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Quand Marco Tosatti rencontre Antonio Mastino

... ça donne un long entretien passionnant entre deux vaticanistes plutôt atypiques et surtout qui ne cherchent pas à plaire. Première partie de ma traduction (15/4/2014)

     

Marco Tosatti a été pendant des années le vaticaniste de La Stampa.
Il a aussi écrit de nombreux livres (dont un sur le linceul de Turin, et un autre que j'avais trouvé dans une librairie romaine en juin 2005 - alors que je ne connaissais pas encore son auteur - et dont je me sers encore très souvent: Il Dizionario di Papa Ratzinger).
Il a connu et suivi trois papes, depuis Jean Paul II.
Agé de 67 ans, il est désormais en semi-retraite car il continue à tenir une rubrique sur le site La Stampa-Vatican Insider, et il tient un blog "San Pietro e dintorni".
C'est sans doute cette situation de relatif retrait qui lui consent une certaine liberté de ton.
Il a accordé une très longue interviewe à Antonio Mastino, dont je ne traduis que la partie traitant des papes.

Les circonstances de l'interviewe donnent lieu à une anecdote savoureuse: les deux hommes avaient convenu de se retrouver dans un café romain... mais l'intervieweur avait oublié de mettre en route l'enregistreur (ou plutôt, il s'était trompé de touche!).
Ils ont donc dû se voir une seconde fois, et apparemment, la technique a eu à nouveau quelques ratés.
Pour se consoler de sa maladresse, Mastino s'est souvenu d'une confidence que lui avait faite Messori: "Dans mes interviewes, aucun enregistreur, seulement du papier et des stylos. Et même, les meilleures interviewes que j'ai faites sont celles où j'avais aussi perdu mes motes".
Ceci nous renvoie à la fameuse interviewe de Scalfari (et c'est ce que disait aussi Yves Daoudal).
Texte complet en italien: http://www.papalepapale.com/

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Le vaticaniste "normal"

Entretien avac Marco Tosatti, catholique et journaliste

Après quelques notes biographiques (qui dessine une personnalité très attachante), notamment sur ses débuts de vaticaniste à la Stampa, Mastino demande à Marco Tosatti s'il est «religieux, catholique»

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- Je n'étais plus allé à l'église depuis de nombreuses années. Sinon athée, j'étais certainement agnostique. Et j'ai continué à l'être pendant de nombreuses années, je pense jusqu'à la fin des années 90. A ce moment-là, quelque chose s'est passé.

- Comme quoi, une conversion?
- Je vais te raconter une chose que personne ne sait. Le premier contact - appelons-le ainsi - est venu à un moment où j'étais dans une crise profonde, j'avais pris un coup de massue. Un jour, sans même savoir pourquoi, je suis entré dans une église, Santa Maria in Traspontina; je me suis agenouillé, et j'ai demandé à Dieu: si tu existes, aide moi à faire le bon choix, à faire ce qui est le mieux. C'était comme une graine, qui a ensuite mûri. Je ne sais pas l'expliquer mieux que cela; mais ensuite, il y a eu Jean-Paul II, l'image de Jean-Paul II, une personne d'une intelligence absolument exceptionnelle - je pense qu'il aurait excellé dans n'importe quelle voie qu'il aurait prise - priant avec la simplicité, l'abandon, l'humilité d'un enfant. Ceci a constitué un point d'interrogation existentiel qui m'a longtemps accompagné. La réponse à la question est venue avec la foi.

- Et tandis que tu tentais d'étudier le Vatican, tu est tombé dans l'étude du Nazaréen ...
- J'aime l'histoire, toute l'histoire. J'ai un grand intérêt et une passion pour le Moyen-Orient, sa culture et le judaïsme. Le lieu historique et humain où le Nazaréen est né, a grandi, a prêché, est mort, et quelqu'un a dit, ressuscité. J'ai commencé à étudier le monde de ce Jésus. Et j'ai été frappé, et je continue à être frappé par le comportement inexplicable des disciples et des apôtres. Le chef est arrêté et tué. Des douze, un le trahit et les autres prennent la fuite. Mais plus tard, quelque chose se passe: les mêmes personnes, et beaucoup d'autres encore, sans résistance, sans essayer de créer un mouvement politique, et sans lutter pour une quelconque forme de pouvoir, se font sereinement torturer et tuer uniquement pour témoigner avoir rencontré , vu, touché Jésus-Christ ressuscité. C'est un comportement inexplicable. D'un point de vue humain, anthropologique. Il y a quelque chose derrière ... Et qu'on ne me dise pas que c'est un mythe.

