres propositions. Si, à l'époque de Jean-Paul II, il a été dit que les gens applaudissaient le chanteur, mais pas la chanson (on aimait l'homme Wojtyla, et non pas ce qu'il enseignait), aujourd'hui, nous pouvons dire que beaucoup de gens, au-delà de la foi et de l'appartenance religieuse, applaudissent à la fois le chanteur et la chanson, mais ils les oublient vite, ils n'en tirent pas les conséquences et ils ne mettent pas en en œuvre une adhésion authentique.

Commencée, au moins de manière visible, avec Jean XXIII, la crise de l'autorité papale a traversé tous les pontificats suivants, mais peut-être ne s'est-elle jamais manifestée avec l'intensité actuelle.

C'est un phénomène que chaque pape a tenté de limiter. Jean XXIII, qui pourtant, en convoquant le Concile Vatican II, donna une formidable contribution à la crise en se mettant en question lui-même, avec la papauté, limita le déclin de l'autorité avec son charisme. Jean-Paul II fit de même, bien que ce fût un charisme de contenu différent. Plus difficile fut la tâche de Paul VI qui, ne pouvant pas compter sur son charisme (au moins selon les canons de la société médiatique fondée sur l'image), misa sur la réforme interne, essayant de donner une plus grande crédibilité aux organes de gouvernement. Quant à Benoît XVI, son arme contre la crise de l'autorité fut certainement la sagesse théologique et philosophique, qui lui a permis de poser à la culture contemporaine des questions décisives sur les grandes questions comme la vérité et la liberté, mais ne lui permit pas de se mettre à l'abri d'attaques de plus en plus violentes et en grande partie dûes aux préjugés.
Aujourd'hui, avec François, il n'est pas facile de dire quel instrument il utilise pour faire face à la crise de l'autorité. En apparence, il semble n'utiliser aucun instrument, et qu'il y ait même de sa part un effort pour réduire davantage l''auctoritas' papale à travers une impulsion encore plus décisive vers la désacralisation. En regardant de plus près, cependant, tous les choix symboliques, et de perception immédiate, adoptés dans ce sens (comme de ne pas endosser de vêtements voyants, de porter ses chaussures habituelles, de se promener à bord d'une petite voiture, de vivre à Sainte Marthe et non dans le palais apostolique, de quitter le Vatican pour aller dans les magasins de Rome, de se montrer accessible et disponible) peuvent aussi être lus comme des tentatives de récupérer l''auctoritas' papale à travers l''humilitas'. Une stratégie qui, dans un monde dominé non pas tant par la parole que par l'image, peut avoir sa propre logique.

Quoi qu'il en soit, dans la communauté catholique, reste l'état de confusion. Qui, par moments, menace de devenir un état confusionnel. Qui commande? Qui croire? Sur qui s'appuyer? À qui se fier? À qui donner sa confiance?

Si le catholique n'avait pas une vision providentielle de la vie, et ne savait pas que l'Esprit souffle où il veut, il devrait éprouver le frisson du vide et l'effroi devant un chaos qui semble préannoncer le triomphe du prince des ténèbres, celui qui poursuit le mal à travers la division, en jetant parmi les hommes des motifs toujours nouveaux d'incompréhension et de conflits. L'entropie croissante, c'est-à-dire tout ce qui fait obstacle à un message clair et univoque, pourrait apporter avec elle le découragement. Au contraire, le croyant voit dans cette situation un test pour l'exercice sain de la liberté personnelle, du sens de responsabilité, du courage, la de loyauté. Par moments, le test est difficile, mais le croyant a pour lui la certitude que si le Seigneur donne un poids, il donne aussi la force de le porter. Le croyant sait qu'il est pas seul et il a conscience que l''auctoritas' la plus importante, la seule qui compte est exercée par celui qui ne déçoit pas. Jamais.