Pélagiens et gnostiques version François...
... et version CDF: comment, dans 'Gaudete et exultate', le Pape corrige la Congrégation pour la Doctrine de la Foi et son 'Placuit Deo'. Une analyse particulièrement percutante du Père Scalese (17/5/2018)
>>> Voir aussi:
¤ Les propos d'un (drôle de) pasteur (10/4)
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Père Giovanni Scalese CRSP
4 mai 2018
querculanus.blogspot.fr
Ma traduction
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Que la polémique contre le gnosticisme et le pélagisme fût l'un des chevaux de bataille du pape François, nous le savions depuis longtemps. Il en avait déjà parlé dans le document programmatique de son pontificat, l'exhortation apostolique Evangelii gaudium (n. 94), et il était revenu sur le sujet dans son discours prononcé à Florence le 10 novembre 2015, dans le contexte du Cinquième Congrès national de l'Église italienne (ici). Sans parler des innombrables piques lancées surtout contre les «nouveaux Pélagiens» lors des homélies matinales à Sainte Marthe.
En février dernier, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi (CDF) avait publié la lettre Placuit Deo sur certains aspects du salut chrétien, par laquellej'avais eu l'impression - du moins en ce qui me concerne - que l'on voulait en quelque sorte donner un fondement théologique à la polémique, en soulignant le caractère tendanciellement hérétique des deux déviations. Et ainsi, avais-je pensé, l'affaire serait close une fois pour toutes. Et au contraire, le 9 avril dernier, a été publiée l'exhortation apostolique Gaudete et exsultate sur l'appel à la sainteté dans le monde contemporain, qui rouvre le débat, en consacrant un chapitre entier, le second, à «Deux ennemis subtils de la sainteté» : le gnosticisme et le pélagianisme actuels. Il s'agit de 28 paragraphes sur 177: 16% du total, ce qui n'est pas négligeable.
Je ne veux pas parler ici de l'exhortation apostolique dans son ensemble. Je dirai simplement qu'elle est une agréable surprise, traitant d'un sujet qui ne fait pas partie de ceux que le Pape François aborde habituellement. Bien qu'il ne faille pas s'en étonner outre mesure, le Saint-Père étant jésuite. Et le jésuite Jorge Mario Bergoglio, dans Gaudete et exsultate, sort en force. Il suffit de penser à l'invitation, présente dans le très discuté n. 26, à être «contemplatif dans l'action» ou aux nombreuses références ignatiennes (nn. 20; 69; 153; note 124) ou aux thèmatiques traitées dans le dernier chapitre (lutte contre le démon, discernement, examen de conscience), familiers à ceux qui ont un minimum de famiiarité des exercices spirituels.
Ce sur quoi je voudrais en revanche attirer l'attention est exclusivement l'espace consacré par l'exhortation apostolique au gnosticisme et au pélagianisme. Comme je vous le disais, j'étais convaincu qu'avec Placuit Deo, le débat sur ces deux tendances pouvait maintenant être considérée comme définitivement clos. Eh bien non: le Pape François a voulu y revenir de manière assez ample, presque comme si toutes les interventions précédentes n'avaient pas suffi pour clarifier sa pensée sur le sujet. Il faut dire que le Pape Bergoglio est généralement assez répétitif, et pas seulement sur ce sujet; mais on peut le comprendre, pour deux raisons: premièrement, parce qu'il est inévitable qu'il en soit ainsi, quand on est obligé de parler tous les jours, et qu'il n'est pas possible d'inventer quelque chose de nouveau chaque jour; deuxièmement, parce que cela pourrait être une technique délibérée pour inculquer certains concepts considérés comme importants.
Mais moi, qui suis malicieux, je soupçonne que dans ce retour du Pape sur le même argument dans l'espace de quelques mois, il y a autre chose: pour faire une plaisanterie, j'ai l'impression que Placuit Deo non placuit Papae; il semblerait que le Pontife n'était pas très satisfait du travail de la CDF, il aurait donc pu décider d'y revenir personnellement, comme pour dire: maintenant je vais vous montrer comment la lettre aurait dû être écrite! Ce qui m'a conduit à penser cela, c'est l'indiscrétion rapportée par le National Catholic Register (ici), selon laquelle l'exhortation apostolique n'a été envoyée à la CDF qu'au dernier moment, afin de ne pas permettre au Dicastère de faire des observations. Apparemment, le remplaceement du préfet n'a pas servi à calmer les relations entre le Saint-Office et Sainte Marthe.
