L'énigme François


Alors que les JMJ viennent de s'achever, un lecteur qui vit en Pologne m'envoie l'analyse d'un journaliste polonais "de droite" très connu, Rafal Ziemkiewicz, que le double langage (selon lui) du Pape intrigue (1/8/2016, mise à jour ultérieure)




En préambule, B.F. (voir ici: Pas de tapis rouge en Pologne pour François (2)) situe politiquement le journaliste en question et offre un aperçu de sa personnalité.


Je vous envoie la traduction d'un article de Rafal Ziemkiewicz pour l'hebdomadaire conservateur « Do Rzeczy » qui tire en moyenne à 150 000 exemplaires. C'est un journaliste conservateur très connu. Il a débuté en écrivant des livres de science-fiction (peut-être que cela transparait un peu dans son texte). Il écrit dans plusieurs magazines de droite (« Do Rzeczy », « Gazeta Polska », « Wprost ») , sur le portail « interia.pl », publie régulièrement des ouvrages politiques avec un certain succès, anime des émissions de télévision et de radio et est souvent invité dans des talk-show. C'est donc un personnage connu de la scène médiatique polonaise. Il s'occupe d'habitude de commentaires de l’actualité politique et n'est nullement spécialiste des questions religieuses. Si ses positions politiques sont très nettement conservatrices, on ne peut absolument pas le classer dans le camp des catholiques traditionalistes. Et il n'a rien d'un dévot. Il est divorcé, remarié et père de deux filles.

C'est, à ma connaissance, le premier article publié par un journaliste d'envergure nationale qui exprime publiquement une critique si nette de l'action du Pape François. J'ai même l'impression qu'il avance parfois certains arguments comme de pure figures de réthorique pour ne pas avoir trop d'ennuis avec ses amis politiques. Mais c'est seulement une impression personnelle.

 

L'énigme François


Rafal Ziemkiewicz
30 juillet 2016
ziemkiewicz.dorzeczy.pl
Traduction BF

* * *

Plus je passe de temps à m'interroger sur les déclarations successives du Pape François, particulièrement depuis que les réfugiés et les migrants (l'ouverture aux premiers et la soumission aux autres) en sont devenus le leitmotiv, plus il m'apparait qu'il n'y a seulement que deux possibilités.

La première, la plus facile et s'imposant comme par réflexe : ce Pape, pour parler en termes choisis, n'est pas intellectuellement à la hauteur de ses grands prédécesseurs. Au lieu de raisonner en utilisant les caractéristiques rigoureuses de la doctrine de la Foi, il succombe aux émotions. Il éprouve également des difficultés à formuler précisément ses pensées, donnant ainsi constamment aux ennemis de l'Eglise la possibilité de confondre les catholiques au moyen de citations de ses déclarations sorties de leur contexte – ce d'autant plus facilement que, même quand les choses apparaissent absolument évidentes à la lumière de l'Evangile et du catéchisme, il a l'habitude d'éviter d'être catégorique, prenant tellement de gants avec l'enseignement de l'Eglise que cela confine au renoncement.

Seconde possibilité : Nous sommes tous foutus, beaucoup plus que personne ne se l'imagine et nous ne le savons pas encore - Mais Il est déjà au courant.