- Donc, il était vraiment ressuscité?
- Ce n'est pas déraisonnable ou irrationnel de le croire. Et je vais te dire encore une chose. En tant que journaliste: le texte des Evangiles, avec toutes leurs contradictions et divergences, a le parfum de la vérité, de la sincérité. Ce n'est pas quelque chose d'inventé autour d'une table. Oui, je pense qu'il est vraiment ressuscité. Bien sûr, même si tu crois, le doute, les doutes ne te quittent jamais. Mais je crois que ces témoignages sont véridiques.

Wojtyla, le charismatique naturel

- Une vision pascalienne: belle. Mais dis-moi, Marc, moi qui suis immunisé depuis toujours contre le «charisme» de Jean-Paul II, qui ne m'a jamais ému ni vivant ni mort, ni quand je fréquentais les sacristies, ni comme progressiste, ni comme agnostique, ni enfin, comme catholique orthodoxe (ndt: Mastino décrit son parcours tourmenté), dis-moi: mais qu'avait-il d'«extraordinaire»? Seulement parce qu'il «remplissait les places» comme le déclament beaucoup, presque comme le motif majeur et parfois le seul de son ascension à la gloire des autels? Il faut si peu pour «remplir» les autels: il suffit d'un tel, avec une guitare à la main. Et alors, je me demande: qu'avait-il, oui, vraiment, d'«extraordinaire» ce polonais, même si je reconnais qu'il a été le dernier pape, le dernier pape entièrement romain?
- Il avait un charisme, un charisme extraordinaire, pur, naturel. C'était incroyable de l'observer interagir, même de loin avec la foule, la remuant à l'unisson d'un seul geste, un seul regard. Son charisme était comme une vague qui se déroulait sur la foule. Et en même temps, tu avais la certitude que cet homme-là avait, en ces temps de sécularisation, une foi granitique, totale, absolue. Il fallait le voir alors qu'il priait, la tête entre les mains: tu avais l'impression qu'il n'était pas là, qu'il se transcendait, qu'il était ailleurs: c'était un vrai mystique. Et puis tu sentais aussi qu'il était un homme, un vrai homme, devenu prêtre, évêque, cardinal, pape sans sacrifier son "être" un homme, comme toi et moi. Très laïque, sans rien de clérical, dans le sens péjoratif du terme. Et un poète, pense au «Triptyque» dramatique et peut-être apocalyptique qu'il a publié ...

- ... Où il parle du «doigt de Dieu» de Michel-Ange dans la Chapelle Sixtine, qui devrait indiquer aux cardinaux électeurs sur qui pointer, et Dieu seul sait si ils le font pour de vrai, à en juger par certains des résultats ... nous somme réconfortés quand nous pensons que l'Esprit finit par écrire droit entre des lignes courbes ...
- Là, oui, en faisant semblant de ne pas remarquer tes allusions polémiques, ce «Triptyque»-là est vraiment de la poésie, poésie mystique d'un homme, Karol Wojtyla, qui était «au-delà». Il contemplait le mystère.

- Oui, nous sommes tous d'accord pour dire son mysticisme, sa prière totale. Mais revenons en arrière. Je pense au préfet d'alors de la Maison pontificale, le futur cardinal Martin (fr.wikipedia.org/wiki/Jacques-Paul_Martin ), qui l'a suivi dans de nombreux voyages.
Bien sûr, les triomphes médiatiques, les tournées étrangères spectaculaires, les messes océaniques du pape étranger ont eu le pouvoir de convaincre même le vieux et sage rat de curie Martin, au moins au début. Petit à petit, cependant, la cuite passe et le doute progresse: mais que pensent vraiment ces foules immenses qui (alors comme aujourd'hui) acclament le Pape? Martin observe attentivement le triomphe populaire de Jean-Paul II dans son premier voyage en Amérique, et réfléchit. «Et pourtant - pense-il - même là, ils ne sont pas nombreux ceux qui apprécient les références à la morale». Mais alors quoi? Abattu Martin conclut: «Le problème est contourné avec un brillant jeu de mots: "nous n'aimons pas la chanson, mais nous aimons le chanteur"». Et nous sommes de retour à la case départ, hier et aujourd'hui. Que faire avec le seul «chanteur» sans ses «chansons»?
- Qu'en sais-tu, toi, s'il n'a pas finalement tapé dans le mille? Si et combien de coeurs individuels, dans ces milliers de personnes présentes, pour une raison quelconque, il a gagnés à Dieu? Peu importe si c'est avec ses paroles et son exemple, ou sa seule présence physique, son charisme: ce qui compte, c'est qu'ils ont rencontré le Christ. Que savons-nous de comment, où, pourquoi et qui Dieu «touche» dans certaines circonstances parmi une foule immense? Je connais personnellement des prêtres qui sont devenus tels parce qu'ils ont été ensorcelés par cet homme, à partir de cet exemple. Tu connais la parabole du semeur ...

