Est-ce si difficile de juger le Pape?

Question oiseuse, disait le Père Scalese en octobre 2018 puisque "Prima sedes a nemine iudicatur". La "Lettre ouverte aux évêques" du 30 avril dernier, dans laquelle un groupe d'intellectuels catholiques laïcs et clercs, accusait le Pape de professer des hérésies a remis la question au premier plan de l'actualité. Qui a raison? (3/6/2019).

 

Peu de temps avant d'interrompre son blog (cf. L'au revoir du P. Scalese), le P. Scalese a consacré un billet à l'éventualité d'un pape hérétique, et si j'ai bien compris ses propos d'alors, on pourrait les résumer en "on ne peut pas exclure que le Pape soit hérétique, mais l'en accuser formellement n'aboutira à rien car personne sur cette terre ne peut juger le Pape" et donc "cela ne sert à rien".
Les signataires de la lettre ouverte s'en sont expliqués (1)

Notons que durant l'été 2016, le P. Scalese avait signé l'"Appel des 45", dans lequel des intellectuels et pasteurs catholiques demandaient à François de réfuter définitivement certains passages d'Amoris Laetitia explicitement en conflit avec la doctrine catholique (ne s'agissait-il pas d'hérésies?). Aujourd'hui, son nom est absent de la liste des signataires de la lettre ouverte aux évêques. Sans doute parce qu'il est réticent à l'idée d'accuser formellement le Pape d'hérésie. Et qu'il s'en tient à ce qui constitue sa conlusion, tiré de l'évangile de Luc:

La seule autre possibilité qui reste est le recours au jugement de Dieu, non pas parce que le Pape doit être soumis à une ordalie mais simplement parce que Jésus lui-même dans l'Evangile nous invite à nous tourner vers Dieu comme juge suprême:
"Dieu ne rendra-t-il pas justice à ses élus qui crient jour et nuit vers lui? Va-t-il les faire attendre longtemps? Je vous dis qu'Il leur rendra justice promptement" .

Un Pape hérétique?


Père Giovanni Scalese, CRSP
querculanus.blogspot.com
13 octobre 2018
Ma traduction

* * *

Les disputes sur l'éventualité d'un Pape hérétique ne m'ont jamais passionné. Pourquoi? Poseraient-elles un cas qui ne peut pas se produire dans la réalité? Non, je n'ai aucun doute qu'un Pape, comme chacun d'entre nous, peut tomber dans l'hérésie. Dans ce cas, cela n'a rien à voir avec l'infaillibilité du Souverain Pontife, qui, comme nous le savons, a des limites bien définies. Le problème, c'est qu'il s'agit de différends totalement stériles: une fois qu'il est établi que le Pape est un hérétique, que faire ?

Un exemple de telles disputes stériles peut être trouvé dans l'interview donnée aujourd'hui par Mgr Nicola Bux à Aldo Maria Valli. Mgr Bux part du Decretum Gratiani (Décret de Gratien):

Aucun mortel n'aura la présomption de parler de culpabilité du Pape, car, chargé de juger tout le monde, il ne doit être jugé par personne, sauf s'il s'écarte de la foi.


Se référant alors à saint Robert Bellarmin, il soutient que le Pape peut être jugé:

Évidemment, la déviation doit être manifeste et publique. Et dans le cas d'une hérésie manifeste, selon saint Robert Bellarmin, le Pape peut être jugé.


Remontant ensuite aux Pères de l'Église, il affirme qu'un Pape, en cas d'hérésie, serait déchu de sa charge :

L'hérésie affecte la foi et le statut de membre de l'Église, qui sont la racine et le fondement de la juridiction. C'est la pensée des Pères de l'Église, en particulier de Cyprien, qui eut à faire à Novatien, antipape durant le pontificat du Pape Corneille. Par l'hérésie, chaque fidèle, y compris le Pape, se sépare de l'unité de l'Église .... Face à cette éventualité, si grave pour la foi, certains cardinaux, ou même le clergé romain ou le synode romain, pourraient avertir le Pape avec une correction fraternelle, pourraient «lui résister en face» comme Paul le fit avec Pierre à Antioche ; ils pourraient lui opposer un refus et, si nécessaire, l'interpeler pour le pousser au repentir. En cas de persévérance du Pape dans l'erreur, il faut prendre ses distances de lui, conformément à ce que dit l'Apôtre (cf. Tite 3, 10-11). De plus, son hérésie et son refus obstiné devraient être déclarés publiquement, afin qu'il ne fasse pas de mal aux autres et et que tous puissent se prémunir. En outre, si le Pape ne voulait pas maintenir l'union et la communion avec tout le corps de l'Église, ou s'il tentait d'excommunier l'ensemble de l'Église ou de renverser les rites liturgiques fondés sur la tradition apostolique, il pourrait être schismatique. Si le Pape n'agit pas comme Pape et chef de l'Église, l'Église n'est pas en lui ni lui dans l'Église. En désobéissant à la loi du Christ, ou en ordonnant ce qui est contraire à la loi naturelle ou divine, ce qui a été universellement établi par les Conciles ou par le Siège apostolique, le Pape se sépare du Christ, qui est le chef principal de l'Église par rapport à qui l'unité ecclésiale est constituée. Le Pape Innocent III dit qu'il faut obéir au Pape en tout, jusqu'à ce qu'il se retourne contre l'ordre universel de l'Église: dans ce cas, à moins qu'il y ait une cause raisonnable, il ne doit pas être suivi, car, en agissant ainsi, il n'est plus soumis au Christ et il se sépare donc du Corps de l'Église.


