L'Eglise se "mondanise"

Entre bioéthique globale et écologie intégrale: toujours à propos du discours du Pape à l'Assemblée générale de l'Académie Pontificale pour la vie, Riccardo Cascioli nous invite à réfléchir sur le nouveau tournant anthropologique, tout imprégné du langage et des idées des agences de l'ONU (28/6/2018)

>>> Bioéthique: glissement sémantique

Le risque de suivre un langage emprunté à des agences internationales qui réfléchissent sur l'environnement, niant le Créateur à l'origine, est celui de réduire la référence à Dieu à un soutien éthique ou à une pensée spirituelle, lui niant la force d'un jugement.

François à l'ONU, 25 septembre 2015

L'écologie intégrale et le tournant anthropologique


Riccardo Cascioli
lanuovabq.it
27 juin 2018
Ma traduction

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Dans le discours du Pape à l'Académie pontificale de la vie, la bioéthique globale est insérée dans le cadre plus large de l'écologie intégrale. Une vision qui cache un tournant anthropologique en harmonie avec les principes établis au niveau de l'ONU.


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Dans le discours adressé par le Pape François aux participants à l'Assemblée générale de l'Académie pontificale pour la vie, il est intéressant de noter que la "bioéthique globale" est considérée comme «une modalité spécifique pour développer la perspective de l'écologie intégrale propre à l'Encyclique Laudate si'». Et, toujours en citant Laudato si', il se réclame d'une «vision holistique [qui ramène la connaissance du particulier, de l'individuel à celle de l'ensemble, du tout dans lequel il s'inscrit] de la personne» qui requiert «d'articuler avec de plus en plus de clarté toutes les connexions et les différences concrètes dans lesquelles habite l'universelle condition humaine». Le Pape rappelle expressément les §§ 16 et 155 de l'encyclique, où est soulignée l'interconnexion entre la personne humaine et toutes les créatures, ainsi que la relation directe de notre corps «avec l'environnement et avec les autres êtres vivants».

Il s'agit d'un langage nouveau, qui permet aussi de faire le point sur un aspect de l'encyclique Laudato si' passé quelque peu sous silence, autrement dit le changement dans l'approche anthropologique. L'écologie intégrale, qui devient la clé d'interprétation de chaque phénomène - en l'occurrence la bioéthique - sous-tend une conception de l'homme comme faisant partie du tout, un «paradigme holistique» contre lequel mettait en garde il y a de nombreuses années un document volumineux des Conseils pontificaux pour la culture et pour le dialogue interreligieux, «Jésus Christ porteur d'eau vive - Une réflexion chrétienne sur le New Age».

Plus spécifiquement, ce concept d'écologie intégrale est très proche des principes de la Charte de la Terre, document conçu et adopté par l'ONU à la fin du XXe siècle et fondement des politiques globales. Comme l'affirme le site officiel, «La Charte de la Terre est une déclaration de principes éthiques fondamentaux visant à construire, au XXIe siècle, une société mondiale plus juste, durable et pacifique. Elle cherche à inspirer chez tous les peuples un nouveau sentiment d’interdépendance et de responsabilité partagée pour le bien être de l’humanité, des êtres vivant en général et des générations futures».
Et encore : «la Charte de la Terre reconnaît que les objectifs de protection écologique, d´élimination de la pauvreté, de développement économique équitable, de respect des droits humains, de démocratie et de paix sont interdépendants et indivisibles»

Du point de vue anthropologique, la nouveauté consiste dans le fait que l'homme se conçoit lui-même au sein d'une «communauté vivante» plus large. «L'humanité - dit le texte de la Charte de la Terre - fait partie d'un grand univers en évolution. La Terre, notre maison, est vivante et accueille une seule communauté vivante». Une conception qui rouve un écho dans de nombreux discours du Pape sur la "maison commune".

Mais de cette façon, l'homme perd sa spécificité ontologique (voir le Psaume 8 «...Qu'est-ce que l'homme pour que tu t'en soucies?»), le fait qu'il soit le sommet de la Création, pour devenir une sorte de “primus inter pares”, premier entre égaux. Plus évolué que les autres espèces vivantes, mais pour cette raison appelée à une plus grande responsabilité, en plus d'être l'unique qui mette en danger la survie de la planète.

Du reste, il y a longtemps que s'est développée, y compris dans le monde catholique, une pensée qui indique dans l'anthropocentrisme judéo-chrétien la racine des déséquilibres environnementaux, l'accusant de justifier le pillage des ressources de la terre, qui appartiennent au contraire à toutes les créatures. En réalité, il s'agit d'une vision déformée de la pensée catholique: reconnaître que l'homme est le sommet de la Création, le seul être vivant créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, signifie avant tout que la clé de l'équilibre réside dans le rapport entre l'homme et Dieu. Quand il est vécu de manière correcte, selon la Révélation chrétienne, la relation avec le reste de la création devient elle aussi saine.

