Le Pape noir: ainsi va l'Eglise sous François (II)
La longue (et surréaliste!) interview du général des jésuites, l'argentin Arturo Sosa, par Giuseppe Rusconi. Il relativise même l'Evangile! Traduction complète (27/2/2017)
>>> Ainsi va l'Eglise sous François (I)
L'interview du Père Sosa a suscité de très nombreuses réactions, celle que j'ai vues sur les sites que je fréquente habituellement sont négatives, voire incrédules, tellement les propos du Jésuite sont stupéfiants (on m'objectera à juste titre que j'évite généralement ceux qui risquent de l'avoir appréciée).
Je crois juste - et nécessaire - de rendre à César ce qui est à César, ici à Giuseppe Rusconi, sur son site Rosso Porpora, qui est l'auteur de l'interview.
Parmi les commentaires qu'il a reçus de ses lecteurs à la suite de sa publication, et auxquels il consacre un autre billet, il y en a un qui résume bien l'impression que l'on ressent à sa lecture, la qualifiant de «fondamentale pour comprendre ce Pontificat »
J'en reparlerai.
Notons que les questions de Giuseppe Rusconi sont pugnaces, exemplaires d'un journalisme dont nous avons perdu l'habitude dans les grands médias, c'est-à-dire qu'il ne se contente pas de recueillir pieusement les réponses de son interlocuteur simplement parce que ce dernier penche où souffle le vent.
Quant au Père Sosa, on peut le créditer de ne pas s'être soustrait à l'interview d'un journaliste dont il savait certainement qu'il ne partageait pas ses vues (Rusconi laisse deviner qu'il avait déjà interviewé le précédent génaral des Jésuites, le Père Kolvenbach). Cela vaut d'être salué, surtout au moment où un prélat éminent (le cardinal Coccopalmiero...) se défile à la présentation d'un livre de lui, présumé en défense d'Amoris Laetitia, pour ne pas avoir à répondre à des questions gênantes, et où Mgr Marcelo Sorondo, président de l'Académie Pontificale pour la famille en est réduit à organiser des Congrès à huis clos.
Mon amie Isabelle a bien voulu traduire l'interview en intégralité. C'est très long, mais la lecture en vaut la peine, tellement elle est emblématique du tour que prend l'Eglise à l'ère François.
J'ai mis en rouge les répliques qui ont fait l'objet des plus vives polémiques
Jésuites/Père Sosa: Paroles de Jésus ?
À situer dans leur contexte !
Giuseppe Rusconi
18 février 2017
Rosso Porpora
Traduction d'Isabelle
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…. à l’époque de Jésus, il n’y avait pas d’enregistreur !
Longue interview du Père Arturo Sosa, jésuite vénézuélien et “pape noir” depuis quatre mois à propos des nouveautés introduites dans l’Eglise par l’élection du pape Bergoglio, jésuite et argentin. La “conversion” de l’Eglise d’Amérique latine, les missions et le prosélytisme, le “chantier ouvert”, les résistances, le fondamentalisme, le discernement, la doctrine, les paroles de Jésus et la situation au Venezuela…
Douze ans plus tard nous revoici au Borgo Santo Spirito pour interviewer le Général des Jésuites, le “pape noir”. Dans le grand bureau, aujourd’hui bien garni de symboles latino-américains, ce n’est plus Peter Hans Kolvenbach (Général de la Compagnie de Jésus, décédé à Beyrouth en novembre dernier), Néerlandais d’origine et Libanais d’adoption, qui nous accueille, mais le Vénézuélien Arturo Sosa, à la tête de la Compagnie de Jésus depuis quatre mois et successeur del’Espagnol Adolf Nicolas. Âgé de 68 ans, diplômé de philosophie et de sciences politiques, il est issu d’une famille de 6 enfants. Son père était économiste, avocat, entrepreneur et banquier et fut, à deux reprises (1958 et 1982-84) ministre des finances du Venezuela. Entré dans la Compagnie en 1966, le Père Sosa fut ordonné prêtre en 1977 et a été provincial du Venezuela (avec des sympathies pour Hugo Chavez) de 1996 à 2004. Elu conseiller général de l’Ordre en 2008, il est, depuis 2014 à Rome en tant que responsable des maisons et institutions jésuites de la Ville Eternelle. Depuis le 14 octobre dernier, il est le trente et unième Général des jésuites, le premier à n’être pas européen. Une grande cordialité, un sourire sympathique et peut-être même un peu espiègle… Voyons ce qu’il a à nous dire…
