Le 266e pape


Quelques réflexions, à propos d'un livre du vaticaniste Aldo Maria Valli - qu'on pourrait qualifier de "déçu de François" (31/12/2016)

>>> Voir aussi, d'Aldo Maria Valli:
¤ Les dubia d'un simple curé de paroisse
¤ Ratzinger, Schmitt et l'"état d'exception"

>>> Et une très belle interview du même, encore par Giuseppe Rusconi, en juillet dernier (AMV y raconte en particulier un craquant souvenir sur Benoît XVI, quand il était allé lui rendre visite en famille à Mater Ecclesiae): Le Pape devrait être plus prudent

 

Sur son site <Rosso Porpora> qui est presque toujours une référence, Giuseppe Rusconi consacre son dernier article de l'année à un livre récemment paru (en italien! l'espoir est mince qu'il soit traduit en français; il en aurait été autrement s'il s'était agi de dénoncer les complots ourdis dans les sombres salles du Vatican par les méchants ennemis du Pape, comme le "François parmi les loups" de Marco Politi et tant d'autres qui ne méritent même pas d'être cités mais dont beaucoup sont publiés en France avec célérité) d'Aldo Maria Valli, le vaticaniste de TG1, dont nous avons récemment parlé notamment pour souligner qu'avec lui, les rangs des admirateurs de François comptaient un membre de moins.
L'essai s'intitule “266. JORGE MARIO BERGOGLIO. FRANCISCUS P.P.
L'énigmatique "266" se réfère au fait que François est le 266e pape.
Il a d'autant plus de valeur que, contrairement aux critiques de Maurizio Blondet ou d'Antonio Socci, il émane (aussi) d'un observateur attentif, mais surtout qu'on ne peut pas soupçonner de compter parmi les conservateurs bas du front et autres amateurs d'encens, de fanfreluches, de patenôtres et de messes en latin que le Pape abhorre.

Voici d'abord la présentation de l'éditeur:

266. Jorge Mario Bergoglio Franciscus P.P

Élu le 13 mars 2013, premier pape latino-américain et jésuite, Jorge Mario Bergoglio, le pape numéro 266 dans l'histoire de l'Eglise catholique, a tout de suite établi avec la culture progressiste et laïciste un rapport de profonde sympathie. Sa façon de se présenter à l'enseigne de l'humilité, de la simplicité et de la pauvreté a plu. Tout comme ont plu sa disponibilité à l'interview, les coups de bâton aux prêtres et aux évêques, la requête faite aux pasteurs de porter avec eux "l'odeur de la brebis", l'intolérance à l'égard de l'économie de marché, l'alignement (en particulier dans l'encyclique "Laudato si'") avec un certain écologisme à la mode. Le même enthousiasme a accueilli sa proposition d'Eglise "miséricordieuse", prête à pardonner à tous et désireuse de ne pas juger. Dans le même temps, cependant, c'est justement cette ligne, explicite en particulier dans l'exhortation Apostolique Amoris laetitia, qui a suscité une perplexité croissante chez ceux qui y voient une reddition à l'esprit du monde, à un certain relativisme moral et à un populisme fait de slogan qui, à un examen plus attentif, se révélent vides sinon ambigus. Et c'est précisément la lecture d'Amoris laetitia qui légitime une question: qu'est-ce qui tient le plus à coeur à l'Église (dite) de François? Le salut de l'âme ou le bien-être psychologique et émotionnel du peuple?
On peut donc dire qu'au-delà du succès dont Bergoglio semble jouir, il existe un sérieux "cas François" sur lequel s'interroger. Un débat déjà en cours avec la participation de cardinaux, théologiens et philosophes éminents a même évoqué le mot schisme.


Et voici la recension qu'en fait Giuseppe Rusconi:

ALDO MARIA VALLI: “266. JORGE MARIO BERGOGLIO. FRANCISCUS P.P.”


8 décembre 2016
www.rossoporpora.org
Ma traduction

* * *

Le vaticaniste de TG 1 expose franchement ses préoccupations, se basant à la fois sur les témoignages à jet continu de François lui-même et les évaluations critiques de provenances diverses. Après avoir lui avec attention les quelque deux cents pages, il difficile de ne pas se poser des questions fondamentales sur l'évolution de l'identité du catholicisme.


