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Silence (I)

Martin Scorsese reçu par le Pape, en décembre dernier

A une semaine de la sortie du film de Scorsese, la recension de Sandro Magister débouche sur une réflexion sur l'apostasie et la mission (12/1/2016)

[A noter, le célèbre blog <www.chiesa> reste désormais disponible uniquement en (immense) archive. C'est le blog <Settimo Cielo> qui prend le relais (il est pour le moment disponible en italien, anglais et espagnol); explications de Sandro Magister ici: chiesa.espresso.repubblica.it]

Stop au prosélytisme, c'est le temps du "Silence".
Même pour les missions catholiques

Sandro Magister
Settimo Cielo
9 janvier 2017
Ma traduction

* * *

A partir du 12 janvier [18 janvier en France], le dernier film de Martin Scorsese sera projeté dans les salles de cinéma d'Italie et d'autres pays: c'est le très attendu "Silence", déjà montré en avant-première à Rome il y a un mois à un public choisi composée en grande partie par les jésuites, après l'audience accordée le 30 Novembre par François au célèbre metteur en scène (voir photo).
L'intrigue du film est tirée du roman éponyme de l'écrivain catholique japonais Shusaku Endo (1923-1996). Situé au XVIIe siècle, au beau milieu des persécutions anti-chrétiennes, il a pour protagonistes deux jésuites envoyés au Japon à la recherche de leur frère, Christovao Ferreira, ancien provincial de la Compagnie de Jésus, sur lequel courait le bruit qu'il avait apostasié. En fait, c'était bien le cas. Et à la fin, l'un d'entre eux, Sebastian Rodrigues, en viendra à abjurer, avec la volonté de sauver d'autres chrétiens d'une mort atroce.

Le «silence» du titre est celui de Dieu, face au martyre de ces premiers chrétiens japonais. Et de fait, le livre, avant même le film, est un enchevêtrement de questions capitales sur les raisons de maintenir fermement la foi à une époque d'extrême martyre. Les jésuites qui abjurent le font par miséricorde envers ces chrétiens ordinaires qui au contraire sont prêts à sacrifier leur vie par fidélité au Christ. Et, en tant qu'apostats, ils sont récompensés par un rôle prestigieux dans la société japonaise de l'époque à laquelle ils se soumettent. Les questions soulevées sont d'une grande densité et profondeur. Et elles sont bien mises en évidence par la critique du roman d'Endo écrit par le jésuite Ferdinand Castelli en 1973, republiée dans son intégralité dans le dernier numéro de "La Civiltà Cattolica".

Mais il est frappant de constater que ces questions restent enfermées dans les limites d'une critique littéraire, aussi louable soit-elle. Parce qu'il en affleure bien peu dans les autres interventions du grand "battage" que "La civiltà cattolica" a orchestré pour la sortie du film.
Dans l'avant-dernier numéro de la revue des jésuites de Rome - qui, par statut, est imprimée après contrôle du Saint-Siège et qui est devenue le miroir de la pensée de François - le directeur, le Père Antonio Spadaro, a publié une interview par lui de Martin Scorsese, qui occupe pas moins de 22 pages, mais qui consacre à peine plus d'une page à "Silence", et le personnage que le réalisateur trouve le plus «fascinant» est Kichjjiro, l'accompagnateur des deux protagonistes jésuites, «constamment faible» et porté à les trahir, et pourtant, à la fin, remercié comme «maître» par le jésuite qui abjure (cf. "Silence". Entretien avec Martin Scorsese)

A cet appauvrissement des questions capitales sous-jacentes à «Silence», l'évêque auxiliaire de Los Angeles Robert Barron a consacré son commentaire critique, dans un billet sur le blog "Word on Fire":

«Ce qui me préoccupe, c'est que tout cet accent mis sur la complexité et la polyvalence et l'ambiguïté de l'histoire soit au service de l'élite culturelle aujourd'hui, qui n'est pas très différente de l'élite culturelle japonaise [d'il y a quatre siècles] mise en scène dans le film. Ce que je veux dire, c'est que l'establishment laïc dominant préfère toujours les chrétiens qui sont hésitants, incertains, divisés et anxieux de privatiser leur religion. Et que vice versa, elle n'est que trop portée à disqualifier les personnes ardemment religieuses comme étant dangereuses, violentes et permettez-moi de le dire, même pas très intelligentes. Il suffirait de réécouter le discours de Ferreira à Rodrigues sur le présumé simplisme du christianisme des laïcs japonais, pour dissiper tout doute sur ce que je dis ici. Je me demande si Shusaku Endo (et peut-être aussi Scorsese) ne nous invite pas, en réalité, à détourner notre regard des prêtres et à le diriger au contraire vers ce merveilleux groupe de dévots laïcs courageux, dévots, pieux, qui ont longtemps souffert et ont gardé vivante la foi chrétienne dans les conditions les plus inhospitalières imaginables, et qui, au moment décisif, ont témoigné le Christ avec leur propre vie. Alors que Ferreira et Rodrigues, avec toute leur formation de spécialistes, devenaient les courtisans stipendiés d'un gouvernement tyrannique, ces gens simples sont restés une épine dans le flanc de la tyrannie.