Père Sosa, commençons par un regard général sur l’Eglise avant de parler de vous. Depuis bientôt quatre ans, l’Eglise catholique a, à la barre, un jésuite latino-américain et, depuis quatre mois, la Compagnie de Jésus est dirigée par un Père latino-américain. Arrêtons-nous d’abord sur les nouveautés caractéristiques d’une Eglise conduite par un jésuite…
La nouveauté est grande : il me semble que jamais ni le Fondateur ni les jésuites n’ont eu cette idée en tête. Et le jésuite Jorge Mario Bergoglio non plus. Traditionnellement, la Compagnie de Jésus cherche à rendre service à l’Eglise, non pas d’un point de vue hiérarchique, mais dans une optique différente : pastorale, intellectuelle, éducative. Elle fait cela en des lieux et temps particuliers. Les jésuites qui sont aussi évêques rendent ce service à la demande expresse du Saint-Siège et dans des lieux où d’autres ne veulent pas aller ou bien là où règne une situation particulière.
DANS L’EGLISE, UNE “SITUATION PARTICULIERE ”
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Voudriez-vous dire qu’il y a, aujourd’hui, dans l’Eglise, une “situation particulière” ?
Pour qu’un jésuite devienne pape, il doit nécessairement y avoir une situation particulière. C’est l’Eglise qui a demandé cela. Et, de surcroît, elle l’a demandé à un jésuite âgé, au seuil de la retraite : c’est là aussi un aspect singulier.
Un jésuite latino-américain… encore une nouveauté qui concerne en même temps la Compagnie de Jésus…
C’est un pape qui, comme moi, vient de l’Eglise latino-américaine. Je suis entré dans la Compagnie exactement au moment où s’achevait le Concile Vatican II. J’ai terminé mon noviciat en 1968, au moment de la Conférence Générale à Medellin de tous les évêques d’Amérique Latine, ouverte par Paul VI. Notre élection est, sans aucun doute, un signe que, dans les cinquante dernières années, l’Eglise latino-américaine a su concrétiser sérieusement le Concile, en se convertissant à tous les niveaux…
L’Eglise latino-américaine avait besoin d’une conversion complète ?
La conversion, Vatican II la demandait à chacun, avec des modalités diverses selon le service qu’il accomplissait dans l’Eglise. Par exemple, aux religieux, on a demandé de retourner s’abreuver à leurs sources spirituelles. D’une manière générale, on a demandé à l’Eglise d’ouvrir les fenêtres, de faire entrer de l’air frais et de découvrir les changements du monde en essayant de les prendre au sérieux. C’est ainsi que l’Eglise latino-américaine a commencé à regarder en face, délibérément, la réalité vraiment choquante du continent, une réalité qui, aujourd’hui encore, est explosive dans une situation où le fossé entre riches et pauvres est le plus grand du monde…
Pourtant, l’Amérique Latine n’est pas le continent le plus pauvre…
Non, mais c’est sûrement celui où l’inégalité atteint son sommet. A côté de cette pauvreté, il y a tout de même la foi bien vivante du peuple… très variée et avec beaucoup d’expériences d’inculturation. Après le Concile, l’Eglise latino-américaine a pris un grand élan et a réussi à convertir tant ses méthodes pastorales que ses structures sociales, avec une attention particulière à l’évangélisation des pauvres. Je le dis avec humilité, mais aussi avec un peu d’orgueil : le pape François et moi nous sommes les fils de cette histoire, fruit d’un travail non pas personnel mais collectif qui s’accomplit depuis plus de cinquante ans.
