Benoit-et-moi 2017
Vous êtes ici: Page d'accueil » Actualité

Une nouvelle narration

Le Père Scalese, à travers le cas du sociologue italien Massimo Introvigne, revient sur le nouveau cours du Pontificat et sur l'attitude de ces catholiques "conservateurs" qui refusent de voir les ruptures (8/12/2017)

Ceux de mes lecteurs qui me lisent depuis les temps précédant l'élection de François connaissent certainement Massimo Introvigne, ce philosophe et sociologue italien catholique (conservateur, tendance teocon, nous dit ici le P. Scalese), à la culture apparemment encyclopédique, et dont la variété des centres d'intérêt, la puissance de travail et la capacité de synthèse font naître chez ceux qui le lisent l'impresssion d'avoir affaire à un extra-terrestre - même si sa notoriété n'a pas vraiment franchi les Alpes. Il a longtemps collaboré à la Bussola (qu'il a quittée il y a une paire d'années, manifestement pour cause de désaccord avec leur ligne éditoriale), et j'ai traduit de nombreux articles de lui. Il fut sous le pontificat de Benoît un soutien indéfectible du Pape et un admirateur inconditionnel de la personne et de l'oeuvre de l'homme Joseph Ratzinger - ce dont je continue à lui savoir gré. Il a notamment été très actif dans la défense de l'Eglise (parfois en se trompant, et moi avec...) durant la crise dite de la pédophilie dans le clergé, en 2010 - on se souvient de son fameux article sur le phénomème de "panique morale" (cf. benoit-et-moi.fr/2010-I).
Le problème (pour moi!), c'est qu'après le 13 mars 2013, il n'a pas cessé d'être un fervent supporter du Pape... devenu François. Certains salueront cette fidélité comme une preuve de sa cohérence (un catholique aime le Pape parce qu'il est le Pape, un point c'est tout), et de l'authenticité de sa foi chrétienne. Et au début, c'était parfaitement légitime, même si certains indices commençaient à faire pressentir au moins une césure. Mais au fur et à mesure que les ruptures avec le pontificat de Benoît XVI s'accumulaient et se confirmaient, cette posture est devenue de plus en plus difficile à tenir, avant de devenir intellectuellement incohérente. Sa fidélité est devenue aveuglement (peu probable, vu l'intelligence de l'homme) ou plus vraisemblablement mauvaise foi, le contraignant à de grands écarts qui lui ont fait piétiner le principe de non-contradiction.
Bref, j'ai cessé de le traduire, et même de le suivre, mais comme je luis dois un certain enrichissement intellectuel, à travers quelques analyses vraiment percutantes sur les sujets les plus variés, je n'ai pas envie de l'accabler, encore moins de le poursuivre de ma vindicte.

Ce long préambule pour expliquer pourquoi cet article du P. Scalese m'a interpelée. Ce dernier part d'une interview que Massimo Introvigne a accordée récemment à la revue Formiche (proche de l'Opus Dei). Il n'est pas nécessaire de la lire pour comprendre la substance de son billet, dont l'intérêt transcende largement la personne d'Introvigne, certainement inconnu en France à la plupart des gens (en France, les Introvigne, certes en général dotés d'un QI moins brillant, ne manquent pas) car ce qui est en cause ici, c'est moins sa figure que l'attitude de ceux qui, comme lui, à force de vouloir défendre la continuité, s'enferrent dans les contradictions - "escaladent les miroirs", pour reprendre la savoureuse expression italienne - et "au nom d'une soumission mal comprise à la papauté, s'avèrent incapables de donner une lecture objective de la situation ecclésiale actuelle" (Scalese)

Une nouvelle narration?

Père Giovanni Scalese CRSP
querculanus.blogspot.fr
7 décembre 2017
Ma traduction

* * *

Le Professeur Massimo Introvigne a accordé ces jours-ci une longue interview au magazine Formiche. C'est un de ces cas étranges où vous aimeriez que ce que vous lisez soit vrai, mais vous réalisez, avec regret, que ce n'est pas vrai.

L'interview se situe dans la cadre de ce qui est la narration officielle du présent pontificat: «En paroles et en gestes, le Pape François est d'abord un communicateur. Il travaille au burin sur les textes de la Tradition qu'il a reçu et qu'il est appelé à transmettre. Il ne change pas une virgule, mais l'incipit de son langage est différent. Les nouveautés ne doivent donc pas être recherchées sur le plan du contenu («Les principes restent fermes»), mais seulement sur celui du style («communicativo-pastoral»), du langage, du ton («Le ton a changé, et le ton pour le Pape François est fondamental»), de l'attitude («Ce qui est différent, c'est l'attitude pastorale»).