Ce n'est pas pour rien que, lors d'un colloque avec les prêtres du diocèse de Bressanone [en 2008] , expliquant magistralement ce point, Benoît XVI put dire que la menace la plus grave pour l'environnement est l'athéisme, et que par conséquent «des instances vraies et efficaces contre le gaspillage et la destruction de la Création ne peuvent être réalisées et développées, comprises et vécues que là où la Création est considérée en partant de Dieu» (*).

Le risque de suivre un langage emprunté à des agences internationales qui réfléchissent sur l'environnement, niant le Créateur à l'origine, est précisément celui de réduire la référence à Dieu à un soutien éthique ou à une pensée spirituelle, lui niant la force d'un jugement.

NDT


(*) C'est une occasion de méditer ce que disait le Saint-Père. C'était pendant ses brèves "vacances" dans le Haut-Adige, en août 2008. Il répondait à une question de Karl Gölser. Celui-ci devait succéder la même année à l'évêque de Bolzano, Wilhelm Egger, terrassé par une crise cardiaque après la visite du Pape. Karl Gölser s'est retiré en 2011 "pour raisons de santé", il est décédé en 2016. On pourra relire ici son interview par John Allen qui, friand de formules-choc, le qualifiait d'éco-évêque du Pape (benoit-et-moi.fr/2008).

Karl Golser: Très Saint-Père! Je m'appelle Karl Golser, je suis professeur de théologie morale ici à Bressanone et directeur de l'Institut pour la justice, la paix et la protection de la Création, et également chanoine. Je me souviens avec plaisir de la période où j'ai pu travailler avec vous à la Congrégation pour la doctrine de la foi.
Comme vous le savez, l'Eglise catholique a forgé en profondeur l'histoire et la culture de notre pays. Toutefois, aujourd'hui, nous avons parfois l'impression que, en tant qu'Eglise, nous nous sommes un peu retirés dans la sacristie. Les déclarations du magistère pontifical sur les grandes questions sociales ne trouvent pas l'écho nécessaire au niveau des paroisses et des communautés ecclésiales.
Ici, dans le Haut-Adige, par exemple, les autorités et de nombreuses associations attirent fortement l'attention sur les problèmes environnementaux et en particulier sur les changements climatiques: les thèmes principaux sont la fonte des glaciers, les éboulements en montagne, les problèmes liés au coût de l'énergie, à la circulation et à la pollution atmosphérique. Il y a de nombreuses initiatives en faveur de la protection de l'environnement.
Dans la conscience moyenne de nos chrétiens, toutefois, tout cela a bien peu de chose à voir avec la foi. Que pouvons-nous faire pour renforcer davantage dans la vie des communautés chrétiennes le sens de notre responsabilité à l'égard de la Création? Comment pouvons-nous arriver à envisager toujours davantage ensemble la Création et la Rédemption? Comment pouvons-nous vivre de manière exemplaire un style de vie chrétien qui soit durable? Et comment unir celui-ci à une qualité de vie, qui soit attrayante pour tous les hommes de notre terre?

Saint-Père: Je vous remercie beaucoup cher professeur Golser: vous pourriez assurément mieux répondre que moi à ces questions, mais j'essaierai tout de même de dire quelque chose. Vous avez ainsi abordé le thème de la Création et de la Rédemption et je pense que ce lien indissoluble doit faire l'objet d'une attention renouvelée. Au cours des dernières décennies, la doctrine de la Création avait presque disparu en théologie, elle était presque imperceptible. A présent nous nous apercevons des dégâts que cela a provoqués. Le Rédempteur est le Créateur et si nous n'annonçons pas Dieu dans cette grandeur totale qui est la sienne - de Créateur et de Rédempteur - nous dévalorisons également la Rédemption. En effet, si Dieu n'a rien à dire dans la Création, s'il est relégué simplement dans un domaine de l'histoire, comment peut-il réellement comprendre toute notre vie? Comment pourra-t-il apporter réellement le salut à l'homme dans sa plénitude et au monde dans sa totalité? Voilà pourquoi, selon moi, le renouveau de la doctrine de la Création et une nouvelle compréhension de l'indissolubilité de la Création et de la Rédemption revêtent une très grande importance. Nous devons le reconnaître à nouveau: Il est le creator Spiritus, la Raison qui est au commencement et dont toute chose naît et dont notre propre raison n'est qu'une étincelle. Et c'est Lui, le Créateur lui-même, qui est également entré dans l'histoire et peut entrer dans l'histoire et opérer en elle précisément parce qu'il est le Dieu de l'ensemble et non seulement d'une partie. Si nous reconnaissons cela, il s'ensuivra bien sûr que la Rédemption, le fait d'être chrétiens, la foi chrétienne tout simplement, signifieront toujours et quoi qu'il en soit aussi une responsabilité à l'égard de la Création. Il y a vingt ou trente ans, on accusait les chrétiens - je ne sais pas si l'on soutient encore une telle accusation - d'être les vrais responsables de la destruction de la Création, parce que la parole contenue dans la Genèse - "Soumettez la terre" - aurait conduit à l'arrogance à l'égard de la Création dont nous constatons aujourd'hui les conséquences. Je pense que nous devons à nouveau apprendre à comprendre combien cette accusation est fausse: tant que la terre a été considérée comme la Création de Dieu, la tâche de la "soumettre" n'a jamais été comprise comme le commandement de la rendre esclave, mais plutôt comme le devoir d'être les gardiens de la Création et d'en développer les dons, de collaborer nous-mêmes de manière active à l'œuvre de Dieu, à l'évolution qu'il a placée dans le monde, afin que les dons de la Création soient mis en valeur et non piétinés et détruits.