Style familier et dans le même temps sobre et pénétrant, le pamphlet du vaticaniste de TG1 se lit d'une traite. A la fin des 200 pages (riches de témoignages à la fois du Pape et d'observateurs de provenances diverses), demeure inévitablement la question fondamentale, très inquiétante - ou mieux: dramatique - pour ceux qui ont grandi au pain et à la doctrine sociale de l'Eglise et se trouvent confrontés au magistère pour le moins curieux du locataire actuel de Santa Marta: «Si l'Eglise ne juge pas, ne distingue pas et n'évalue pas, quelle est sa fonction?» Autrement dit: «François, avec le paradigme pastoral de la miséricorde, semble répondre que le but de l'Église est consoler et guider, mais peut-il y avoir consolation sans évaluation?». Ou encore: «La "transmission" de Jésus se limite-t-elle à porter secours ou bien implique-t-elle la transmission de normes morales incontournables», sans lesquelles l'Eglise ne serait qu'une grande ONG, sans rapport avec le témoignage de la vérité?
Après trois ans et demi de magistère bergoglien, un nombre non négligeable de catholiques se trouvent désorientés sur la voie à suivre. Et l'encens des thuriféraires, les trompettes de l'orchestre de Cour branlant, les excommunications "miséricordieuses" des nouveaux inquisiteurs ne font que provoquer une croissance exponentielle de la perplexité. Au niveau de la hiérarchie, comme le démontrent les dubia exprimés publiquement (après qu'ils n'aient reçu aucune réponse en privé) en un acte de grande responsabilité par les quatre cardinaux, soutenu ensuite par d'autres. Un geste, il convient de rappeler, précédé d'autres événements significatifs, comme en octobre 2015, la rédaction de la "lettre" de 13 cardinaux au pape, préoccupés par la conduite du second Synode de la famille. Mais des doutes se répandent aussi au niveau des évêques, des prêtres et des fidèles, qui - même avec la bonne volonté de ne pas alimenter une sorte de "guerre" interne - ne réussissent plus à éviter de se poser les questions fondamentales ci-dessus.

Certes, le pamphlet du collègue vaticaniste ne laisse aucune échappatoire au lecteur, le forçant à mettre son cerveau en mouvement (en supposant qu'il ne soit pas déjà atrophié par les fumées d'encens des thuriféraire [...]).
Le livre débute avec deux citations qui ne doivent rien au hasard. La première, de saint Alphonse Marie de Liguori ("Préparation à la mort - Considérations sur les vérités éternelles"): «Dieu est miséricordieux envers ceux qui le craignent, non envers ceux qui se servent de sa miséricorde pour ne pas le craindre» ["Dio usa misericordia con chi lo teme, non con chi si serve di essa per non temerlo": merci au lecteur qui me signale la traduction correcte] (et là déjà, on pourrait ouvrir un chapitre très douloureux). La seconde, du cardinal Joseph Ratzinger (Homélie en mémoire de Paul VI, 10 Août 1978, Münich): «Mais un pape qui, aujourd'hui, ne subirait pas la critique manquerait à son devoir devant l'époque» (cf. benoit-et-moi.fr/2013-II)

Partant du titre d'une couverture de Newsweek (Septembre 2015), l'auteur note qu'«il y a un cas François». Et le combustible pour ce «cas» est fourni en continu par Jorge Mario Bergoglio lui-même. Valli l'illustre abondamment et tire des conclusions, qui sont aussi une source de grave préoccupation.

[Suivent quelques citations particulièrement éloquentes extraites du livre, dont certaines, dit Giuseppe Rusconi, sont propres à «faire frémir les veines et le pouls de quelqu'un qui essaie d'être catholique». En particulier celle-là:]

«La tragédie que peut-être le pape d'Amérique du Sud ne perçoit pas, c'est qu'une question comme "Qui suis-je pour juger?" et une phrase comme "Je n'ai jamais compris l'expression 'valeurs non négociables'", toutes deux prononcées probablement avec l'intention de se présenter comme un homme simple et de dialogue, une fois absorbées et reprises par la mentalité subjectiviste, sont immédiatement réélaborées et traduites ainsi: "Je ne suis personne pour juger. Tout est relatif. L'Eglise le dit aussi, le Pape le dit aussi". Et je crois, avec douleur, que la mentalité dominante, dans ce cas, a raison: en profondeur, les racines de ces formulations papales, que François en soit conscient ou non, ne s'enfoncent pas dans la noble terre de l'humilité, mais dans les sables mouvants et perfides du relativisme».


[Conclusion de Giuseppe Rusconi:]

Si même l'Église proclame que tout est négociable, cela signifie que la dernière barrière est tombée: la question de la vérité n'est plus pertinente pour la raison humaine, mais elle est désormais seulement un rêve, une illusion perdue, l'héritage d'un passé lointain mort et enterré.
(...)