Il y a beaucoup d'arguments qui militent en faveur de la première possibilité. J'en ai évoqué la plupart dans d'autres textes et je ne veux pas rallonger celui-ci en les répétant. Sans cesse, les media de la gauche libérale dans toute l'Europe comme chez nous, cognent avec joie à coup de citations sur la gueule des cathos détestés – « Oh , vous voyez, c'est votre Pape qui dit ça et vous avez l'air de quoi maintenant, bande de dévots ignorants et obscurantistes ?! » On pouvait voir à l'oeil nu que leurs attentes envers les JMJ étaient et demeurent que le Pape mouche l'Eglise polonaise et ses hiérarques (exciter les conflits contre l'Eglise à l'aide du Pape – il faut vraiment être une prostituée propagandiste expérimentée, mais voilà à qui justement nous avons à faire) , et qu'il dispute les fidèles. L'orgasme serait total dans les rues Czerska et Wiertnicza [à Varsovie, le siège respectivement du quotidien Gazeta Wyborcza et de la télévision privée TVN - NdT] si le Pape pouvait se payer "Droit et Justice" [Prawo i Sprawiedliwość, le parti conservateur au pouvoir - NdT] et puis encore que ce grand événement organisé conjointement par l'Eglise et "Droit et Justice" se transforme en catastrophe. Pour l'instant le mot d'ordre principal, à la remorque des media allemands, est : “Un pape libéral au pays des nationalistes et des dévots”. Les directives précises sont : “Le pape froidement accueilli” ,“le Pape fait honte à la cléricature polonaise”, “Le catholicisme polonais n'est pas assez mûr pour François” etc.

On peut, bien sûr, difficilement reprocher au Pape les messages que diffusent les moulins à propagande d'Axel Springer [premier groupe de presse allemand ayant une très forte position sur le marché polonais - NdT] et compagnie, mais il faut bien reconnaître que François ne leur complique pas la tâche avec son goût pour les phrases à sens multiple arrondies et banales. Il semble pourtant évident que les « réfugiés » sont des réfugiés et les « migrants » sont des migrants mais François ne peut pas ignorer que le langage de la propagande de gauche se base justement aujourd'hui sur le glissement et la confusion de ces concepts.

Mais il y a également quelque chose qui ne correspond pas à la variante du Pape... hum...pas très malin, dirai-je pour ne pas retomber dans “des pêchés commis autrefois” (*). Ce Pape pourtant est capable de dire des choses aussi intelligentes et fermes que ses prédécesseurs. Seulement, il ne les dit pas quand il s'adresse aux foules et aux media. Il les dit aux évêques lors de réunions fermées au public. Je vous invite à prendre, par exemple, connaissance du récit que l'Archevêque Gądecki [représentant de la Conférence de Evêques de Pologne-NdT] a fait à Radio Vatican. On y voit apparaître un autre François ; non pas au sens où il aurait pris des positions contraires à celles qu'il avait présentées auparavant, mais qui dévoile de très larges horizons intellectuels, qui utilise la réthorique et qui est précis dans la désignation des problèmes. Un François différent de celui du parc Blonia de Cracovie faisant une catéchèse sur le sacrement du mariage au niveau du courrier du cœur des magazines sur papier glacé. Et ce n'est pas le seul exemple démontrant que François n'est pas du tout prisonnier d'un discours pop-culturel plat.

Comment concilier tout ça ?

La seule explication logique est que le Pape, qui vient d'un autre continent, a certainement, grâce à cela, une plus grande distance envers les habitudes européennes (et l'une d'entre elles est de considérer automatiquement, que le vieux continent est le centre de la civilisation). Il voit tout simplement que l'Europe est perdue pour l'Homme blanc. Il suffit d’examiner les chiffres de la démographie, d'estimer la volonté de survivre dans les sociétés vieillissantes et décadentes de l'Occident, d'observer son délabrement et de le comparer avec la vitalité sauvage et la confiance en soi des musulmans qui arrivent de toutes parts. L'Europe a travaillé trop longtemps à son extermination, elle s'est détournée trop loin de ses racines chrétiennes, persévérant dans toutes les sortes de darwinisme, de marxisme et de relativisme, pour qu'il soit possible de lui redonner sa forme ancienne. D’ailleurs d'où vient cette conviction eurocentriste que Dieu attendrait quelque chose de nous? Peut-être que l'Europe a achevé la tâche que Dieu lui avait confiée dans Ses plans et qu'elle doit s'effondrer comme s'est effondrée et a été exterminée Jérusalem (bien que c'était impensable pour les Chrétiens de l'époque, imprégnés de la tradition de Moïse) et comme a dû disparaître l'Empire Byzantin Romain et chrétien, malgré les ferventes prières dites dans toutes les églises pour le sauver des barbares?