Si nous observons ce qui est né autour des monastères, comment dans ces lieux sont nés et continuent de naître de petits paradis, des oasis de la Création, on constate que toutes ces choses ne sont pas seulement des mots, mais là où la Parole du Créateur a été comprise de manière correcte, où il y a eu une vie avec le Créateur rédempteur, on s'est efforcé de sauver la Création et non de la détruire. C'est également dans ce contexte que s'inscrit le chapitre 8 de la Lettre aux Romains, où on dit que la Création souffre et gémit de la soumission dans laquelle elle se trouve et qu'elle attend la révélation des fils de Dieu: elle se sentira libérée lorsque viendront des créatures, des hommes qui sont des fils de Dieu et qui la traiteront en partant de Dieu. Je crois que c'est précisément la réalité que nous pouvons constater aujourd'hui: la Création gémit - nous le percevons, nous l'entendons presque - et attend des personnes humaines qui la regardent en partant de Dieu. La consommation brutale de la Création commence là où Dieu est absent, où la matière est désormais pour nous uniquement matérielle, où nous-mêmes sommes les dernières instances, où le tout est simplement notre propriété que nous consommons uniquement pour nous-mêmes. Et le gaspillage des ressources de la Création commence là où nous ne reconnaissons plus aucune instance au-dessus de nous, mais ne voyons plus que nous-mêmes; il commence là où il n'existe plus aucune dimension de la vie au-delà de la mort, où dans cette vie nous devons nous accaparer tout et posséder la vie avec la plus grande intensité possible, où nous devons posséder tout ce qu'il est possible de posséder.

Je crois donc que des instances vraies et efficaces contre le gaspillage et la destruction de la Création ne peuvent être réalisées et développées, comprises et vécues que là où la Création est considérée en partant de Dieu; où la vie est considérée en partant de Dieu et a des dimensions plus grandes - dans la responsabilité devant Dieu - et un jour elle nous sera donnée par Dieu en plénitude et jamais ôtée: en donnant la vie, nous la recevons.

Ainsi, selon moi, nous devons tenter par tous les moyens à notre disposition de présenter la foi en public, en particulier là où une sensibilité existe déjà à son égard. Et je pense que la sensation que le monde est peut-être en train de nous échapper - parce que nous-mêmes le faisons s'échapper - et le fait de se sentir inquiets des problèmes de la Création, tout cela donne justement à notre foi l'occasion adaptée de parler publiquement et de se faire valoir comme instance de proposition. En effet, il ne s'agit pas seulement de trouver des techniques qui préviennent les dommages, même s'il est important de trouver des énergies alternatives, entre autres. Mais tout cela ne sera pas suffisant si nous-mêmes ne trouvons pas un nouveau style de vie, une discipline faite également de renoncements, une discipline de la reconnaissance des autres, auxquels la Création appartient autant qu'à nous qui pouvons en disposer plus facilement; une discipline de la responsabilité à l'égard de l'avenir des autres et de notre propre avenir, parce que c'est une responsabilité devant Celui qui est notre Juge et en tant que Juge est Rédempteur, mais aussi véritablement notre Juge.

Je pense donc qu'il est nécessaire de mettre quoi qu'il en soit ensemble les deux dimensions - Création et Rédemption, vie terrestre et vie éternelle, responsabilité à l'égard de la Création et responsabilité à l'égard des autres et de l'avenir - et qu'il est de notre devoir d'intervenir ainsi de manière claire et décidée dans l'opinion publique. Pour être écoutés nous devons dans le même temps démontrer par notre propre exemple, par notre propre style de vie, que nous parlons d'un message dans lequel nous croyons et selon lequel il est possible de vivre. Et nous voulons demander au Seigneur qu'il nous aide tous à vivre la foi, la responsabilité de la foi de manière que notre style de vie devienne un témoignage, et à parler de telle façon que nos paroles portent de manière crédible la foi comme orientation pour notre époque.

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