Et déjà ici il y aurait quelque chose à redire: on donne pour acquis que le Pape François est un grand communicateur («suprême locuteur»!), qui réussit à avoir, contrairement à ses adversaires (qui ne constituent qu'une «élite intellectuelle») un contact direct avec les masses («il essaie de sauter les médiations, il veut s'adresser directement aux fidèles»).
Mais en sommes-nous si sûrs? Si une telle relation immédiate avec le peuple existait réellement, la place et la basilique Saint-Pierre devraient toujours être pleines (comme elles l'étaient à l'époque de l'intellectuel Pape Benoît XVI), alors qu'elles paraissent de plus en plus vides.

Il n'est pas vrai non plus que les médiations sont sautées; les médiations continuent d'exister (et il ne pourrait en être autrement), elles sont seulement différentes par rapport au passé: au lieu d'utiliser L'Osservatore Romano, le Pape Bergoglio préfère recourir à la Repubblica. Le choix est motivé ainsi: «Il est plus important d'avoir une bonne presse sur la Repubblica ou CNN que sur les médias catholiques». Question de goûts. Mais ne nous illusionnons pas qu'à travers la Repubblica, le message de l'Evangile atteindra les masses dans sa pureté.

«Ce faisant, on risque le malentendu, ou la réduction des propos ... François sait qu'il peut être mal compris, avec Scalfari et dans les interviews dans l'avion. C'est un risque qu'il court lorsqu'il insiste sur la nécessité de lancer des processus plutôt que d'occuper des espaces». C'est vrai que parfois, peut-être toujours, pour atteindre un objectif, il faut prendre des risques: ceux qui ne sont jamais prêts à courir le moindre danger sont inévitablement condamnés à la stagnation. Le problème est qu'ici, on ne sait pas si le jeu en vaut la chandelle. Il semble presque que tout le monde lise la Repubblica, et donc, pour atteindre les gens, il est nécessaire d'utiliser cet instrument de communication. Sauf que la prémisse est fausse, parce que, même s'il est vrai que les lecteurs de la Repubblica sont plus nombreux que ceux de L'Osservatore Romano, il n'est pas vrai que tout le monde lise le journal d'Eugenio Scalfari. En outre, la Repubblica, comme n'importe quel autre quotidien du reste, n'est pas un journal neutre, mais un journal partisan. Le choisir comme interlocuteur privilégié ne signifie donc pas simplement s'adresser à un public plus large, mais plutôt faire un choix de parti et exclure à l'avance un grand nombre de destinataires potentiels qui ne se reconnaissent pas dans cette ligne idéologique. Chose absolument légitime; mais depuis que le monde est monde, j'ai toujours su (peut-être avais-je tort; je vais devoir me mettre à jour) qu'un pasteur ne devrait pas être un homme partisan, mais le père de tous.....

Je crois également que cette histoire de malentendus et d'incompréhension peut désormais être archivée. Le Pape François, quand il veut, sait être extrêmement clair. Par exemple, en ce qui concerne Amoris laetitia, qui est en soi un document délibérément ambigu, le Pape François a précisé comment il faut l'interpréter: si quelqu'un avait encore des doutes (ou.... des dubia), qu'il aille lire les Acta Apostolicae Sedis d'octobre 2017 [ndt: cf. yvesdaoudal.hautetfort.com].

Apparemment, une «narration différente» est nécessaire: il y a une anecdote emblématique, c'est celle des trois cent mille prostituées philippines mineures, avec lesquelles «disserter sur le Concile Vatican II ou l'indissolubilité du mariage ne sert à rien». Je ne pense pas qu'il y ait jamais eu quelqu'un qui ait eu la prétention de discuter du Concile Vatican II avec des prostituées philippines (éventuemment, si l'occasion se présentait, puisqu'elles-mêmes se disent catholiques, leur faire un peu de catéchisme ne serait pas une mauvaise idée). Mais c'est précisément là que nous nous trouvons devant le grand malentendu de la situation ecclésiale actuelle: s'inquiéter de la doctrine est l'ancienne «narration» qui «n'arrive pas [aux gens]», et qui doit donc être abandonnée pour être remplacée par une «nouvelle narration», qui serait l'attention aux personnes. Comme si dans l'Église qui se souciait de la doctrine, il n'y avait pas d'attention aux personnes et à leurs problèmes. Et comme si dans le nouveau cours, à part l'attention portée aux personnes (pas aussi accentuée qu'on pourrait s'y attendre), il n'y avait pas une nouvelle orthodoxie qui remplaçait l'ancienne.
Eh oui, parce que même dans la nouvelle Église, de la rhétorique, on en fait beaucoup sur les thèmes en vogue (climat, environnement, migrants, etc.). Introvigne explique le phénomène ainsi: «A travers ces questions, le Pape Françoiss pense qu'il peut dialoguer avec un plus grand nombre de personnes, de les approcher de plus près». A voir, parce que les gens ne dorment pas la nuit en pensant au trou d'ozone et au réchauffement climatique.....