LE CATHOLICISME “IMPOSÉ” A L’AMERIQUE LATINE
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Entre-temps il nous faut bien constater que, depuis quelques années, se manifeste une érosion sensible du nombre de catholiques, qui passent aux sectes protestantes, en Amérique Centrale, mais aussi au Brésil…
Pour essayer de donner une réponsee à ce phénomène, je partirais de loin. L’Eglise latino-américaine naît du système colonial : les colonisateurs étaient catholiques et la conquête se faisait aussi au nom de la religion. Mais on peut se demander à quel point l’Amérique latine conquise était vraiment catholique, à quelle profondeur la foi catholique avait poussé ses racines dans cette terre. Du reste, les guerres d’indépendance du XIXe siècle furent dirigées en général par des libéraux, souvent même par des anticléricaux; et le positivisme fut, au XIXe siècle, la philosophie la plus diffusée parmi les élites du continent. D’un autre côté, l’influence d’éléments religieux indigènes était souvent forte dans le catholicisme populaire, comme si, au fond, on avait seulement affublé les divinités originaires de noms catholiques pour pouvoir survivre dans une société qui avait imposé le catholicisme comme idéologie.
Au Mexique…
Egalement en Argentine et dans d’autres pays. Mais, je le répète, l’Eglise catholique en Amérique latine est mieux équipée pour faire face, de manière cohérente, aux défis sociaux sans viser le grand nombre… Est-ce que par hasard l’Evangile parle de “nombres” ?
LES “REDUCCIONES” ETAIENT DES MISSIONS, PAS DU PROSELYTISME
Evangélisation… et nous voilà à présent en train de parler de mission et de prosélytisme; à ce dernier terme le pape Bergolio accorde une connotation très négative. Vous êtes latino-américain : les “reducciones” jésuites du XVIIIe siècle, immortalisées plus ou moins fidèlement dans un grand film comme “Mission”, étaient-elles des missions ou du prosélytisme ?
Des missions.
Quelle est la différence ?
Le contexte historique des reducciones était colonial et caractérisé par une société dans laquelle le prosélytisme répondait à la nécessité de se soumettre au pouvoir en devenant catholique. Les jésuites des reducciones, par contre, avaient en vue la conservation de la culture indigène qu’ils voulaient renforcer du point de vue socio-économique. On n’était pas obligé d’être catholique dans les reducciones : on y proposait bien sûr l’Evangile mais on ne l’imposait pas. Ce n’était donc pas du prosélytisme, instrument de propagande utilisé par le pouvoir pour accroître le nombre de ses sujets. La mission ne veut pas faire table rase des diversités culturelles existantes ; il ne faut pas renoncer à sa culture pour devenir chrétien ! C’est là le cœur de la grande bataille de saint Paul contre l’imposition de la loi juive : nous ne nous laissons pas réduire en esclavage, nous avons été libérés par la Croix de Jésus. Donc, la loi, comme contrainte culturelle, est dépassée.
L’EGLISE COMME “CHANTIER OUVERT”
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A propos de loi, passons à un autre chapitre âprement discuté… dans ses bientôt quatre années de pontificat, le pape Bergoglio a poursuivi avec ténacité son objectif de transformer l’Eglise en chantier ouvert, bouleversant les repères et renversant les barrières. A quel point a-t-il réussi jusqu’ici dans son entreprise ?
J’ajouterais tout de suite à l’expression “chantier ouvert”, “ouvert à qui veut discerner” : celui qui entre dans le chantier doit être prêt à discerner.
