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Doctrine vs Discernement

Le Père Scalese poursuit une réflexion commencée en décembre dernier sur le "changement de paradigme" dans l'Eglise "de François" (19/4/2017)

>>> Cf.
benoit-et-moi.fr/2016/actualite/amoris-laetitia-et-le-changement-de-paradigme

Doctrine vs discernement

Père Giovanni Scalese CRSP
19 avril 2017
querculanus.blogspot.fr
Ma traduction

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L'interview donnée par le père Arturo Sosa, Supérieur Général de la Compagnie de Jésus, au vaticaniste Giuseppe Rusconi [traduction Le Pape noir: ainsi va l'Eglise sous François (II)] a fait les gros titres principalement pour la réplique malheureuse au sujet de l'absence d'enregistreur au temps de Jésus. Avec cette affirmation, cependant, le Père Sosa faisait quelques considérations sur le discernement, qui ont été négligés par la plupart, mais sur lesquelles il me semble utile de s'arrêter, compte tenu des conséquences qu'elles peuvent avoir dans la vie de l'Eglise. Les termes «discerner» et «discernement» reviennent 24 fois dans l'interview. Je me limiterai à citer ici le passage où il est question de la relation entre doctrine et discernement:

Q: Voyons si j’ai bien compris : si la conscience, après discernement, me dit que je peux accomplir une action bien précise, je peux le faire sans me sentir coupable et avec l’approbation de la communauté… Je peux par exemple communier même si la règle ne le prévoit pas...

R: L’Eglise s’est développée au cours des siècles; ce n’est pas un morceau de béton armé… elle est née, elle a appris et elle a changé… c’est précisément pour cela que l’on fait des conciles œcuméniques : pour essayer de mettre au point les développements de la doctrine. “Doctrine” est un mot que je n’aime pas beaucoup ; il porte avec lui l’image de la dureté de la pierre. La réalité humaine, à l’inverse, est beaucoup plus nuancée, elle n’est jamais blanche ou noire et elle est en développement continu…

Q: Il me semble comprendre que pour vous il y a une priorité de la pratique du discernement sur la doctrine…

R: Oui, mais la doctrine fait partie du discernement. Un vrai discernement ne peut faire abstraction de la doctrine…

Q: Mais il peut arriver à des conclusions différentes de la doctrine…

R: Cela, oui! Parce que la doctrine ne remplace pas le discernement ni le Saint-Esprit.

J'ai choisi ce passage de l'interview car il me semble significatif. Il met bien l'accent sur la nouvelle attitude pastorale assumée par l'Eglise de nos jours: on ne rejette pas la doctrine elle-même, mais on lui préfère le discernement. Sur cette opposition, nous nous étions déjà arrêtés dans un précédent post: dans le passage de la doctrine au discernement, nous reconnaissons la principale caractéristique de la «révolution pastorale» en cours. Les affirmations du Père Sosa confirment que nous avions raison et elles nous donnent l'opportunité d'approfondissements supplémantaires.

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Tout d' abord, essayons de comprendre en quoi consiste vraiment la doctrine. «Doctrine» dérive du latin doctrina, qui est le substantif du verbe docere (= enseigner); son sens originel est donc celui d'«enseignement». Il a, cependant, pris peu à peu un sens plus technique d'«ensemble organique de principes théoriques fondamentaux sur lesquels se fonde un mouvement politique, artistique, philosophique, scientifique, etc.» et, plus spécifiquement «ensemble des dogmes et principes de la foi chrétienne» (Zingarelli). De là, on comprend le malaise ressenti par le Père Sosa pour le terme: «“Doctrine” est un mot que je n’aime pas beaucoup; il porte avec lui l’image de la dureté de la pierre». Le Père Sosa ne dit rien de nouveau; Il exprime une mentalité très répandue dans l'Eglise d'aujourd'hui, une mentalité à laquelle le pape François lui-même n'échappe pas:

Il est vrai que dans un sens, partager revient à dire qu'entre nous , il n'y a pas de différences, que nous avons la même doctrine - je souligne le mot, un mot difficile à comprendre - mais je me demande: n'avons-nous pas le même baptême? (Visite à l'église luthérienne de Rome, 15 Novembre 2015);
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La vision de la doctrine de l'Église comme un monolithe à défendre sans nuances est erronée (Interview à la Civiltà Cattolica, Cf. Evangelii Gaudium, n.40);
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Au lieu d'offrir la force de guérison de la grâce et la lumière de l'Evangile, certains veulent «endoctriner» l'Evangile, le transformant en «pierres mortes à jeter aux autres» ( Amoris laetitia, n.49);
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Notre enseignement sur le mariage et la famille ne peut cesser d'être inspiré et transfiguré à la lumière de ce message d'amour et de tendresse, pour ne pas devenir simple défense d'une doctrine froide et sans vie ( ibid., n.59).

Sincèrement, on a du mal à comprendre autant d'aversion pour ... la pierre. La pierre est dure; la pierre est froide; la pierre est inamovible et immuable; alors que la réalité est changeante, instable, fluide, en continuel développement; la réalité est nuancée et peut difficilement être encapsulée dans des formulettes fixes et intangibles.
Mais précisément parce que la réalité est si «liquide», nous avons besoin de quelque chose de stable sur quoi nous fonder. Comme nous le rappelle la parabole de l'Evangile, la maison doit être construite sur le roc, et non sur le sable (Matthieu 7, 24-27; Lc 6, 47-49). Et ce roc est le Christ (1Co 10, 4). Il est la pierre vivante, sur laquelle est fondé l'édifice spirituel composé de pierres vivantes, qui sont nous (1Pierre 2, 4-5). Dans ce passage, l'Apôtre cite un verset du prophète Isaïe («Moi, dans Sion, je pose une pierre, une pierre à toute épreuve, choisie pour être une pierre d’angle, une véritable pierre de fondement. Celui qui croit ne sera pas déçu» 28:16), dans lequel la foi est mise en relation avec la pierre. En hébreu, la racine 'mn' ( d'où le verbe 'aman', «croire», et notre intériorisation 'amen', «vraiment», «c'est ainsi», «j'y crois») exprime la notion de stabilité, de fidélité. «Croire» signifie d'abord, «acquérir solidité et fermeté» s'appuyant sur quelqu'un qui est ferme et solide comme un roc. Jésus - la «pierre » sur laquelle on peut construire (1 Cor 3:11) - ayant à donner un surnom à Simon, l'appelle Pierre.
Si l'Ecriture nous transmet une conception tellement positive de la pierre, de quel droit nous permettons-nous de la juger négativement, car froide et dure? Est-il correct d'en citer exclusivement l'usage - possible (parce que prévu par la loi), mais certainement pas recommandé par l'Evangile - d'instrument pour la lapidation?

Eh bien, si la doctrine joue dans l'Eglise le rôle de «pierre» sur laquelle se fonde la foi des chrétiens, je ne vois pas ce qu'il y a de mal. La foi doit nécessairement faire référence à quelque chose de solide, fixe, immuable; elle ne peut pas être à la merci des vents des idéologies humaines ou des sentiments changeants. C'est vrai qu'aux origines de l'Eglise, il y eut des discussions animées - souvent d'authentiques luttes- sur le sens à donner aux enseignements du Christ; mais peu à peu, l'Eglise a réussi à définir ce sens et à le fixer dans certaines formules, qui ne peuvent plus être modifiées, si on ne veut pas glisser à nouveau dans ces diatribes, qui devraient désormais être considérés comme définitivement closes. Donnons un exemple: au cours de la crise arienne, on a discuté pour savoir si Jésus-Christ était 'homoousios' (= «de la même substance») ou homoiousios (= «de substance semblable») au Père. Une fois clarifié que le Christ est consubstantiel au Père, on ne peut pas se plaindre qu'homoousios est une formule fixe, qui empêche une dialectique légitime et le pluralisme théologique dans l'Eglise; on ne peut pas dire que la réalité est plus nuancée, qu'elle n'est pas en noir et blanc, etc .. etc. Ou bien le Christ est homoousios, ou bien il ne l'est pas; il n'y a pas de nuances qui tiennent. Et si j'affirme que le Christ est homoousios je ne jette de pierres à personne, j'affirme simplement ma foi dans la vraie nature du Christ. Si ensuite il y a des gens qui sont scandalisés par mon affirmation, c'est leur problème, pas le mien. Et surtout, prévu par l'Ecriture: «Pour ceux qui ne croient pas "la pierre qu'ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre angulaire" (Ps 117: 22) et "pierre d'achoppement, pierre de scandale" (Isaïe 8:14). Ils achoppent, ceux qui refusent d’obéir à la Parole, et c’est bien ce qui devait leur arriver» (1 Pierre 2: 7-8). Je ne vois pas pourquoi nous devrions nous étonner de la possibilité que quelqu'un puisse rejeter le Christ; c'est une éventualité incluse dans la liberté humaine. Le fait que quelqu'un puisse refuser le Christ ne m'autorise pas à changer - ou, si l'on veut, à mettre entre parenthèses - la doctrine, uniquement pour ne pas indisposer quelqu'un.

