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L'œcuménisme de François

Après le geste spectaculaire du Pape essayant (en vain) de se faire bénir par le patriarche de Constantinople, le commentaire docte et sage du théologien Antonio Livi, sur La Nouova Bussola. Traduction de Anna (3/12/2014)

Sur ce sujet:
¤ Voyage en Turquie: le Pape et le Patriarche
¤ Benoît XVI et l'unité des chrétiens

L'auteur, Antonio Livi, prêtre italien est co-fondateur avec Domenico Cavalcoli et Ariel Levi di Gualdo, du site l'isola di Patmos.

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Avec cet article qui remet les pendules à l’heure (au moins du point de vue théologique, qui n’a rien à voir avec celui géo-politique, et encore moins avec le sentimentalisme mièvre que les médias veulent faire gober à « l’opinion » pour faire passer la pilule amère - pour certains! - d'une religion mondiale), on pourra lire avec intérêt un article plutôt bien vu d’Isabelle de Gaulmyn (indépendamment des opinions de l'auteur), sur son blog de La Croix «Une foi par semaine», qui titre : POURQUOI LE PATRIARCHE DE CONSTANTINOPLE N’A PAS VOULU BENIR LE PAPE FRANÇOIS (1). En plus de commenter ce geste inouï, elle relève à juste titre dans l’oecuménisme de François une rupture (une de plus!) avec Benoît XVI – en occurrence avec la declaration Dominus Iesus.

     

ORTHODOXES: DE BEAUX GESTES MAIS AUCUN VERITABLE PAS EN AVANT
Antonio Livi
La Nuova Bussola Quotidiana
2.12.2014
Traduction Anna
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Les titres de la presse qui ont commenté la rencontre du Pape avec le patriarche Bartholomée à Istanbul ont laissé espérer aux chrétiens sensibles aux exigences de l'œcuménisme qu'un autre important pas en avant s'est produit vers de la recomposition de l'unité en Christ de tous les croyants. Au-delà des commentaires des journalistes, qui ont leurs limites intrinsèques (voir ce que j'ai récemment écrit dans le blog www.isoladipatmos.com ), l'opinion publique catholique a toutefois droit à avoir aussi quelques commentaires rigoureusement théologiques.

Le thème de l'œcuménisme est en effet instrumentalisable par ceux qui, plus qu'à la foi professée et vécue en tant que chrétiens, sont intéressés aux processus socio-poliques liés aux "relations extérieures" de l'Eglise Catholique avec les autres communautés chrétiennes. Alors que celle-là - la foi professée et vécue des chrétiens - exige que le discours soit toujours relié à la vérité de la révélation divine, celles-ci - les "relations extérieures" entre l'Eglise Catholique et les communautés chrétiennes (dans ce cas, le monde diversifié de l'Orthodoxie) - peuvent être présentées sous le profil de bonnes relations institutionnelles entre les différentes autorités religieuses de notre Europe et du Proche Orient. Cet aspect, sans doute important pour les sociologues et les analystes des événements de l'actualité, revêt peu d'intérêt pour le croyant.

En outre, très peu parmi les lecteurs et les télé-auditeurs ont pu être éclairés sur ce qu'est vraiment l'œcuménisme et à quels résultats on espère qu'il conduise.
Les journalistes eux-mêmes confondent œcuménisme et dialogue inter-religieux et la différence n'est pas des moindres lorsqu'on s'adresse aux croyants. En effet, alors que le dialogue inter-religieux ne peut se rattacher à l'Ecriture que dans sa forme "apostolique" (d'évangélisation, d'apostolat ad fidem), l'œcuménisme a un rapport textuel très étroit avec la révélation divine et donc avec la foi professée et vécue par les croyants de toutes les communautés chrétiennes. Ils savent, ou devraient savoir, que le Christ lui-même a voulu que tous ceux qui croient en lui soient "une seule chose", ainsi qu'Il est une seule chose avec le Père et le Saint Esprit. Le Christ a prié le Père pour l'unité de tous les croyants et continue à œuvrer avec efficacité divine, par le moyen de son Esprit, qui inspire et donne la force nécessaire aux ministres de son Eglise. Tout cela a été solennellement rappelé par le décret sur l'œcuménisme Unitatis redintegratio de Vatican II, et tout fidèle peut en lire une synthèse claire et à jour dans le Catéchisme de l'Eglise Catholique.

