Lettergate: l'analyse d'Andrea Gagliarducci

... qui situe l'épisode dans le contexte de la réforme de la comm' du Saint-Siège. Dommage que le vaticaniste soit très soucieux d'attribuer les disfonctionnements du pontificat à un "hidden agenda" qui serait écrit à l'insu du pape (26/3/2018)

 

Il y a quelques années, je suivais régulièrement avec intérêt et sympathie sa chronique hebdomadaire sur son site <Monday Vatican>, car j'appéciais sa défense inlassable de Benoît XVI, dans tous les aspects de son pontificat, y compris de gouvernement.
Depuis 2013, je l'ai perdu un peu de vue, compte tenu du chemin qu'il a choisi de suivre. Il me semble qu'il est tiraillé entre son affection et son respect (dont on ne peut douter) pour Benoît XVI, et sa fidélité à l'institution de la papauté - voire ses contraintes de journaliste catholique -, qui le fait exonérer François de toute responsabilité, au détriment d'un groupe progressiste non identifié, au sein du Vatican, qui agirait "derrière son dos" pour pousser un "agenda caché" (ce qui lui permet de critiquer le pontificat sans toucher au pape).
Mais chez lui, ce qui peut passer pour de la bergogliophie aveugle ne s'accompagne pas des vitupérations auxquelles se livrent certains bergogliens haineux envers ceux qui ne partagent pas leur enthousiasme. Ce qui est indubitablement un bon point.

Ce dernier article offre un aperçu inédit sur la crise du lettergate, en lien avec la réforme de la structure communicative du Saint-Siège.

Quel sera l'impact du lettergate sur la réforme des médias ?


Andrea Gagliarducci
Monday Vatican
26/3/2018
Ma traduction

* * *

La démission de Mgr Dario Edoardo Viganò de son poste de Préfet du Secrétariat à la Communication n'est pas la fin de la réforme des médias au Vatican. Après sa démission, Mgr Viganò a été nommé par le Pape François assesseur du même dicastère, et en tant que tel, il attend le prochain préfet. Le signal est clair: la réforme doit se poursuivre.

Ce n'est pas un hasard si, dans sa lettre de réponse à la démission de Mgr Viganò, le Pape François a souligné les prochaines étapes: la consolidation de l'Osservatore Romano et de la Maison d'édition du Vatican au sein de Vatican News. En fin de compte, le Pape a dit que la réforme des médias doit être poursuivie comme prévu.
Cependant, le scénario général est plus complexe que cela, et il est donc important de poser un regard plus ample pour mieux le comprendre.
Il est certain que ni la publication partielle de la lettre confidentielle de Benoît XVI, ni les excuses tardives après la révélation du contenu complet de la lettre, n'ont aidé. Aussi parce que le Pape émérite a non seulement rejeté l'offre d'écrire un avant-propos pour le livre, mais a même soulevé des critiques à l'égard de l'un de ses contributeurs.

La divulgation du contenu de la lettre a été perçue de deux façons: soit comme une tentative de délégitimer le Pape émérite, soit comme une tentative d'exploiter le Pape émérite à des fins de marketing.
Tenant pour acquis que Mgr Viganò a agi de bonne foi [ndt: c'est là, à mon avis, que l'argumentation pèche] et qu'il a omis une partie de la lettre afin de ne pas attaquer un des collaborateurs du livre, les réactions étaient prévisibles.

Il y a au moins trois bonnes raisons pour lesquelles elles l'étaient.

La première raison concerne l'appréciation des réformes des médias du Vatican au sein des Murs Sacrés. La communication du Vatican a toujours été gérée selon des critères de bon sens, qui ont été professionnalisés sur la base de la connaissance du monde et du langage du Vatican. En remontant aux années 1980, la nomination de Joaquin Navarro Valls comme directeur du Bureau de presse du Saint-Siège a marqué le début d'une nouvelle ère pour les communications du Vatican: d'une part, une communication plus professionnelle, d'autre part, une communication qui restait ancrée dans sa sensibilité propre. Le Vatican, en fin de compte, n'est pas une entreprise, et le Pape n'est pas juste une figure destinée à faire la couverture des magazines, bien que beaucoup le voient comme tel.

La réforme de la communication du Vatican a été immédiatement caractérisée par une approche de type marketing. Les mots-clés sont «évaluation de la marque» et «reconnaissance de la marque», et les critères sont ceux du marketing et de la communication institutionnelle. En fin de compte, la nécessité d'une nouvelle approche communicative et d'un nouveau site web - vidéo et radio sont maintenant étroitement liées, et cela ne peut être négligé - se superpose à la nécessité d'une nouvelle approche dans la façon de communiquer le Pape, et a donné naissance à une production «publicitaire».

La question sous-jacente est toujours restée la même, à l'intérieur des murs du Vatican: que communiquons-nous? Communiquons-nous le Pape, la foi, l'Église, le Saint-Siège ? Et comment les communiquer ? Au-delà des critères de l'intérêt médiatique, la question «pourquoi communiquons-nous le Pape?» a été perdue. Et la question «que manque-t-il?» a été soulevée à de nombreuses reprises.

D'où le deuxième point: le premier comité établi pour étudier la réforme des médias du Vatican a été annoncé dans le cadre de la grande réforme de l'économie du Vatican lors d'une conférence de presse tenue en juillet 2014 par le cardinal George Pell, préfet du Secrétariat à l'économie.