Il est donc vrai que la doctrine est le résultat d'une « cristallisation », autrement dit d'un processus de clarification, précision et définition des vérités de la foi. Mais ce processus ne peut être vu de manière négative, comme une manifestation de fermeture mentale, pharisaïsme ou légalisme - appelez cela comme vous voulez. Il doit plutôt être considéré comme une forme d'amour et de vénération pour la parole de Dieu. C'est l'amour qui pousse les croyants à essayer de mieux comprendre ce que Dieu a voulu leur révéler et, une fois compris, à essayer de le fixer, de le garder de le transmettre comme il est, sans mutations. C'est un bien trop précieux pour être manipulé. Depositum custodi, est la mise en garde claire de Paul à Timothée: comment l'Eglise aurait-elle pu se comporter autrement?

Mais, pourrait-on objecter, les formules fixes peuvent se transformer en la «lettre qui tue», dont parle Paul (2Co 3, 6); la caractéristique de la nouvelle alliance n'est pas la lettre, mais l'Esprit qui donne la vie. Mais nous avons la certitude que ce processus de cristallisation est advenu justement sous l'impulsion et la direction de l'Esprit Saint, et que l'Esprit continuera à rendre vivantes ces formules apparemment mortes.

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A la doctrine, comme nous le disions, on préfère aujourd'hui le discernement. De ce dernier, nous nous sommes occupés dans un précédent post. Nous sommes conscients des limites de cette analyse, mais jusqu'à présent, nous avons pas réussi à approfondir le discours comme nous l'avions espéré alors. Il ne fait aucun doute que le discernement peut revendiquer de nobles ascendants (les origines néotestamentaires et ensuite la tradition ignatienne, à laquelle le Pape François et le Père Sosa, pour des raisons évidentes, se réfèrent l'un et l'autre). Tout dépend du fait de savoir si le discernement, qui est aujourd'hui offert en quelque sorte comme un substitut de la doctrine, est fils légitime du discernement néotestamentaire et ignatien, ou s'il ne doit pas plutôt être considéré comme ... bâtard.