Encore un terme très à la mode aujourd’hui, amplement utilisé dans le discours ecclésial : discerner, discernement… Mais celui qui n’est pas prêt à discerner, qu’est-ce qu’il fait ? Il ne peut pas entrer ?
Lui aussi est invité à entrer et à apprendre à discerner. Le discernement fait partie de la vie chrétienne et mûrit avec elle. L’idéal de la vie chrétienne est d’agir comme Jésus, en restant en contact avec Lui dans la prière, dans l’Eucharistie, en partageant la vie de la communauté chrétienne au service des autres.
Le changement souhaité et encouragé par le pape Bergoglio est-il déjà perceptible ou non?
C’est une question de situation, et ce terme ne doit pas s’entendre seulement au sens géographique. Il me semble que, dans le monde moins cléricalisé, on accueille comme une bonne nouvelle l’action du pape François et qu’elle change la vie : l’Eglise ouvre les fenêtres…
Que signifie l’expression “monde moins cléricalisé” ?
Celui qui est moins attaché aux légalismes “pharisiens”. Quand la loi se change en culte, la figure du prêtre se sclérose. La loi devient alors un instrument de pouvoir qui annule la liberté personnelle de choisir le chemin chrétien.
Et dans le monde “plus cléricalisé”, qu’est-ce qui se passe ?
On résiste. Pas seulement les prêtres, mais aussi les laïcs, parfois plus cléricaux que les clercs…
Il y en a beaucoup en Europe ?
Oui, ils sont nombreux en Europe, aux Etats-Unis aussi et en Amérique latine…Nous parlons du fondamentalisme musulman, islamique, mais nous ne regardons pas le nôtre…
FONDAMENTALISME ISLAMIQUE ET “FONDAMENTALISME CATHOLIQUE” …
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Mais, Père Sosa, n’y aurait-il pas tout de même une petite différence entre le fondamentalisme islamique et ce que vous appelez ”fondamentalisme chrétien”? On sait que le fondamentalisme islamique s’exprime par les attentats terroristes, perpétrés de préférence dans des lieux fort fréquentés. Et qu’il se base sur l’interprétation de différentes sourates du Coran, ainsi que sur l’exemple du Prophète lui-même. Ce que vous appelez “fondamentalisme chrétien” ne se caractérise tout de même pas par les attentats terroristes…
Pourtant, les attitudes dans ces deux fondamentalismes sont comparables. L’attitude de celui qui critique radicalement le Concile Vatican II, cette nouvelle manière d’être Eglise qu’incarne aujourd’hui le magistère du pape François, est fondamentaliste… Ils prétendent être plus fidèles que lui à l’Evangile…
A ce propos, c’est le cardinal Gerhard Müller, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi qui, dans une longue interview accordée au mensuel catholique “Il Timone” de février 2017, note – à propos du mariage – que “aucun pouvoir au ciel et sur la Terre, ni un ange, ni le pape ni un concile, ni une loi promulguée par les évêques ne peut le modifier”. Le cardinal allemand fait encore remarquer : “Les paroles de Jésus (Ndr : en ce cas précis à propos de la sacralité du mariage) sont très claires et leur interprétation n’est pas une interprétation académique mais c’est la Parole de Dieu. Müller serait lui aussi un “fondamentaliste catholique” ?