A ce point, Mgr Bux s'aperçoit qu'il est peut-être allé trop loin et qu'il s'est fourré dans un guêpier. Alors il ajoute:

Je ne cacherai pas, cependant, que ce qui est indiqué, bien que limpide et lisse en théorie, rencontre en pratique de nombreuses difficultés; et même des inconvénients de nature canonique... Pour un Pape, en réalité, il existe une sorte d'immunité de juridiction. Ainsi, bien qu'en théorie on dise que les cardinaux peuvent certifier son hérésie, il est certain qu'en pratique cela deviendrait difficile, à cause du principe fondamental Prima sedes a nemine iudicatur [Le Premier Siège n'est jugé par personne], tiré du canon 1404 du CIC (code de droit canonique). Aucune Église, en tant que fille, ne peut juger sa mère, c'est-à-dire le Siège apostolique. Encore moins les brebis du troupeau peuvent-elles se dresser pour juger leur propre berger. Si nous regardons comment ce principe a été appliqué dans l'histoire de l'Église, et de la papauté en particulier, nous voyons que, même dans le cas d'accusations d'hérésie voire d'apostasie pure et simple du Pape, tout s'est terminé sans que rien ne soit fait.


Et alors? Quel est l'intérêt de discuter de façon abstraite sur l'éventualité d'un Pape hérétique, alors que rien ne peut être fait en termes concrets pour le faire partir? Il est inutile de discuter, si ensuite les paroles ne peuvent être suivies d'actes. À mon avis, il est préférable d'aborder le problème d'une autre manière.

Comme on vient de le dire, un Pape peut se tromper et peut même - quod Deus avertat! - tomber dans l'hérésie. Le problème est: qui peut l'établir? Personne. Seul un juge peut dire si le Pape est hérétique ou non. Mais, comme Monseigneur nous le rappelle à juste titre, Prima sedes a nemine iudicatur (c. 1404). Pas même par un Concile œcuménique ou par le Collège des Evêques? Non:

Qui recourt au Concile Oecuménique ou au Collège des Évêques contre un acte du Pontife Romain sera puni de censure. (Canon 1372).


Il ne s'agit pas seulement de règles canoniques. A leur base il y a une motivation théologique précise: la primauté du Pontife romain, solennellement définie par le Concile Vatican I, mais déjà affirmée par Boniface VIII:

Si vero [deviat spiritualis potestas] suprema, a solo Deo, non ab homine poterit iudicari. – - S'il s'écarte de l'autorité spirituelle suprême, il ne peut être jugé que par Dieu et non par un homme (Bolla Unam sanctam, 18 novembre 1302 : Denzinger-Schönmetzer, n° 873).


Alors, que faire? En cas d'erreur ou, pire, d'hérésie du Pontife romain, il n'y a que deux possibilités: soit on s'adresse à lui pour qu'il se juge lui-même, soit on fait appel au jugement de Dieu. Tertium non datur.
Le premier cas est celui décrit par saint Paul dans sa lettre aux Galates:

Mais quand Céphas est venu à Antioche, je me suis ouvertement opposé à lui, parce qu'il avait tort... quand j'ai vu qu'ils ne se comportaient pas correctement selon la vérité de l'Évangile, j'ai dit à Céphas en présence de tous: «Si vous, qui êtes juifs, vivez comme les gentils et non à la manière des juifs, comment pouvez-vous forcer les gentils à vivre à la manière des Juifs? (2:11-14).


Paul, ce faisant, ne s'érige pas en juge de Pierre: il exerce simplement l'œuvre de miséricorde de la correction fraternelle. Le précepte évangélique «Ne jugez pas» ne nous empêche pas d'évaluer objectivement les erreurs d'un frère, fût-il le Pape. On ne peut donc exclure la possibilité d'une correction fraternelle - mieux, filiale - des erreurs du Pape, en lui laissant le soin de juger son propre enseignement et son propre comportement. Évidemment, une telle correction ne peut être faite par le premier venu et avec superficialité. Personnellement, je considère qu'une chose de ce genre, sans exclure a priori la possibilité d'une intervention extraordinaire de la part d'un «prophète», doit être faite par les Cardinaux ou, mieux encore, par les Evêques.

La seule autre possibilité qui reste est le recours au jugement de Dieu, non pas parce que le Pape doit être soumis à une ordalie, mais simplement parce que Jésus lui-même dans l'Evangile nous invite à nous tourner vers Dieu comme juge suprême:

Dieu ne rendra-t-il pas justice à ses élus qui crient jour et nuit vers lui? Va-t-il les faire attendre longtemps? Je vous dis qu'Il leur rendra justice promptement (Lc 18,7).

NDT

(1) Voir ici:

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