Il y a une signification claire derrière ce choix: la réforme est surtout faite à des fins économiques, et une redistribution des coûts est nécessaire. Cela a conduit à une approche marketing pleine de la notion «vendre» l'image du Pape. De ce point de vue, en regardant les critères initiaux de la réforme, Mgr Viganò a fait ce qu'on lui demandait de faire.

Certes, le marketing n'implique pas l'histoire, car le marketing se joue sur le «ici et maintenant». C'est la raison pour laquelle l'intention d'utiliser la lettre de Benoît XVI pour attirer l'attention sur la série de volumes sur la théologie du Pape François n'a pas considéré qu'une communication différente était nécessaire. Ce fut, dans une certaine mesure, une approche naïve.
L'approche peut même être considérée comme plus que naïve, compte tenu de la situation particulière de la communication autour du Pape. Tout est polarisé. Toute attaque contre le Pape François est lue comme une agression contre le Pontificat; toute attaque contre Benoît XVI est interprétée comme une tentative de rompre avec le passé. Aucune communication institutionnelle ne peut faire le choix de ne pas reconnaître ce scénario.

Cette polarisation est le terreau fertile où l'agenda (/l'ordre du jour) post-Vatican II a pu s'épanouir.

La lettre de Benoît XVI a suscité une réaction non seulement de ceux qui pensaient que le nom du Pape émérite avait été sali, mais aussi de ceux qui ne veulent plus entendre parler de Benoît XVI. La question de la «mort institutionnelle» du Pape émérite est revenue, avec différentes nuances.

La critique de Benoît XVI sur l'inclusion du théologien Huenermann dans le livre a été attribuée à «l'animosité personnelle», bien que Benoît ait servi pendant des années comme préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, et que sa critique était dirigée contre des notions, jamais contre une personne. Ce n'est pas une attaque personnelle de Benoît XVI: il ne l'a jamais fait. La preuve en est la manière collégiale dont il a géré la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, et son modus operandi, qui l'a amené à dialoguer avec une idéologie fallacieuse, allant jusqu'à publier deux instructions - comme ce fut le cas avec la théologie de la libération - pars destruens et pars construens, d'une procédure de dialogue.

La question est aujourd'hui: qu'est-ce qui se cache derrière cette acrimonie envers les paroles du Pape émérite ?

La communication du Vatican devrait y réfléchir en profondeur, en dépassant le fait qu'elle est conçue pour générer des revenus et avoir un impact nouveau. C'est, en fin de compte, la première fois que les communications du Vatican opèrent dans un monde où il y a un Pape émérite et un Pape en exercice, dans un environnement médiatique généralement opposé à l'Église catholique.

Alors, comment répondre à la question? Une hypothèse, pas vraiment originale, peut être avancée. Tandis que le Vatican repensait sa communication en termes de modernité et de marketing, aux dépens de son patrimoine passé (Radio Vatican a cessé d'exister en tant qu'entité juridique); tandis que toutes les questions de communication étaient centrées sur l'extraordinaire impact médiatique du Pape François; il y avait des gens qui poursuivaient leur agenda, et cet agenda impliquait une haine envers Benoît XVI.

Cet agenda existe depuis le Concile Vatican II, et il a été sous contrôle pendant les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI. Mais l'agenda a persisté, comme le montre l'attitude de certaines conférences épiscopales. Benoît XVI, par exemple, s'est rendu en Allemagne en 2011 et a demandé à l'Église allemande de devenir moins mondaine. Mais la Conférence épiscopale allemande s'est réunie peu de temps après et a établi l'agenda sur des questions progressistes, comme si la visite de Benoît n'avait jamais eu lieu.

Il est paradoxal que la génération des idées et de la lutte culturelle n'ait pas pu donner naissance à une nouvelle classe dirigeante, et que les idées qui prédominent dans le débat actuel sont de facto des idées des années 1970, nées du débat post-Vatican II encore en cours. Notons qu'aujourd'hui, la question d'un changement de doctrine est à l'ordre du jour, notamment en ce qui concerne la possibilité de renverser Humanae Vitae. On ne peut pas exclure qu'au Synode des jeunes, l'opinion des jeunes sera utilisée pour pousser vers un changement de doctrine, justifiant cela avec le besoin d'attirer les gens à la foi catholique.

Ces idées trouvent aujourd'hui un terrain fertile: l'impact sociologique est devenu plus important que la proclamation de l'Évangile. Ce n'est pas une préoccupation nouvelle. Elle a été soulevée par des gens qui ne peuvent être accusés d'aucune partisanerie, comme le père missionnaire italien Piero Gheddo, récemment décédé.

Ce sont les limites d'une réforme des médias conçue pour générer plus de revenus plutôt que pour trouver de nouveaux modèles de communication, combinée à une campagne sur certaines questions utilisant le Pape comme bouclier pour poursuivre derrière lui un agenda précis. Cet agenda a pour objectif d'augmenter le troupeau, faisant de l'évangélisation une affaire de marketing.

Mgr Viganò a démissionné. Il l'a fait pour aider à poursuivre la voie de la réforme. Mais cette transition donne l'impression que la réforme elle-même doit être repensée. Plus généralement, cela donne l'impression que les critères de toutes les réformes récentes du Vatican ont besoin d'une nouvelle approche.

Au début, le Pape a engagé des experts externes. Puis, il s'est tourné vers des experts internes, dans le but de tout professionnaliser avec le même désir de générer des revenus. Maintenant, une troisième phase est nécessaire: penser la communication du Vatican en termes de sujets, et pas seulement en termes d'une organisation renouvelée. C'est le grand défi pour le successeur de Mgr Viganò, avec le nouvel assesseur Viganò à ses côtés.

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