Sur la base de cette doctrine, depuis des siècles déjà, est né ce qu'on appelle le "mouvement œcuménique" de par des chrétiens catholiques et des chrétiens non-catholiques (a-cattolici), c'est à dire appartenant (par profession de foi) à ces communautés chrétiennes qui dans les siècles passés se sont séparées de Rome: les orthodoxes, les protestants, les anglicans. Les motifs de séparation sont divers, le principal étant le refus d'accepter le "ministère pétrinien", c'est à dire la primauté de la juridiction de l'évêque de Rome sur les autres évêques. La rupture de l'unité des chrétiens s'est produite justement dans la forme du "schisme", c'est à dire comme reniement de la fonction que le Christ lui-même avait confiée à Pierre, chef du collège apostolique, dans le but de garantir l'indéfectibilité de l'Eglise à l'aide du charisme de l'infaillibilité dans la conservation et l'interprétation de la vérité révélée et le pouvoir de sanctifier et de gouverner tous les baptisés.

Quel est le but du mouvement œcuménique? Contribuer avec les études théologiques, la prière et le dialogue fraternel à ce que les catholiques et les fidèles des autres communautés chrétiennes surmontent les divisions, le schisme. Cela signifie vivre et œuvrer avec l'intention de satisfaire la volonté du Christ, expressément révélée aux Apôtres et écrite dans les Evangiles, Lequel demande aux chrétiens de rester unis ou de surmonter les divisions historiquement produites, plus que par des équivoques doctrinales, par les interférences des pouvoirs politiques dans la vie des communautés religieuses.
Le cas du schisme anglican, provoqué au 16ème siècle par le refus d'Henri VIII de reconnaître la juridiction du Pape sur les questions canoniques qui le concernaient, est paradigmatique

Saint Thomas More, premier ministre du roi d'Angleterre, préféra subir la décapitation infligée par Henri VIII plutôt que de reconnaître la loi par lui promulguée, selon laquelle la suprême juridiction sur les chrétiens d'Angleterre ne revenait plus à l'évêque de Rome mais au roi lui-même, depuis lors chef de l'Eglise dite "anglicane". Les actes du procès qui conduisit à la condamnation de sir Thomas More montrent combien les raisons de l'humaniste martyr n'étaient pas de nature politique mais bien de nature purement théologique. Sa résistance à la division n'a d'autre motif spirituel que la fidélité au Christ et à l'Eglise comme Il la veut. L'engagement à rétablir l'unité ne peut ainsi que se concentrer sur la foi et ses véritables fondements, mettant de côté les intérêts temporels qui pourraient s'opposer à la pratique effective de cette foi.

Or, la rencontre du pape François avec le patriarche de Constantinople Bartholomée ne concerne pas l'horizon tout entier de l'œcuménisme, mais celui plus important pour la vie de l'Eglise lié au "schisme d'Orient", avec la séparation des "églises autocéphales" qui ont pris la dénomination d'"Orthodoxie", considérant que la véritable foi chrétienne s'est perdue en Occident avec les conciles œcuméniques de l'époque moderne, après celui de Florence. La rencontre du Pape François avec le Patriarche de Constantinople ne concerne même pas tout le monde de l'Orthodoxie, puisque le patriarche de Constantinople de représente pas tous les orthodoxes et encore moins ceux qui sont sous l'autorité du patriarche de Moscou.

Il s'agit néanmoins d'un geste de respect et d'amitié entre institutions qui a été justement exalté comme un "pas en avant" car il a une grande valeur symbolique, et l'on sait que dans les rapports entre institutions les messages publiques passent aussi au travers des gestes symboliques. C'est un geste d'ailleurs qui fait suite à tant d'autres accomplis précédemment par le bienheureux Paul VI, par saint Jean-Paul II, par Benoît XVI.
Cependant, le travail des théologiens afin de surmonter les incompréhensions de l'Orthodoxie à l'égard de la primauté de l'évêque de Rome, continue lentement sans être parvenu jusqu'à aujourd'hui à des résultats substantiels.