Je sais, je sais, Scorsese montre le cadavre de Rodrigues, dans son cercueil, tenant un petit crucifix, ce qui prouve, je suppose, que le prêtre était resté dans un certain sens chrétien. Mais encore une fois, c'est justement le type de christianisme qui plaît à la culture d'aujourd'hui: entièrement privatisé, caché, inoffensif. Alors d'accord, peut-être un demi "hourrah" pour Rodrigues, mais un hip hip hourra à pleins poumons pour les martyrs crucifiés sur la plage»

*

Mais pour revenir à "La Civiltà Cattolica", ce qui est le plus frappant, c'est l'actualisation qu'elle fait de l'épisode historique de "Silence".
Dans le dernier numéro de la revue, il y a un article sur ce que devrait être aujourd'hui, «la mission dans le Japon sécularisé» dans lequel l'auteur, le jésuite japonais Shun'ichi Takayanagi, donne pour une obligation «un changement de paradigme dans le concept de mission et des façons de l'exercer».
Selon le Père Takayanagi, en effet, le genre de mission en usage au Japon jusqu'à il y a quelques décennies, qui «visait à des résultats visibles et concrets, c'est-à-dire à un grand nombre de baptisés», aujourd'hui non seulement «n'est plus possible» mais est dépassée et à remplacer en bloc.
Il écrit:

«Même si la 'mission' a obtenu un grand résultat dans le Japon du XVIe siècle, il n'est plus possible d'obtenir un succès similaire dans le monde actuel, caractérisé par un rapide progrès de la culture matérielle et par un niveau de vie élevé. C'est justement pour cette raison que la vision obsolète de la mission, qui provient de l'époque coloniale occidentale du XIXe siècle et qui survit dans le subconscient de nombreux missionnaires, étrangers et autochtones, doit être remplacée par une nouvelle conception du peuple avec qui et pour qui l'on travaille. La nouvelle stratégie de l'annonce de l'Évangile doit devenir une expression du besoin de religion des hommes d'aujourd'hui. Le dialogue doit approfondir notre conception des autres religions et de la commune exigence humaine de valeurs religieuses».

Selon "La Civiltà Cattolica", donc, le concept «obsolète» de mission, c'est-à-dire «faire des prosélytes et amener les convertis à l'Eglise» doit être remplacé par le «dialogue». D'autant plus dans un pays comme le Japon où il est normal «d'aller dans un sanctuaire shintoïste et de prendre part à des fêtes bouddhistes, et même de participer, à Noël, à une liturgie chrétienne», sans plus «l'obligation étrange de suivre un credo religieux déterminé» et «dans une atmosphère culturelle vaguement monothéiste».

Vers la fin de son article, le père Takayanagi souligne que les Japonais, bien que très ouverts au pluralisme religieux, «restent choqués par des épisodes brutaux qui peuvent remonter à des racines religieuses», musulmanes, mais pas seulement.
Et il commente en ces termes:

«Certainement, la religion peut faire grandir et mûrir les hommes, mais dans des cas extrêmes, l'appartenance à une religion peut aussi pervertir la nature humaine. Le christianisme est-il en mesure d'empêcher le fanatisme et ce genre de perversion? C'est là pour nous une question lancinante, que nous devons nous poser dans l'exercice de notre activité missionnaire. L'histoire passée du christianisme à cet égard, n'est certes pas irréprochable. [...] En particulier, certains intellectuels japonais, bien que de manière vague et presque inconsciente, s'inspirant de la culture polythéiste japonaise, commencent à se demander si les religions monothéistes, en fin de compte, peuvent vraiment se montrer tolérantes envers les membres d'autres religions. [...] Ces intellectuels considèrent que le terrain culturel polythéiste du shintoïsme japonais peut assurer une approche en douceur des autres religions».

Le 4 janvier, d'amples extraits de cet article de "La Civiltà Cattolica" sont également parus dans "L'Osservatore Romano".
Ce qui n'a rien de surprenant. Parce que déjà en d'autres occasions, "L'Osservatore Romano" a fait l'apologie d'un paradigme de la mission visant à «la commune exigence humaine de valeurs religieuses», comme celui préconisée par le magazine dirigé par le Père Spadaro.
En particulier, le 26 Avril de l'année dernière, le journal du pape a publié sous la signature de Marco Vanninila critique d'un livre de Jan Assmann, "Il disagio dei monoteismi" (Le malaise des monothéismes) qui allait justement dans cette direction.
Vannini n'est pas catholique. Et de lui, la même "Civiltà Cattolica" avait écrit en 2004 qu'il «exclut la transcendance, supprime les vérités essentielles du christianisme et par la voie néoplatonicienne, arrive inexorablement à une gnose moderne».
Quant à Assmann, fameux égyptologue et théoricien des religions, sa thèse capitale est que les monothéismes, judéo-christianisme en tête, sont par essence exclusifs et violents envers tout autre credo, à l'opposé des vieux polythéismes, par essence pacifiques.

Eh bien, dans "L'Osservatore Romano", Vannini ne prend nullement ses distances d'Assmann, au contraire:

Bref, c'est le temps de "Silence" aussi pour les missions catholiques.

«Dans notre monde globalisé, la religion ne peut trouver place que comme "religio duplex", ou religion à deux étages, qui a appris à se concevoir comme une parmi tant d'autres et à se regarder avec les yeux des autres, sans pour autant perdre de vue le Dieu caché, "point transcendantal" commun à toutes les religions».

Bref, c'est le temps du "Silence" aussi pour les missions catholiques.