C'est la même chose pour l'œcuménisme. Je ne sais pas si les prostituées philippines se passionnent pour le dialogue entre catholiques, protestants et orthodoxes; pourtant, cette année, le centenaire de Luther semble avoir été au centre de l'attention du pape et de nombreux évêques. N'est-ce pas, dans ce cas, un «débat pour des cercles restreints»? Mais le meilleur, c'est qu'après nous avoir farci la tête sur le Concile pendant cinquante ans, maintenant, tout à coup, on nous dit que le débat sur Vatican II n'est qu'un passe-temps pour quelques désoeuvrés qui ne savent pas comment passer du temps. Mais que dis-je, le Concile? Non, même sur Amoris laetitia il semblerait que le débat soit maintenant clos: jusqu'à il y a quelque temps encore, il semblait que la communion avec les divorcés remariés était la question numéro un de l'Église; désormais, il est interdit d'en parler; ce qui compte, c'est de «s'adresser aux périphéries».

Mais ce qui étonne le plus, c'est la conviction granitique que, dans cette nouvelle «narration», les principes, eux, ne changeront pas: «L'Église - pour s'en tenir aux grands arguments moraux tels que l'avortement, l'euthanasie et le mariage - ne changera pas de position: "C'est impossible". Sur ces thèmes, même si on le raconte peu, Bergoglio est clair et dans la stricte continuité de ses prédécesseurs». Possible. Même si, peu après, le professeur est contraint d'admettre que «la doctrine ne change pas, mais se développe». C'est la reconnaissance qu'une fois que l'on commence à changer de style, de langue, de ton et d'attitude, il est inévitable que le contenu aussi, d'une manière ou d'une autre, sera affecté.

Avec ces observations, je ne veux pas dire que la totalité de l'interview doive être rejetée: il y a des passages avec lesquels on peut être pleinement d'accord. Ceux où le professeur fait son métier, sociologue. Il a parfaitement raison lorsqu'il affirme que la fréquentation de la messe ne dépend pas de tel ou tel pape: «Ce sont des processus en oeuvre depuis un certain temps, qui continuent, avec une légère diminution constante de la participation active». Même si Introvigne ne doit pas oublier qu'il fut lui-même parmi les premiers à parler, en 2013, de «l'effet François». Il a également raison de souligner que l'avenir de l'Église n'est pas en Europe, mais en Amérique latine, en Afrique et en Asie. Sauf qu'on ne voit pas toute cette harmonie du Pape Bergoglio avec les jeunes Églises. Dans ce cas aussi, le Professeur est forcé d'admettre que «l'épiscopat africain était parmi les plus conservateurs du Synode sur la Famille». Il semblerait que le Pape François ait adopté davantage la sensibilité des Eglises du Nord de l'Europe que celle des Eglises du Sud du monde.

Il faut créditer Introvigne d'être foncièrement honnête: il reconnaît avec une grande sincérité que son histoire personnelle a aussi contribué à l'éloigner de ses vieux amis. Disons qu'il a le beau rôle: ces événements ont coïncidé avec un changement de cap dans l'Église catholique. Ainsi, contrairement à ses amis qui défendaient autrefois la papauté et qui aujourd'hui la contestent, il peut dire qu'il est toujours resté fidèle au Pape. Dans ce cas aussi, cependant, il est forcé d'admettre que, pour soutenir toujours, sans si et sans mais, chaque décision pontificale, il y a parfois le risque de se tromper complétement, ce dont il faut ensuite se repentir. Les Papes ne sont pas infaillibles dans chacune de leurs affirmations et attitudes. Une pincée de sain esprit critique même envers les Pontifes romains ne gâcherait rien: Amicus Plato, sed magis amica veritas («Platon m'est cher, mais la vérité m'est encore plus chère»).
(...)