La société liquide
C'est le triomphe de la dictature du relativisme (après l'intermède Benoît XVI). A l'occasion de la sortie d'un livre dont il est l'auteur, Ettore Gotti Tedeschi répond aux questions d'Aldo Maria Valli (12/11/2018)
Le nom de François n'est prononcé qu'une fois,, mais son ombre plane tout au long de l'interview, le rendant très présent, et même la principale cible des réflexions d'Ettore Gotti-Tedeschi.
Gotti Tedeschi: «Voilà pourquoi nous ne pouvons pas nous passer de l'autorité morale»
Aldo Maria Valli
www.aldomariavalli.it
12 novembre 2018
Ma traduction
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Que notre société soit la société «liquide» est devenue un slogan. On donne désormais comme acquis que, surtout d'un point de vue moral, il ne peut y avoir de points de référence stables et sûrs. Nos enfants grandissent immergés dans ce climat. Puisque, dit-on, il n'y a pas de vérité, mais il n'y a que des portions de vérités subjectives, l'idée même d'autorité morale est remise en question. Personne - tel est le raisonnement - ne peut avoir une telle autorité. La seule voie possible est d'assurer la coexistence des différents points de vue. Une logique à laquelle même l'Église semble souvent se plier, cédant au relativisme dominant.
Nous en parlons avec un observateur attentif aux questions qui concernent non seulement l'Eglise, mais la qualité même de l'humanité de notre temps : Ettore Gotti Tedeschi, dont le dernier livre, "Colloqui minimi. L'arte maïeutico della polemica", sera présenté au Festival de Fede & Cultura de Vérone le dimanche 25 novembre.
Economiste et banquier, ancien président de l'Institut des œuvres religieuses de 2009 à 2012, Gotti Tedeschi affirme depuis longtemps que les véritables racines du désordre, dans tous les domaines, sont morales et, en fin de compte, liées à la relation de l'homme avec Dieu. Une approche résolument sui generis de la pensée dominante, en particulier pour ceux qui s'occupent de questions économiques.
Bien sûr, les événements liés à l'IOR lui ont laissé une certaine amertume. Mais de cette expérience, qui l'a tant éprouvé d'un point de vue spirituel et professionnel, Gotti Tedeschi a puisé la force d'un engagement encore plus marqué pour défendre la pensée catholique. Ses réflexions, même si parfois elles sont teintées d'un profond déplaisir pour la situation actuelle, ne sont jamais empreintes de résignation ou de découragement. Parce que la Providence agit et, même si ses desseins peuvent parfois nous paraître mystérieux, tout contribue au bien.
Donc, revenons à la question dont nous sommes partis: notre société «liquide», qui apparemment n'a pas et ne veut même pas avoir, de repères solides, y compris sur le plan moral. Une société dans laquelle, de façon surprenante, même ceux qui ont une autorité morale préfèrent maintenant lancer des invitations au «réalisme» plutôt que d'indiquer ce qui est juste et ce qui est erroné.
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Question: Mais peut-on vraiment se passer d'un enseignement clair et sans ambiguïté, non interprété, de la part de l'autorité morale? Et que répondre à la tendance, aujourd'hui très marquée, qui met l'accent sur la praxis au détriment de la doctrine?
Ettore Gotti Tedeschi - Si les idées n'influencent pas le comportement, c'est le comportement qui finit par influencer les idées. Mais la fameuse «réalité» dans laquelle nous devons nous reconnaître est, pour l'essentiel, le fruit d'idéaux confus ou corrompus. Si nous voulons être «sel de la terre», nous ne devons pas suspendre le jugement sur la réalité. Nous devons en comprendre les causes et nous devons vouloir l'influencer. Cela s'applique également d'un point de vue moral. Si nous nous limitons à ne considérer que les conséquences morales des comportements, sans tenir compte des causes, nous ne diagnostiquerons pas les problèmes. Par conséquent, nous commettrions une erreur dans notre pronostic et nous ne parviendrions pas à le résoudre. Avez-vous déjà pensé à ce qu'aurait signifié l'invitation à être «réalistes» pour Sodome et Gomorrhe ?
Q: Que se passe-t-il si l'autorité morale devient à son tour source de confusion?