Entre-temps, il faudrait commencer une belle réflexion sur ce que Jésus a vraiment dit ... À cette époque, personne n’avait d’enregistreur pour y fixer les paroles. Ce que l’on sait, c’est que les paroles de Jésus doivent être placées dans leur contexte, qu’elles sont exprimées dans un langage et un milieu précis, et adressées à des personnes bien définies…
QU’EST-CE QUE JESUS A DIT ? IL N’Y AVAIT PAS D’ENREGISTREUR ET L’EVANGILE EST ECRIT PAR DES HOMMES…
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Mais alors, si toutes les paroles de Jésus doivent être évaluées et replacées dans leur contexte historique, elles n’ont pas de valeur absolue…
Au siècle dernier, dans l’Eglise, ont fleuri nombre d’études qui cherchaient à comprendre exactement ce que Jésus a voulu dire… Comprendre une parole, comprendre une phrase… les traductions de la Bible changent, s’enrichissent de vérité historique… Imaginez un peu : pour moi, qui suis Vénézuélien, le même mot peut avoir un sens différent de celui qu’il a pour un Espagnol… Cela n’est pas du relativisme mais atteste que la parole est relative, l’Evangile est écrit par des hommes, accepté par l’Eglise qui est faite de personnes humaines. Savez-vous ce que dit saint Paul ? “Je n’ai reçu l’Evangile d’aucun des apôtres. Je suis allé trouver Pierre et Jacques pour la première fois trois ans après ma conversion. La deuxième fois dix ans plus tard et, à cette occasion, nous avons discuté de la manière dont il fallait comprendre l’Evangile. A la fin, ils m’ont dit que mon interprétation était bonne aussi mais qu’il y avait une chose que je ne devais pas oublier : les pauvres …” C’est pourquoi s’il est vrai que personne ne peut changer la parole de Dieu, il faut savoir ce qu’a été cette parole !
ON NE MET PAS EN DOUTE, ON SOUMET AU DISCERNEMENT…
Et l’affirmation (Matthieu 19, 3-6) : “ Que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni” est discutable elle aussi ?
Je rejoins ce que dit le pape François: on ne met pas en doute, on soumet au discernement…
Ce qui revient à dire : on met en doute, puisque le discernement est évaluation, choix entre différentes options… L’obligation de suivre une unique interprétation n’existe plus…
Non, l’obligation existe toujours, mais c’est l’obligation de suivre les résultats du discernement. Ce n’est pas n’importe quelle évaluation…
Mais la décision finale se fonde sur le jugement relatif à différentes hypothèses… On prend donc aussi en considération l’hypothèse que la phrase : “Que l’homme ne sépare pas” ne soit pas exactement ce qu’il semble qu’elle soit. En somme on met en doute la parole de Jésus…
Pas la parole de Jésus, mais la parole de Jésus comme nous l’avons interprétée… Le discernement ne choisit pas entre différentes hypothèses mais se met à l’écoute de l’Esprit-Saint qui – comme Jésus l’a promis – nous aide à comprendre les signes de la présence de Dieu dans l’histoire humaine.
“DIFFICILE” DE SUIVRE FRANCOIS
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Père Sosa, nous avons déjà fait allusion au fait qu’un nombre non négligeable de catholiques (assez nombreux en vérité) ont de la peine à suivre certains enseignements et certains gestes du pape François, sans parler de ses réprimandes continuelles… On lui reproche de créer la confusion. Pourquoi n’arrivent-ils pas à le suivre ? Il semble qu’avec le pape Bergoglio viennent à manquer les points d’appui nécessaires dans une société aussi “fluide” que la nôtre. Des points d’appui qui, jusqu’il y a peu, étaient garantis par l’Eglise, ultime bastion, pour ainsi dire, dans un monde sécularisé…
Oui, c’est vrai qu’ils sont assez nombreux ! La difficulté à suivre François se rencontre non seulement en Europe et aux Etats-Unis mais aussi en Amérique latine, partout, dans le monde entier. Mais la fonction de l’Eglise n’est pas d’être un bastion contre la modernité…
… une modernité qui piétine les valeurs humaines fondamentales. Il suffit de penser à l’imposition, par les mass-media et l’école publique (par l’intermédiaire des véritables et lamentables chevaux de Troie que sont la lutte contre le harcèlement et la “violence de genre”) d’une idéologie inhumaine comme celle du gender qui vise à transformer la personne en un individu faible, sans identité, à la merci de n’importe quel marionnettiste financier ou libertaire..