Parmi les commentateurs catholiques, ceux qui sont animés de bonnes intentions mais n'ont pas les idées claires au sujet des objectifs de l'œcuménisme pensent qu'il serait temps d'abandonner le travail des théologiens (ndr: ceci est la position du Pape lui-même, tel qu’il l’a formulée dans l’avion de retour de Turquie!) et de résoudre les problèmes de façon "pragmatique", c'est à dire par l'exhibition de "bons sentiments" et de suggestives scènes d'amitié fraternelle devant les caméras. Un vœu pieux: mettre de côté le dogme - dont le refus a été à l'origine du schisme - ne conduirait jamais à reconstruire l'unité des chrétiens avec seulement une profession de foi. Car la foi chrétienne est un corps unique de doctrine révélée et ses éléments essentiels (qui s'appellent "articuli fidei" pour indiquer justement les articulations, c'est à dire les membres d'un corps unique) ne peuvent pas être séparés l'un de l'autre ou un de l'ensemble.

La doctrine sur le Saint Esprit, que l'Eglise introduisit il y a mille ans dans le Symbole de Nicée-Constantinople, concernait le dogme trinitaire, et sur ce dogme commença à se former le désaccord théologique - motivé certainement par des incompréhensions et des malentendus - qui conduisit au schisme d'Orient. Le rapprochement entre l'Eglise d'Orient (de langue grecque) et celle d'Occident (de langue latine) ne fut ensuite possible, mais seulement provisoirement, que sur la base de clarifications doctrinales concernant la différence entre dogme et interprétations théologiques (..). Les gestes extérieurs d'amitié et l'exhibition de bons sentiments ne peuvent résoudre aucun problème s'ils ne servent qu'à mettre de côté les questions dogmatiques.

Cela vaut également pour la question de la primauté, elle aussi de nature dogmatique. On ne peut pas progresser sur la voie de la recomposition de l'unité avec les orthodoxes si on ne rend pas acceptable (non pas en cédant sur le dogme, mais en s'entendant sur sa possible interprétation théologique et sur les possibles adaptations aux nécessités de la multiforme pratique ecclésiale) le dogme du ministère de l'évêque de Rome concernant les prérogatives voulues par le Christ justement en vue de l'unité de l'Eglise, ainsi qu'il a été défini par le magistère ecclésiastique, par le Concile Vatican I (voir la constitution dogmatique Pastor Aeternus) jusqu'au Concile Vatican II inclus (voir la constitution dogmatique Lumen gentium).

Voici donc comment "voir", en tant que catholiques, le récent événement d'Istanbul. Nous devons nous réjouir que le patriarche Bartholomée ait reçu avec des gestes de cordialité et de respect le chef de l'Eglise catholique.
Mais, à part les gestes, ses propos ne marquent aucun progrès réel dans l'entente sur le dogme. Il a en effet affirmé que la visite de l'Evêque de Rome fait espérer "que le rapprochement entre nos deux grandes anciennes églises continuera à se bâtir sur les solides fondements de notre commune tradition qui depuis toujours respectait et reconnaissait dans le corps de l'Eglise une primauté d'amour, d'honneur et de service, dans le cadre de la synodalité afin que d'une seule bouche et d'un seul cœur on confesse le Dieu Trinitaire et se répande son amour dans le monde".

Comme on le voit, d'après Bartholomée, la primauté ne doit pas être attribuée par les chrétiens à l'évêque de Rome, mais au corps de l'Eglise, c'est à dire à l'ensemble de tous les évêques ("synodalité"). Puis Bartholomée, se référant au camp orthodoxe, a ajouté que "la divine providence, à travers l'ordre constitué des saints conciles œcuméniques, a assigné la responsabilité de la coordination et de l'expression de l'homophonie des très saintes Eglises orthodoxes locales" justement au patriarche œcuménique de Constantinople, c'est à dire à lui-même. Déjà cette coordination ne ressemble en rien à une fonction primatiale, ni ne concerne toute l'Eglise mais seulement les orthodoxes.

De son côté le pape François n’a pas pu non plus affronter la question cruciale mais s'est contenté de rappeler que "l'Eglise Catholique reconnaît que les Eglises orthodoxes ont de vrais sacrements et surtout, en vertu de la succession apostolique, le sacerdoce et l'eucharistie, par le moyen desquels elles restent encore unies à nous par des liens très étroits". Il a ensuite dit espérer en la future réalisation d'accords institutionnels conduisant au rétablissement de la pleine communion qui - a-t-il ajouté afin de rassurer les orthodoxes - "ne signifie ni soumission de l'un à l'autre, ni absorption, mais plutôt accueil de tous les dons que Dieu a donnés à chacun. […] Afin de parvenir à l'objectif désiré de la pleine unité, l'Eglise catholique n'entend imposer aucune exigence, sinon celle de la profession de foi commune et que, à la lumière de l'enseignement de l'Ecriture et de l'expérience du premier millénaire, nous sommes prêts à rechercher ensemble les modalités garantissant la nécessaire unité de l'Eglise dans les circonstances actuelles". Bien sachant que la foi commune n'existe pas sans la commune acceptation des mêmes dogmes.