EGT: Étant donné que je ne suis pas théologien, je dirais que l'autorité morale devient source de confusion quand elle méconnaît le fait d'être autorité morale. Et cela arrive quand elle évite d'indiquer la Vérité, quand elle dit qu'il n'y a pas de préceptes absolus, mais qu'on peut tous les discuter. Cela revient à affirmer que chaque dogme peut être interprété dans le temps en fonction de certaines circonstances. Cela revient à affirmer que la vérité est faite de pratique et que la foi est une expérience existentielle. Mais, si tel était le cas, l'autorité morale reconnaîtrait que, puisqu'il n'y a plus de vérités et de principes à défendre à tout prix, «non négociables», la foi ne doit plus avoir d'influence sur rien. Elle doit être réduite à un fait privé, sentimental, sans conséquences sur la vie des individus, des groupes ou des communautés. D'où l'idée que les pasteurs doivent se limiter à écouter, qu'ils ne doivent pas enseigner, que le monde doit être écouté sans le juger et le corriger, comme si le péché originel n'avait jamais existé. Indirectement, c'est comme si l'autorité morale admettait que le doute est positif, le pluralisme théologique bénéfique, la fidélité doctrinale contraire à la miséricorde, la cohérence doctrinale étouffante pour l'esprit de charité. Dans la pratique, l'autorité morale ne servirait plus à rien, parce que chacun agirait en conscience, en ayant transformé la conscience en un absolu. Du point de vue des comportements, nous deviendrions tous «pseudo-protestants» et nous risquerions de faire le bien ou le mal selon ce qui nous satisfait le plus. Et bien sûr, nous ne nous poserions plus le problème d'être sauvés, parce que nous nous sentirions libérés de ce «scrupule».
Q: Et que se passe-t-il quand, de la part de l'autorité morale, il n'y a pas de clarification sur les confusions les plus fréquentes et leurs effets?
EGT: Si l'autorité morale ne se comporte pas comme telle, indiquant des principes moraux objectifs, elle laisse à l'individu le soin de décider ce qui est correct ou non, mais dans ce cas nous tombons dans un subjectivisme qui, en pratique, coïncide avec l'action de type politique: nous ne nous comportons pas en fonction de préceptes moraux contraignants, mais en fonction des opportunités. Cela peut sembler un progrès, mais c'est une régresion. C'est un affront à la recherche nécessaire de la vérité et donc un affront à l'utilisation même de l'intelligence. Pensons à la confusion sur le concept de solidarité ou sur l'égalité sociale. Quand on dit que l'origine des maux sociaux est l'inégalité, on commet une erreur tragique, on tombe dans la spirale révolutionnaire et la déresponsabilisante. Parce que l'inégalité n'est pas la cause des maux sociaux, mais elle est la conséquence des vices humains: l'avidité, l'égoïsme, l'indifférence envers son prochain. C'est une conséquence du manque de vertus pratiquées. Lesquelles ne sont pas pratiquées aussi parce qu'elles ne sont pas enseignées. Une autre confusion réside dans l'idée qu'il existe une «économie qui tue». Cette conviction confond les fins et les moyens (l'économie n'est qu'un moyen) et n'explique pas que c'est l'homme qui rend l'économie bonne ou mauvaise, en fonction du sens moral sur la base duquel il interprète la vie.
Q: Et cette confusion, comment se reflète-t-elle sur la vision de ce qui est éthique ou non, et sur le comportement qui en découle?
EGT: A cause de cette confusion, ce qui est devenu «éthique», c'est le comportement réaliste, licite d'un point de vue pragmatique. Qui, dans la pratique, coïncide aujourd'hui avec deux dogmes de la modernité: ne pas créer de conflits avec qui que ce soit et ne pas nuire à l'environnement. Mais cela ne peut pas suffire. Surtout, cela ne peut pas suffire pour le croyant, lequel ne considère pas comme éthique un comportement qui n'est plus basé sur des critères de jugement concernant la vérité. Si le croyant ne juge pas, s'il n'applique pas sa foi à la vie vécue, s'il ne transforme pas la foi en vie, comment peut-il se sanctifier?
Q: En ce qui concerne les phénomènes complexes tels que la pauvreté, l'inégalité, les migrations, les dégradations de l'environnement, quelles sont les conséquences de l'absence d'analyse des causes morales?
EGT: Ce sont des conséquences désastreuses, car non seulement nous ne résolvons pas les problèmes en suivant cette voie, mais nous en créons d'autres. L'absence de critères moraux clairs détermine un moralisme vide. Les problèmes de la pauvreté et de l'inégalité se résoudraient-ils en maudissant les riches? Les problèmes des migrations se résoudraient-ils en culpabilisant les peuples vers lesquels se dirigent les migrants? Quand le pape explique que l'Église doit aller dans les périphéries et éviter les salons (ce qui signifie qu'elle doit s'occuper des pauvres et non des riches), il semble ignorer que ce sont les riches qui ont les ressources pour aider les moins fortunés, et donc l'Église devrait être particulièrement attentive à l'apostolat envers les riches, pour leur enseigner à se sanctifier en utilisant les biens selon des critères moraux précis. On ne le dit jamais, mais il est évident que, pour faire œuvre d'évangélisation, l'Église doit être riche, dans le sens qu'elle doit avoir des ressources. Mais les ressources n'affluent vers l'Église que si elle enseigne comment faire le bien. Les fidèles ne font pas affluer de ressources vers l'Église quand ils se rendent compte qu'elle n'enseigne pas à faire le bien. C'est comme cela qu'elle devient pauvre. Mais de cette façon, elle ne sert à rien, car sans ressources, elle ne peut rien faire.