Mais je veux rappeler le message de Vatican II : nous devons apprendre quelque chose de la modernité. L’Eglise n’est pas un bastion, elle s’ouvre, cherche à comprendre, cherche à inspirer.
Voilà cinquante ans, à l’époque du Concile Vatican II, la menace concrète du totalitarisme du gender qui empoisonne nos enfants, tel un “ISIS” occidental” n’existait pas… Le fait que vous ayez utilisé le terme “inspirer” en relation avec l’action de l’Eglise m’intrigue …
Je ne l’ai pas fait par hasard, parce que j’ai évité d’employer le mot “orienter”. L’Eglise ne doit pas orienter, elle doit inspirer les milieux les plus divers…
Si l’Eglise ne doit pas orienter, vers quelle étoile polaire les catholiques doivent-ils regarder aujourd’hui?
L’étoile existe, et elle s’appelle Jésus de Nazareth. Jésus-Christ qui a donné sa vie pour nous tous, ceux qui sont sûrs, ceux qui sont dans la confusion, les non croyants, les traditionnalistes et les progressistes…
Mais il n’est pas facile de traduire le Christ dans la réalité d’aujourd’hui, si tourmentée et contradictoire… comment discerner, pour utiliser un terme à la mode ?
Le discernement, doit se faire ensemble. Le discernement n’est pas seulement le fait d’une seule personne : nous devons ensemble partager le chemin. Le discernement est exigeant; ce n’est pas un terme caricatural. Le pape François exerce le discernement en suivant saint Ignace, comme le fait toute la Compagnie de Jésus : il faut chercher et trouver la volonté de Dieu, disait saint Ignace. Ce n’est pas une recherche pour rire... Le discernement conduit à une décision : on ne doit pas seulement évaluer, mais décider.
Et qui doit décider ?
L’Eglise a toujours rappelé la priorité de la conscience personnelle…
LA PRIORITE DE LA CONSCIENCE PERSONNELLE…
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Voyons si j’ai bien compris : si la conscience, après discernement, me dit que je peux accomplir une action bien précise, je peux le faire sans me sentir coupable et avec l’approbation de la communauté… Je peux par exemple communier même si la règle ne le prévoit pas..
L’Eglise s’est développée au cours des siècles; ce n’est pas un morceau de béton armé… elle est née, elle a appris et elle a changé… c’est précisément pour cela que l’on fait des conciles œcuméniques : pour essayer de mettre au point les développements de la doctrine. “Doctrine” est un mot que je n’aime pas beaucoup ; il porte avec lui l’image de la dureté de la pierre. La réalité humaine, à l’inverse, est beaucoup plus nuancée, elle n’est jamais blanche ou noire et elle est en développement continu…
Il me semble comprendre que pour vous il y a une priorité de la pratique du discernement sur la doctrine…
Oui, mais la doctrine fait partie du discernement. Un vrai discernement ne peut faire abstraction de la doctrine…
Mais il peut arriver à des conclusions différentes de la doctrine…
Cela, oui! Parce que la doctrine ne remplace pas le discernement ni le Saint-Esprit.
LES QUATRE PREMIERS MOIS COMME GENERAL DES JESUITES
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Père Sosa, passons à vos quatre premiers mois comme Général des jésuites. Avez-vous déjà fait des expériences importantes ?
Vous pouvez imaginer la grande nouveauté que fut l’élection dans ma vie. Déjà le fait d’entrer ici, dans ce bureau qui fut celui du Père Arrupe, du Père Kolvenbach, du Père Nicolas. Je dois dire que j’éprouve une grande dévotion personnelle pour le père Arrupe, Général de la Compagnie en des temps difficiles. Le Père Kolvenbach m’a formé au cours de mes années de maturation comme jésuite. Et le Père Nicolas a été mon guide durant les neuf dernières années.