La chute de Jérusalem a dispersé les chrétiens et la Vraie Foi dans tout l'Empire. La chute de l'Empire L'a propagée dans tout l'Occident et le Nord . Peut-être qu'une nouvelle catastrophe historique est nécéssaire pour qu'Elle se répande aussi en Orient et au Sud?

Tout en moi se hérisse et tempête quand le Pape m'ordonne de voir le Christ dans des gens égorgeant un vieux prêtre au pied de l'autel, de bien les recevoir et de faire preuve d'amour du prochain. Mais en réfléchissant bien et en considérant l'Evangile, Jésus lui aurait donné raison. Si les conquis doivent conquérir ceux qui les conquerront, la voie est celle du martyr et pas celle de l'épée. De mon point de vue, le Pape nous désarme face à la bataille qui vient. Mais peut-être le fait-il à dessein afin de nous armer pour une autre bataille; la suivante? Peut-être sait-il que celle-ci est déjà perdue? Peut-être que le conflit avec la barbarie qui nous ronge de l'intérieur apparaît périmé, dépassé, compte tenu du contexte des évènements car les pervers gâtés et les chantres du politiquement correct se feront trancher la gorge de la même façon que les martyrs de la Foi? Et peut-être que la clef de la renaissance de l'esprit des premiers chrétiens se trouve tout à fait autre part que dans ce conflit?

Je ne sais pas. Les paroles de François me déçoivent et m'irritent, provoquant plutôt de l'ironie que de l'admiration mais je dois reconnaître que son silence me fascine. En particulier à Jasna Gora [le sanctuaire des pères Paulins à Czestochowa qui abrite la Vierge Noire, Reine de Pologne -NdT] , où j'ai eu l'impression qu'il regardait danser la foule joyeuse d'une génération promise à un avenir terrible, avec un regard absent, triste. Comme s'il voyait dans l'avenir avec une perspective de nombreuses années. Il n'était pas du tout à l'unisson de ce moment et de cet endroit joyeux.

Ecouter ainsi les hurlement des peuples affamés

et c'est une autre tonalité que celle des pleurs des gens affamés

la nuit de ce monde tombe

les naseaux reniflent la traite rouge

du déluge chaud

nous nous demandons mutuellement qui es tu ?

[Extrait du poème «Regret» de Jozef Czechowicz (**) - NdT]


Parler de toutes ces choses à ces gens enthousiastes, ivres de jeunesse ? Ou bien les laisser se réjouir ?

Mais peut-être que François était tout simplement fatigué. Peut-être que, tout simplement, il ne parvient pas à se hisser intellectuellement à la hauteur de ses prédécesseurs. Je n'en ai aucune idée.

* * *

Notes
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(*) “des pêchés commis autrefois” (Romains 3:25) : le 20 janvier 2015, en réaction aux propos du Pape sur les catholiques qui ne doivent pas procréer comme des lapins, Rafal Ziemkiewicz avait écrit sur Twitter “Le Pape est idiot. C'est terrible.” Ces propos avaient déclenché de nombreuses réactions d’indignation. L'enquête pour outrage à un chef d'état a été classée sans suite par le procureur de Varsovie car Bergoglio n'avait pas porté plainte.

(**) Józef Czechowicz (1903-1939) est considéré comme le poète plus important du « catastrophisme », mouvement caractéristique de la poésie des années 30 du XXe siècle en Pologne. Dans son poème « Regret », il exprime le sombre pressentiment de l'arrivée imminente de la guerre et de sa mort prochaine. Il s'est avéré être visionnaire car Józef Czechowicz est mort peu de temps après, à 36 ans, pendant le bombardement de Lubin en 1939.