C'est donc à tort que plusieurs commentateurs, comme ceux de Vatican Insider (ndt : l’article de Gianni Valente ici), ont écrit que "pour l'actuel successeur de Pierre le rétablissement de la pleine communion entre chrétiens catholiques et orthodoxes serait possible dès maintenant, sans poser aux frères orthodoxes de pré-condition de caractère théologique et juridictionnel".
Je dis bien "à tort" parce que la juridiction de l'évêque de Rome dérive directement, en ses éléments essentiels, du dogme; ces commentateurs, qui répètent les slogans d'Enzo Bianchi (ndt: qui commentait la rencontre entre « Pierre et André » sur le même site Vatican Insider) [2], feignent d'ignorer que la mise de côté du dogme serait pour les catholiques un péché contre la foi, et aux yeux des orthodoxes, aussi attachés qu'ils le sont à la tradition dogmatique des premiers Conciles œcuméniques, elle apparaîtrait comme un misérable expédient politique des "latins" afin de dissimuler leurs vraies intentions.

     

Notes

Mais pourquoi donc le patriarche de Constantinople n’a-t-il pas voulu bénir le pape François ? Car si chacun a pu voir le geste incroyable de l’évêque de Rome, samedi, la tête inclinée et demandant sa bénédiction rares sont ceux qui ont noté qu’en réalité, le patriarche de Constantinople avait « botté en touche », refusant de bénir le pape pour finalement l’embrasser sur sa tête, dans un geste affectueux.

Une demande inouïe
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Est-ce de la timidité ? De la réticence ? Non. Sans aucun doute, le patriarche a été surpris par la demande. Elle est d’ailleurs inouïe : une manière pour le successeur de Rome, près de mille ans après le Grand schisme de 1054, de signifier qu’il refuse de se situer au-dessus des autres Églises chrétiennes, et de considérer que l’Église catholique seule, détient la Vérité. Ce n’est pas sans rappeler le geste imprévu en 1975, du pape Paul VI s’agenouillant devant le métropolite Méliton, envoyé du patriarche Dimitrios, pour lui baiser les pieds.

L’incompréhension du puissant patriarche de Moscou
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Pourtant, ce samedi 29 novembre, le patriarche Bartholomeos n’a pas hésité l’espace d’une seconde : il ne pouvait répondre positivement à la demande de bénédiction. Cela aurait été aller beaucoup trop loin par rapport aux autres patriarches orthodoxes, plus hostiles à Rome, et aurait provoqué notamment la colère et l’incompréhension du puissant patriarche de Moscou. Déjà, la condamnation du conflit ukrainien, dans la Déclaration commune de Bartholomeos et François, a dû faire grincer des dents du côté de la capitale russe…

Rupture avec Dominus Iesus
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Geste inutile ? Non, car il résume, à lui seul, la conception de l’œcuménisme développé par le pape François dans un discours essentiel, le dimanche, au cours de la liturgie commune. Un texte qui ouvre une nouvelle étape dans le dialogue œcuménique, quatorze ans après la déclaration Dominus Iesus du cardinal Ratzinger.

Souhaitant en finir avec une approche strictement théologique, le pape François a en effet définit ce qu’il entendait par la primauté de Pierre, point d’achoppement entre l’Église catholique et les Églises orthodoxes, à partir de deux termes : ni soumission, ni absorption.
(…)

[2] Plusieurs articles sur Enzo Bianchi ont été publiés sur ce site : http://tinyurl.com/jvzlr6c
Dans un article du 5 noivembre, sur Il Foglio, Giuliano Ferrara faisait état d’une rumeur selon laquelle François envisagerait de le créer cardinal. C’est tellement énorme que j’ai du mal à y voir autre chose qu’un canular.
Antonio Livi a, disons, un lourd contentieux avec celui qui se fait appeler « prieur » de la communauté de Bosé. Il avait encore réagi plutôt vigoureusement à la nomination d’Enzo Bianchi comme consultant du Conseil pontifical pour l'unité des chrétiens (cf. benoit-et-moi.fr/2014-II-1/actualites/enzo-bianchi-le-faux-prophete).