En fait, Placuit Deo - contrairement à ce qu'a prétendue le Père Cavalcoli qui sur [son blog] L'Isola di Patmos, l'assimile à Pascendi [Pascendi Dominici Gegis, encyclique de Pie X sur les erreurs du modernisme, 1907 ], y voyant des références (au luthéranisme, au modernisme, au rhahnerisme, au lefebvisme, à la théologie de la libération) à mon avis totalement absentes - est un document à la structure plutôt mince. Non pas parce que ce qu'il dit est faux (son contenu est 100% orthodoxe), mais simplement parce qu'il n'atteint pas le but pour lequel il a été pensé et voulu par le Pape François: donner un fondement théologique à la polémique contre les gnostiques et les pélagiens contemporains. De mon point de vue, les fonctionnaires de la CDF se sont acquittés de la tâche qui leur a été confiée avec beaucoup de zèle: ils ont traité brièvement du salut chrétien, répétant ce que la même CDF avait affirmé dans sa déclaration Dominus Iesus de 2000 sur l'unicité du Christ Sauveur et sur la médiation salvifique de l'Église.
Mais lorsqu'ils ont dû entrer dans les détails, ils n'ont pu que jouer franc-jeu, mettant en évidence les différences profondes entre la situation actuelle et celle des premiers siècles et insinuant ainsi que l'application des deux termes aux tendances actuelles ne peut se faire que dans un sens analogique:
Dans son magistère ordinaire, le Pape François s’est souvent référé à deux tendances qui représentent les deux déviances mentionnées ci-dessus, lesquelles ressemblent par certains aspects à deux hérésies de l’Antiquité, le pélagianisme et le gnosticisme. Notre époque est envahie par un néo-pélagianisme, qui donne à l’individu, radicalement autonome, la prétention de se sauver lui-même, sans reconnaître qu’au plus profond de son être, il dépend de Dieu et des autres. Le salut repose alors sur les forces personnelles de chacun ou sur des structures purement humaines, incapables d’accueillir la nouveauté de l’Esprit de Dieu. De son côté, un certain néo-gnosticisme présente un salut purement intérieur, enfermé dans le subjectivisme.Ce salut consiste à s’élever «par l’intelligence au-delà de la chair de Jésus jusqu’aux mystères de la divinité inconnue». On prétend libérer la personne du corps et du monde matériel, où ne se voient plus les traces de la main secourable du Créateur, mais seulement une réalité privée de sens, étrangère à l’identité ultime de la personne et manipulable au gré des intérêts de l’homme. Il est clair, d’autre part, que la comparaison avec les hérésies pélagienne et gnostique ne peut évoquer que des traits communs généraux, sans entrer dans des jugements sur la nature exacte des erreurs antiques. En effet, il existe une grande différence entre le contexte sécularisé d’aujourd’hui et celui des premiers siècles chrétiens au cours desquels sont nées ces hérésies. Toutefois, dans la mesure où le gnosticisme et le pélagianisme représentent des dangers permanents de déformation de la foi biblique, il est possible de leur trouver une certaine ressemblance avec les mouvements contemporains que l’on vient de décrire.
(www.vatican.va)
Que pouvaient-ils dire d'autre ? Il est évident que le lien entre les deux tendances contemporaines et les hérésies anciennes est très ténu: l'application des termes «gnosticisme» et «pélagianisme» aux courants actuels est assez problématique. Les termes modernes «spiritualisme» et «individualisme» sembleraient bien plus appropriés, mais ils risquent d'atténuer la gravité qu'on veut donner aux deux tendances en leur attribuant le nom des hérésies anciennes.
Dans Gaudete et exsultate, le Pape François aborde les mêmes thèmatiques d'une manière complètement différente. Il ne fait référence à Placuit Deo que dans la note de bas de page 33, pour dire qu'en elle «se trouvent les bases doctrinales pour la compréhension du salut chrétien en référence aux dérives néo-gnostiques et néo-pélagiennes actuelles». Il est curieux de noter que la phrase du texte à laquelle se réfère cette note (en elle «se trouvent les bases doctrinales pour la compréhension du salut chrétien en référence aux dérives néo-gnostiques et néo-pélagiennes actuelles») ne figure pas Placuit Deo. Le traitement du gnosticisme et du pélagianisme fait dans Gaudete et exsultate est beaucoup plus substantiel que celui qui se trouve dans Placuit Deo. Il s'agit d'une présentation plus familière - selon le style auquel le Pape François nous a habitués, caractérisé par des expressions incisives et colorées - mais non sans de nombreuses références bibliques, patristiques et ecclésiastiques (voir en particulier la description du pélagianisme dans les n° 49-56). Le gnosticisme et le pélagisme y sont présentés comme «ennemis de la sainteté» (titre du chapitre); «falsifications de la sainteté», «propositions trompeuses», «formes de sécurité doctrinale ou disciplinaire» (n. 35); «déviations» (n. 62) ; «dérives» (note 33). Mais leur qualification d'"hérésie" n'est pas absente (nn. 35 et 47).
Le Professeur Claudio Pierantoni, dans l'interview au National Catholic Register mentionné plus haut, relève que les gnostiques et les pélagiens décrits par le Pape dans Gaudete et exsultate n'ont pas les caractéristiques des anciens hérétiques, mais celles de ses adversaires théologiques:
Le Pape François - se sentant victime de l'accusation (plutôt rationnelle) de soutenir l'éthique de situation, et d'avoir refusé de répondre aux dubia et à beaucoup d'autres questions et observations - formule à présent l'accusation ridicule que de tels fidèles catholiques seraient même, pour quelque raison obscure, «gnostiques». Cela signifie qu'il ne les voit pas seulement comme des hérétiques, mais comme «adhérant à l'une des pires idéologies».