François est sympathique. Benoît, je l'admirais

- Nous reportons l'argument, tournant autour depuis trop longtemps: le pape François. Toi aussi, comme les autres vaticanistes, et comme moi, tu as raté ton coup dans les prévisions pré-conclave.
- Certainement. Mes articles en témoignent. Mais, contrairement à toi, je n'ai jamais cru à l'élection de Scola: trop y étaient opposés. J'ai pensé à l'Amérique; un brésilien, Scherer semblait possible. Et puis, j'aurais aimé un nord- américain: O'Malley, par exemple, me plaisait. Ou bien - il m'est très sympathique - Dolan. Ou même quelqu'un qui n'est pas encore cardinal ...

- Chaput.
- Par exemple. Et puis, ça s'est passé comme ça s'est passé

- Elle te plaît, la façon dont ça s'est terminé?
- Un catholique doit dire du pape ce que disent les Américains des États-Unis: right or wrong, my country. Bon ou mauvais, mon Pape.

- Il ne te plaît pas.
- Il est très sympathique et populaire. Certes, j'ai admiré et j'admire vraiment son prédécesseur.

- Pourquoi?
- La grande clarté, tout d'abord. Benoît XVI a un don sublime: la capacité d'expliquer en une phrase, si simple que tout le monde peut comprendre, les concepts les plus complexes. De cette façon, il a reproposé l'essentiel, les "choses dernières" (novissimi), les fondements de la foi elle-même, nus et crus. Les calant, les reliant aux temps et les faisant ainsi revivre. Personne comme lui n'a expliqué le lien profond entre la foi et la raison. Un homme raffiné et extrêmement cultivé; à quoi il ajoutait l'humilité et la douceur.

- Nous parlions de François.
- On ne peut pas comprendre François, et ce qu'il fait, sans parler de Benoît, et du travail silencieux, obscur et immense qu'il a fait pour nettoyer et renforcer l'Église. Certes, le style de François est différent, là où Benoît était coupant, il semble plus attrayant. Au moins, pour le moment cela semble être sa stratégie.

- Avec le résultat de plonger dans la confusion ceux qui sont proches, sans éclairer ceux qui sont loin? Comment dire: rater deux oiseaux avec une seule pierre?
- Il n'existe pas de stratégie qui ne présente pas de risques. Espérons-le.

- Peut-être que c'est toi qui as raison: François s'est donné pour tâche non pas tant de convaincre, mais en attendant de rapprocher; cherchant d'abord la confiance des éloignés, de ceux qui n'ont pas la foi, ceux qui l'ont perdue, parce que «blessés» par la vie ou corrompus par le péché, selon lui; plutôt que de s'occuper de ceux au sein de l'Église y sont déjà avec profit, les brebis qui ne sont pas éloignées du troupeau. Benoît, au contraire, s'était fixé le but d'éclairer les idées de ces catholiques qui physiquement dans le troupeau ne s'étaient pas éloignés, mais qui moralement étaient d'ailleurs, désormais oublieux de ce qu'est le catholicisme: avant tout la rencontre avec l'homme-Dieu Christ.
- Oui, mais Benoît parlait aussi au monde, et il lui disait: attention, vous vous trompez ici, et ici et ici. François le pense aussi, bien sûr, mais pour l'instant, il choisit une approche plus souple.

- Ou bien, il choisit presque de ne rien dire du tout. Je vais te poser la même question d'une manière différente: qu'est-ce qui te laisse perplexe chez François?
- Sa gestion du gouvernement, certains choix - vus par catégorie - des hommes. La majorité semble provenir de la même aire: c'est-à-dire l'aire de la diplomatie. Il les place partout, et souvent je ne sais vraiment pas selon quels critères à l'exception des relations amicales avec les candidats. Le cas de Beniamino Stella, diplomate depuis toujours, recteur de l'Académie dont proviennent les futurs diplomates, mis à la tête de la Congrégation pour le Clergé, a créé une certaine surprise. Certainement une excellente personne, mais je ne pense pas qu'il ait jamais été curé, un seul jour, ou qu'il ait vécu l'expérience de la vie d'un diocèse.

- Et donc?
- Donc, je ne comprends pas ce discours contre le «carriérisme», pour mettre ensuite dans les postes-clés seulement les diplomates: la diplomatie, à l'intérieur et à l'extérieur de l'Église, c'est une carrière, La Carrière par excellence, dans le sens le plus littéral du terme.

- La "cordée" diplomatico-curiale avait prévu déjà depuis deux ans la démission de Benoît et le successeur désigné: Bergoglio. Il est clair que la faveur se renvoie.
- Je ne sais pas si c'est le cas. Une chose est certaine: la relation entre Benoît XVI et la diplomatie du Vatican étaient très mauvaises. Je pense que ce fut une grave erreur de Ratzinger de la sous-estimer. En outre, le choix d'un secrétaire d'État ne venant pas de la diplomatie a encore exacerbé cette troupe influente de personnes.

A suivre...