Je vois que, dans votre bureau, la Vierge de Guadalupe, patronne de l’Amérique latine veille sur vous…
Mes parents se sont mariés le 12 décembre, fête de Notre-Dame de Guadalupe; j’ai été baptisé un an après, le 12 décembre; mes derniers vœux de jésuite, je les ai faits le 12 décembre… Comme vous voyez, Notre-Dame de Guadalupe est intimement liée à ma tradition familiale. J’aime beaucoup l’histoire de Notre-Dame de Guadalupe… Juan Diego et l’image très latino-américaine de Notre-Dame de Guadalupe, métisse, indigène. Alors que Notre-Dame de Coromoto, qui est aussi ici dans ce bureau, est vénézuélienne, blanche, beaucoup plus européenne…
Revenons à vos expériences de ces quatre mois…
D’abord, il m’a fallu apprendre à vivre dans une réalité nouvelle avec toute sa complexité. J’apprends en étant plongé dans un groupe de collaborateurs tous très différents, qualifiés et d’une grande humanité. Et cela est un grand bonheur. Saint Ignace disait qu’une tête toute seule ne suffit pas : elle a besoin d’yeux, d’oreilles, d’une bouche, d’un nez, de mains, de bras, de jambes, de pieds pour pouvoir accomplir une œuvre féconde. J’ai déjà dû prendre des décisions que je n’aurais pu prendre en conscience sans l’expérience acquise au fils du temps par mes collaborateurs. L’autre grande expérience est celle de mon ignorance…plus on avance, plus on comprend combien ce que l’on sait est peu de chose…
VENEZUELA : SEUL LE DIALOGUE PEUT AFFAIBLIR LA DICTATURE
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Venons-en à la situation dramatique du Venezuela, un pays qui semble à bout de forces. Je vous lis quelques titres de ces derniers jours. Venezuela : L’épiscopat dénonce que des inconnus ont attaqué la cathédrale de Caracas ; des groupes Pro-Chavez ont lancé des slogans contre l’église pendant la Messe à Caracas ; Mgr Diego Padron (Président de la Conférence épiscopale vénézuélienne) : le gouvernement cherche à intimider l’église catholique ; Le gouvernement affirme que l’église vénézuélienne veut mettre le pays à feu et à sang.
Des titres éloquents, n’est-ce pas ? Les tentatives de dialogue entre les parties, le gouvernement Maduro et l’opposition ont échoué jusqu’ici, bien qu’elles aient reçu le patronage de l’Organisation des Etats Américains (OSA) et du Saint-Siège. Vous êtes vénézuélien et connaissez bien la situation : un dialogue entre opposition et gouvernement est-il possible aujourd’hui ?
La question n’est pas simple. Le Venezuela se trouve dans une situation dramatique, mais la grande crise politique et sociale a commencé voici déjà une trentaine d’années, lorsque l’on commença à voir les limites structurelles d’une société qui a cherché à vivre uniquement des revenus du pétrole. C’est une société qui n’a pas été capable de créer une structure productive en tirant profit des revenus du pétrole, une structure qui aurait distribué de manière plus équitable les biens produits. Du point de vue politique – l’Etat étant le bénéficiaire exclusif de l’important revenu pétrolier – il a été très difficile de créer une société à caractère démocratique. L’Eglise a mis en évidence dès le début, déjà avant Hugo Chavez, les limites de ce modèle fondé plus sur le revenu pétrolier que sur le travail collectif, se conformant en cela à la doctrine sociale de l’Eglise…
Hugo Chavez, putschiste (raté) en 1992, président du Venezuela (élu par le peuple, lors d’élections successives, à une majorité d’abord large et qui s’effrita par la suite) de 1999 à 2013, année où il mourut d’une tumeur en laissant le pouvoir au vice-président Nicolas Maduro…
Oui, Chavez a été élu et reconfirmé à plusieurs reprises, dans les premières années avec une large majorité des voix, mais le rapport affectif qui le liait au peuple vénézuélien s’est affaibli au fur et à mesure que s’aggravait la crise économique due à l’effondrement des revenus du pétrole. Quand, en 2013, le vice-président Nicolas Maduro a pris sa place, la dérive autoritaire était déjà bien claire. Les espaces démocratiques s’étaient fort réduits et on poursuivait de plus en plus le modèle de ce que l’on appelle “socialisme du XXIe siècle”, fondé sur deux piliers : le plus important, celui de la force militaire et l’autre, celui du parti qui contrôle les masses populaires (cela a fonctionné durant des années). Les dix-huit années de chavisme ont cimenté un pouvoir militaire très fort. Pour en finir, pour changer, pour débloquer la situation il n’y a qu’un moyen : que cette vision fondée surtout sur le pouvoir militaire soit renversée par le peuple avec l’appui international.