En d'autres termes, Gaudete et exsultate serait une sorte de «contre-attaque» du pape François contre ses opposants:
Si le document est lu dans le contexte des controverses actuelles dans l'Église, en particulier celle sur Amoris laetitia et l'éthique de situation, on a la forte impression que de nombreux passages ont directement pour but de réprimander durement toutes ces personnes (cardinaux, intellectuels, journalistes et simples laïcs qui écrivent sur les blogs) qui se sont opposés à l'agenda papal de donner la Communion aux divorcés remariés, la Communion aux protestants, de permettre dans certains cas la contraception, à une opposition ou un silence trop doux face à la législation contre la famille et la vie (en faveur de l'avortement, de l'euthanasie, du contrôle des naissances et du mariage homosexuel).
Je ne sais pas si le professeur Pierantoni a tort ou raison. Mais je dis que le simple fait que quelqu'un puisse soulever un tel soupçon n'est pas bon signe. Ce n'est pas bon signe, d'abord parce que cela signifie que les enfants - ou du moins, certains d'entre eux - ont perdu leur confiance en leur père; mais aussi parce que, si cela s'est produit, leur père a, d'une manière ou d'une autre, déterminé cette situation ou, à tout le moins, l'a rendue possible. Dans tous les cas, celui qui devait être le père de tous, au-dessus des partis, est devenu un homme de parti, en lutte contre d'autres. On dira: dans l'Église, il y a toujours eu despolémiques; les Papes ont toujours combattu les hérésies. C'est vrai; mais la situation actuelle semble différente: au cours des siècles, l'Église a toujours condamné des doctrines; ici, on a l'impression que la lutte est contre les personnes, en l'occurrence non pas contre les ennemis de l'Église, mais contre certains qui se déclarent et entendent être des enfants de l'Église. Je ne donnerai que deux exemples tirés de Gaudete et exsultate, l'un concernant les «gnostiques» et l'autre concernant les «nouveaux Pélagiens»:
«Je ne fais pas référence aux rationalistes ennemis de la foi chrétienne. Cela peut se produire dans l’Église, tant chez les laïcs des paroisses que chez ceux qui enseignent la philosophie ou la théologie dans les centres de formation. Car c’est aussi le propre des gnostiques de croire que, par leurs explications, ils peuvent rendre parfaitement compréhensibles toute la foi et tout l’Evangile. Ils absolutisent leurs propres théories et obligent les autres à se soumettre aux raisonnements qu’ils utilisent. Une chose est un sain et humble usage de la raison pour réfléchir sur l’enseignement théologique et moral de l’Evangile ; une autre est de prétendre réduire l’enseignement de Jésus à une logique froide et dure qui cherche à tout dominer» (n. 39).
«Cela touche des groupes, des mouvements et des communautés, et c’est ce qui explique que, très souvent, ils commencent par une vie intense dans l’Esprit mais finissent fossilisés… ou corrompus» (n. 58).
Ici, on ne condamne pas une doctrine; on juge des personnes [un comble de la part du pape du 'qui suis-je pour juger?']. Sincèrement, je ne comprends pas l'utilité de cet acharnement verbal contre ceux qui, jusqu'à preuve du contraire, sont des fils, peut-être dans l'erreur, mais envers qui, précisément pour cette raison, il faudrait exercer patience et charité. On dira: Jésus aussi n'a pas été tendre avec les scribes et les pharisiens. Je pense qu'il pouvait le faire, car lui, «il savait ce qui est dans l'homme» (Jn 2,25); à nous, au contraire, il a dit : «Ne jugez pas» (Mt 7,1). J'ai peut-être une conception dépassée de la papauté; mais, à mon avis, un pape ne peut pas se mettre à polémiquer avec ses opposants. Il doit voler haut.
Décidément, je préfère le Bergoglio, Pape et Jésuite, qui parle de magnanimité, comme il le fait dans Gaudete et exsultate, au n. 169, ou comme il l'avait fait dans l'interview à la la Civiltà Catolica de 2013:
J’ai toujours été frappé par la maxime décrivant la vision d’Ignace: Non coerceri a maximo, sed contineri a minimo divinum est (ne pas être enfermé par le plus grand, mais être contenu par le plus petit, c’est cela qui est divin). J’ai beaucoup réfléchi sur cette phrase pour l’exercice du gouvernement en tant que supérieur: ne pas être limité par l’espace le plus grand, mais être en mesure de demeurer dans l’espace le plus limité. Cette vertu du grand et du petit, c’est ce que j’appelle la magnanimité. A partir de l’espace où nous sommes, elle nous fait toujours regarder l’horizon. C’est faire les petites choses de tous les jours avec un cœur grand ouvert à Dieu et aux autres. C’est valoriser les petites choses à l’intérieur de grands horizons, ceux du Royaume de Dieu.
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