Les confidences de Mgr Vigano à AM Valli

Il était parmi les blogueurs auxquel l'ex-nonce au Vatican a confié le texte du rapport qui ébranle le monde catholique. Le vaticaniste raconte leur rencontre, les circonstances de la remise du document, ses réserves, ses hésitations, et finalement son adhésion. Un document exceptionnel (27/8/2018, version corrigée le 28/8)

Précision importante: Ce que je n'avais pas compris , lorsque j'ai traduit l'article de Marco Tosatti et celui d'Aldo Maria Valli, c'est que le mémoire avait été remis à plusieurs personnes: en Italie, à Marco Tosatti et à Aldo Maria Valli - et il a été publié en avant-première par La Verità (les sept premières pages de l'édition d'hier, avec le titre d'ouverture "Le Pape connaissait les abus sexuels du cardinal gay mais il les a couverts"); dans la sphère anglophone, il a été publié dans le National Catholic Register, dans Life Site News et sur le réseau Ewtn. Dans la zone hispanique, il a été publié par Infocatolica, dans la zone francophone par L'homme nouveau et Riposte Catholique. (www.rossoporpora.org).

En plus de son intérêt "historique", le témoignage d'Aldo Maria Valli est une réponse, au moins partielle, à ceux qui, pour contester les révélations du rapport, faute d'arguments, discréditent son auteur. Valli se dit prêt à donner la parole dans son blogue à d'éventuels contradicteurs. Nous verrons bien s'ils se manifestent.


Les caractères gras sont de moi.

Comment Mgr Vigano m'a donné son mémoire


Aldo Maria Valli
www.aldomariavalli.it
27 août 2018
Ma traduction

* * *

"Dottore, j'aurais besoin de vous voir".
Le ton de la voix est tranquille, mais je perçois une note d'appréhension. Au téléphone, il y a Mgr Carlo Maria Viganò, l'ex-nonce aux États-Unis.
Je ne cache pas ma surprise. Nous nous sommes rencontrés quelques fois, lors de congrès publiques, mais nous ne pouvons pas dire que nous nous connaissons.
Il m'explique qu'il est un lecteur assidu de mon blogue, appréciant mon courage et ma clarté, parfois combinés à l'ironie. Je le remercie et je lui demande: mais pourquoi nous voir?
La réponse est qu'il ne peut pas le dire au téléphone.
D'accord, alors voyons-nous, mais où?
Naïvement, je propose ma rédaction, ou le petit bar à quelques mètres, qui est ma rédaction bis.
"Non, non, au nom du ciel. Aussi loin que possible du Vatican, loin des regards indiscrets".
Par nature je ne suis pas complotiste, mais je perçois que le monsignore est sérieusement inquiet.
"Alors, chez moi? Pour dîner? Je vous préviens qu'il y aura ma femme et certaines de mes filles".
"C'est très bien, chez vous".
"Dois-je venir vous chercher?"
"Non, non, je viens avec ma voiture".
Et il est venu.

Quand l'archevêque arrive, par une tiède soirée d'été, je vois un homme plus âgé que dans mon souvenir. Il sourit, mais on comprend immédiatement que quelque chose l'oppresse. Il a un poids sur le cœur.
Pour apaiser la tension, après les présentations de ma femme et de mes filles, et après qu'il ait béni la table, nous plaisantons sur nos racines lombardes communes (il est de Varèse, nous de Rho). Le monsignore est arrivé à l'heure prévue, à la minute près: à Rome, c'est très rare.
Puis Viganò entre immédiatement dans le vif du sujet. Il s'inquiète pour l'Eglise, il craint qu'à son sommet il y ait des gens qui travaillent non pas pour apporter l'Evangile de Jésus aux hommes et aux femmes de notre temps, mais pour apporter la confusion et céder à la logique du monde. Puis il commence à raconter sa longue expérience à la Secrétairerie d'Etat, à la tête du Gouvernorat de la Cité du Vatican et en tant que nonce, au Nigéria et aux Etats-Unis. Il cite de nombreux noms et mentionne de nombreuses circonstances. Pour ma femme et mes filles, il n'est pas facile de le suivre. Moi-même, bien que je sois vaticaniste depuis plus de vingt ans, j'ai parfois du mal à m'y retrouver. Mais nous ne l'interrompons pas parce que nous comprenons qu'il a besoin de parler. Il donne l'impression d'être un homme solitaire et triste à cause de ce qu'il voit autour de lui, mais pas aigri. Dans ses paroles, il n'y a jamais un mot méchant sur les nombreuses personnes qu'il mentionne. Les faits sont éloquents. Parfois, il sourit et me regarde, comme pour dire : "Que devrions-nous faire? Peut-on en sortir?"