Aujourd'hui, à la place de la doctrine - dure comme la pierre, fixe, immuable, froide et abstraite - on voudrait le discernement, parce que plus proche de la réalité, plus malléable, plus en mesure de saisir la présence et la volonté de Dieu dans les situations nombreuses et variées de la vie. Le Père Sosa décrit ainsi la pratique du discernement:
«Il se met à l'écoute de l'Esprit Saint, qui - comme Jésus l'a promis - nous aide à comprendre les signes de la présence de Dieu dans l'histoire humaine».
Ici, on donne pour acquis - Jésus l'a promis! - la présence de l'Esprit Saint dans le discernement, en oubliant que l'on fait du discernement justement pour vérifier cette présence. On oublie ici qu'à l' origine, le discernement est discretio spirituum; on oublie qu'il n'y a pas seulement un esprit bon (l'Esprit Saint), mais aussi un espri mauvais; on oublie qu'il n'est pas facile de distinguer la présence et l'action de l'un et de l'autre; et c'est justement pour cela que le discernement est nécessaire. J'ai l'impression que nous nous trouvons face à une banalisation du discernement, comme s'il suffisait de se mettre «à l' écoute de l'Esprit Saint» (qu'est-ce que cela veut dire exactement?), quand au contraire le problème est précisément celui de déterminer si c'est l'Esprit Saint qui me parle, et non pas plutôt la voix de l'Ennemi (lequel, comme saint Paul nous le rappelle souvent, se déguise en ange de lumière, 2 Cor 11:14). Un jésuite devrait savoir combien il est difficile de faire la distinction entre l'Esprit de vérité et ses contrefaçons.

Entre autres choses, le Père Sosa rappelle un aspect important:

Le discernement, doit se faire ensemble. Le discernement n’est pas seulement le fait d’une seule personne : nous devons ensemble partager le chemin. Le discernement est exigeant; ce n’est pas un terme caricatural.

Avant l'individu, c'est l'Eglise qui fait le discernement. Et c'est ce qu'elle a toujours fait. Au fond, même la doctrine est le fruit du discernement. Pour revenir à l'exemple que nous avons utilisé, en décidant que le Christ était homoousios et non homoiousios, l'Eglise a discerné; mais elle l'a fait une fois pour toutes. Ce n'est pas comme si elle devrait continuer à le faire selon les différentes situations, comme si dans certains cas, le Christ pouvait être homoousios et dans d'autres cas, homoiousios.

L'Eglise, en outre, comme nous l'avons déjà souligné, ne fait pas du discernement seulement à travers son magistère, mais aussi à travers le sensus fidelium. Les fidèles, considérés dans leur ensemble, ont un « sixième sens » infaillible, un « instinct spirituel » qui peut reconnaître instinctivement l'esprit bon et l'esprit mauvais.

Ce qu'aujourd'hui, dans la nouvelle pastorale, on fait passer pour «discernement pastoral», ne me semble rien de plus que le vieux «libre examen» luthérien camouflé en discernement ignatien. Il s'agit d'un moyen comme un autre pour dédouaner le subjectivisme dans l'Eglise catholique. Alors que jusqu'à présent il y avait la doctrine pour réglementer la vie des fidèles, un point de référence objectif auquel tous devaient, bon gré mal gré, s'adapter, maintenant tout le monde est invité à «discerner» c'est-à-dire en substance, à décider de façon autonome (comme, officiellement, à «l'écoute de l'Esprit»). Il ne sert à rien de répéter, comme le fait le Père Sosa, que la doctrine ne disparaît pas, dès lors qu'elle «fait partie du discernement. Un vrai discernement ne peut faire abstraction de la doctrine», quand ensuite on admet que le discernement peut arriver à des conclusions différentes de la doctrine, parce que «la doctrine ne remplace pas le discernement et pas non plus l'Esprit Saint». De cette façon, la doctrine est vraiment devenue «lettre morte», pour laisser uniquement place à un discernement inconditionnel. Alors qu'au contraire la doctrine devrait constituer un des critères objectifs du vrai discernement: indiquer quelles sont les limites (aujourd'hui, il est à la mode de parler d'«enjeux») au-delà desquelles le discernement, pour être authentique, ne peut pas aller.

Doctrine et discernement ne devraient donc pas être considérés comme des alternatives, mais plutôt comme complémentaires et interdépendants: la doctrine est le fruit du discernement; mais, à son tour, le discernement ne peut jamais ignorer la doctrine; il doit toujours et exclusivement se pratiquer à l'intérieur de la doctrine. Qu'ensuite, l'Esprit Saint soit supérieur ne fait sans doute; mais il l'est non seulement par rapport à la doctrine, mais aussi par rapport au discernement lui-même. Doctrine et de discernement sont deux manifestations de l'Esprit, qui ne peuvent en aucune façon se trouver en conflit entre eux.