Ce n’est pas si facile…
Les gens sont tellement à bout et désespérés qu’il s’avère impossible de faire des prévisions fiables sur ce qui peut arriver. Je pense cependant qu’il faudrait, en ce moment – comme fruit d’un dialogue entre gouvernement et opposition sous pression internationale – un gouvernement d’unité nationale, qui permette d’affronter l’urgence sanitaire, éducative, alimentaire… et aussi politique. La demande d’élections est de grande importance.
Le pape Bergoglio mise sur le dialogue… mais beaucoup de catholiques vénézuéliens ne l’acceptent pas et, récemment, on a largement diffusé des dessins satiriques dans lesquels le pape est présenté comme “vendu”. La conférence épiscopale elle aussi critique durement le régime dont le cardinal Urosa Savino, archevêque de Caracas, a répété avant-hier qu’il était “une dictature”. La question que beaucoup se posent est claire : comment peut-on dialoguer avec celui qui a à sa disposition une force militaire plus importante ?
Mais si tu ne dialogues pas, qu’est-ce que tu fais ? Si tu penses que le gouvernement est plus fort que toi, l’unique possibilité, pour toi, de l’affaiblir est le dialogue. Il n’y en a pas d’autre, puisque tu n’as pas la force qui te permet de vaincre par un moyen qui ne serait pas le moyen démocratique. Avec le dialogue, tu peux toujours espérer contraindre le gouvernement à s’assouplir, à faire quelque concession. Une tyrannie perd le contact avec la réalité d’un pays mais, si tu la contrains à s’asseoir à une table et à regarder en face l’opposition et, en même temps, les souffrances réelles des gens, elle perd sa force. Aujourd’hui, au Venezuela, le gouvernement de Maduro s’est éloigné de la Constitution, bien plus il agit sans la respecter : c’est une tyrannie qui a commencé comme tyrannie de la majorité et est à présent devenue tyrannie de la minorité. C’est pour cela que Maduro ne veut aucune élection prescrite par la Constitution comme les élections régionales. Seul le dialogue peut entamer la force.
LES PRIORITES DE LA COMPAGNIE DE JESUS
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Père Sosa, concluons avec votre souhait pour la Compagnie de Jésus…
La Congrégation générale de l’automne dernier a donné des orientations très claires qui demandent un grand engagement. Trois aspects en résumé, doivent être suivis avec une attention particulière : la vie communautaire et personnelle, la mission, la collaboration. Désormais, la mission de la Compagnie est tellement complexe, tellement diverse qu’il est impossible de penser que les jésuites seuls puissent arriver à la remplir. Donc : feu vert à la collaboration, avec d’autres groupes catholiques ou d’autres religions ou même de non croyants ou de laïcs, pour défendre la dignité humaine. Les problèmes du monde sont si graves – je pense par exemple à celui des réfugiés et des migrants – qu’il faut chercher toutes les synergies possibles. La mission de la Compagnie est d’humaniser le monde. Et pareille mission, nous la partageons avec beaucoup d’autres, de toute provenance, dans le monde. Et sûrement avec le pape François.