Q: Comme on l'a dit, il y a une influence croissante de la pensée protestante, au point de contaminer le catholicisme. Pourquoi cette pensée exerce-t-elle une telle fascination? Et que dire de la conscience au sens luthérien du terme?
EGT: Elle fascine parce qu'elle libère le comportement humain des scrupules imposés par l'autorité morale et le contrôle qu'elle exerce. Parce qu'elle sépare la foi et les œuvres et nous laisse libres d'accomplir chaque action en fonction d'une conscience souvent mal formée. Et enfin, parce qu'elle justifie chaque comportement. Elle semble être la religion laïcisée parfaite pour un monde globalisé. Une religion dont les prêtres sont dans le monde, pas dans l'Église. En ce qui concerne l'utilisation de la conscience au sens luthérien, je crois que nous sommes confrontés à un abus d'inconscience, et non de conscience. Si en conscience (dans la certitude d'être justifié) j'entends que faire le mal me donne plus d'avantages que faire le bien, pourquoi devrais-je faire le bien? Les SS nazis aussi agissaient en conscience. La conscience choisit le bien non pas quand on s'autojustifie, mais quand on s'oriente vers Dieu et qu'on se laisse éclairer par la Rédemption du Christ. Remplacer la Rédemption par le «réel» est un risque typique de la gnose moderniste qui promet de valoriser la dignité de l'homme dans le monde moderne, indépendamment de la Vérité évangélique.
Q: Parfois, il semble que dans la pensée catholique, il y a le germe de l'auto-dissolution. L'embrassade avec le monde (sur la base d'une miséricorde générique) est jugée plus importante que la sauvegarde et le témoignage de la Vérité. Pourquoi?
EGT: On a l'impression qu'on a décidé de remplacer l'évangélisation et l'apostolat par un dialogue générique avec les «différents», qui exprime la miséricorde à la place d'une correction aimante. Mais cette attitude est le contraire de la miséricorde, et ça l'est aussi envers ceux qui sont considérés comme «différents». La vraie miséricorde est de condamner l'erreur en corrigeant celui qui la commet et en le rapprochant des sacrements. Quand on me conteste en soutenant qu'avec les athées, c'est trop difficile à faire, je dis que c'est difficile de le faire pour ceux qui n'ont pas la foi. Pour réussir, nous devons nous aussi devenir des «athées», des athées vis-à-vis de tous les dieux qui ne sont pas notre unique Dieu trinitaire, lequel veut que nous amenions tout le monde à Lui.
Q: Pourquoi les catholiques semblent-ils si timides quand il s'agit de parler des vertus morales et ne les enseignent-ils plus?
EGT: Les raisons sont nombreuses. Parmi les principales, je pense qu'il y a la volonté de se réconcilier avec le monde moderne, de ne plus se heurter à lui, peut-être par crainte d'être marginalisé. D'où la tendance au compromis, sur la base d'une morale plus laïque, non plus évangélisatrice, non plus désireuse d'affecter la vie, y compris les lois, en matière éthique. D'où aussi beaucoup d'excuses inventées, comme celle (vraiment humiliante pour notre intelligence de croyants) qui parle de l'évolution des dogmes et du manque de certitude sur ce que Jésus a effectivement affirmé, parce que «à l'époque, il n'y avait pas d'enregistreur». Parbleu! Mais si le critère était celui de l'enregistreur, on ne pourrait parler d'histoire qu'à partir de 1900, quand Edison l'inventa! Quant aux dogmes qui devraient évoluer, nous sommes en plein matérialisme. C'est vrai, la nature évolue, mais l'homme est fait de matière et d'esprit, et l'esprit n'évolue pas. Mais il peut régresser! Même l'idée qu'il n'y a pas de principes non négociables est fille du matérialisme. Nier l'intangibilité de la vie humaine, qui est telle en tant que don de Dieu, c'est assimiler l'homme à une forme de vie quelconque, le laissant ainsi à la merci de n'importe quel pouvoir.
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