Commentaire


(BF)
Voilà, les JMJ touchent à leur fin et les tensions politiques autour de la visite du Pape François continuent de plus belle dans la presse polonaise.

Je pourrais vous apporter de très nombreux exemples. Par exemple, à la une de l'édition du week-end (30 et 31 juillet 2016) du quotidien Gazeta Wyborcza (libéral libertaire de gauche) sous un grand portrait de François, on lisait : "RESTE AVEC NOUS ! Est-ce que la visite de François changera la Pologne ?" Accompagnée d'un éditorial de Jaroslaw Mikolajewski dont le titre s'étale en gros caractères sur plusieurs colonnes: « Une révolution silencieuse comme la pluie ».

A chaque fois la presse conservatrice riposte en montrant que, sur tel sujet, François n'a pas exactement dit ce que la gauche voudrait lui faire dire. Ou publie une déclaration d'un évêque qui explique que le Pape est satisfait de l'Eglise polonaise. On n'entend pas vraiment de voix critiques contre François sur la place publique. Les journaux catholiques proches de l'épiscopat font presque comme si de rien n'était. Il faut vraiment savoir lire entre les lignes.

J'ai lu sur Politico.eu un article en anglais de M. Austin Ivereigh qui me semble assez intéressant: « Polands problem with this Pope »

Je pense effectivement que les catholiques polonais ont un problème avec François. Cela a commencé avec le synode sur la famille (voir la position des évêques Polonais avant la XIVe assemblée générale ordinaire du synode des évêques du 4 au 25 octobre 2015 ). Et les difficultés risquent de s'approfondir avec la pastorale de François sur le thème de l’accueil des migrants. Les Polonais refusent que la commission européenne leur impose d’accueillir des quotas de migrants. Le gouvernement a proposé d’accueillir des chrétiens d'Orient volontaires pour venir en Pologne mais cette solution a été refusée. Les polonais ne veulent pas que s'installe une communauté musulmane sur leur sol. Bien qu'il existe depuis des siècles une très minuscule minorité polonaise Tatare de confession musulmane.

Pour comprendre cette position je pense qu'au-lieu de les traiter de nationalistes ou de croire qu'ils font un complexe de supériorité, je conseillerai de relire « Mémoire et identité », le dernier livre de Jean Paul II et de considérer qu'au XXe siècle la Pologne a subi la politique raciste des nazis allemands et la purification ethnique à grande échelle des communistes soviétiques. Je me demande quel catholique français pourrait en conscience reprocher aux Polonais leur églises pleines, leur attachement à la liturgie et aux sacrements ou leur expliquer qu'il est très important qu'ils créent des quartiers à majorité musulmane à l'image de ceux que l'on trouve dans de nombreuses villes de France.

Bref, il est vrai qu'un certain malaise existe. Mais les polonais sont très légitimistes. Depuis Jean-Paul II, comme dirait M. Daoudal, « le pape est une idole ». Benoit avec sa délicatesse, son affection profonde et véritable pour la Pologne et ses livres avait su gagner le cœur des Polonais qui ont pris l'habitude de considérer le pape comme un roc garant des vérités éternelles de la doctrine de la Foi. Ils voyagent beaucoup et connaissent parfaitement l'état des églises catholiques de l'Europe de l'Ouest. Ils sont donc tiraillés entre leur profond sens du respect et de l’obéissance due au Saint Père et les déclarations de François qui viennent en contradiction avec l'enseignement de ses prédécesseurs. Cela amène de l'incompréhension, de la nostalgie pour Benoit et Jean Paul II mais je n'ai jamais été témoin d'une franche hostilité.

Je viens de vous exposer très longuement le contexte dans lequel l'article de R. Ziemkiewiz a été publié. Cependant je pense que ce texte se suffit à lui même et est assez précis pour être compris du lecteur qui ne connais pas la vie politique polonaise.