Il me dit qu'il m'a appelé parce que, bien que ne me connaissant pas personnellement, il m'estime, surtout pour le courage et la liberté dont j'ai fait preuve. Il ajoute que mon blogue est aussi lu et apprécié dans les "palais sacrés", bien que tout le monde ne puisse pas le dire ouvertement.
Je lui demande de me parler de son expérience au Gouvernorat et il nous raconte comment il a réussi à faire économiser beaucoup d'argent aux coffres du Vatican en appliquant les règles et en mettant de l'ordre dans les comptes.
Je commente: "Eh bien, Monseigneur, après ce ménage, vous ne vous serez certainement pas fait des amis!" Il sourit de nouveau et dit : "Je le sais! Mais si je ne l'avais pas fait, je n'aurais pas de respect pour moi-même".

C'est un homme qui a un sens profond du devoir. C'est du moins ce qui nous semble. En quelques minutes, le courant passe entre nous.
Ma femme, catéchiste dans la paroisse, et mes filles sont littéralement sans voix devant certaines histoires. Je dis toujours, en plaisantant, mais pas vraiment, que les bons catholiques ne devraient pas savoir comment les choses fonctionnent dans la haute hiérarchie, et ce soir, j'en ai la confirmation. Cependant, je ne regrette pas d'avoir invité l'archevêque à la maison. Je crois que le témoignage douloureux de cet homme, de ce vieux serviteur de l'Église, nous dit quelque chose d'important. Quelque chose qui, malgré la douleur et l'égarement, peut aider notre vie de foi.
Le monsignore dit : "J'ai soixante-dix-sept ans, je suis à la fin de ma vie. Le jugement des hommes ne m'intéresse pas. Le seul jugement qui compte est celui du bon Dieu. Lui me demandera ce que j'ai fait pour l'Église du Christ et je veux pouvoir lui répondre que je l'ai défendu et servi jusqu'au bout".
La soirée se passe ainsi. Nous avons le sentiment que son excellence n'a même pas réalisé ce qu'il avait dans son assiette. Entre une bouchée et une autre, il n'a jamais cessé de parler.
Quand je le raccompagne à sa voiture, je me demande: mais, à la fin, pourquoi voulait-il me voir? Par respect et par manque de confiance, je ne lui pose pas la question, mais, avant de partir, il me dit : "Merci, nous nous reverrons. Ne m'appelez pas. Je vous contacterai". Et il monte dans la voiture.

Je suis journaliste et donc, dans ces cas, la première impulsion est de me mettre sur l'ordinateur et d'écrire tout ce qu'il m'a dit, mais je me retiens. Le monsignore ne m'a pas interdit d'écrire. Et même, il ne m'a rien dit à ce sujet. Cependant, il est indubitable qu'il m'a fait quelques révélations.
Je comprends donc que la rencontre était une sorte de test. L'archevêque voulait voir s'il pouvait me faire confiance.

Plus d'un mois passe et il me rappelle. La requête est la même que l'autre fois: "Pouvons-nous nous voir?"
"Bien sûr. On se voit de nouveau chez moi?. Mais je vous préviens qu'il y aura une fille de plus, l'aînée, et il y aura aussi ses deux enfants, nos petits-enfants".
"Ça n'a pas d'importance", dit Viganò. "L'important, c'est qu'à un moment donné, nous ayons tous les deux un espace pour parler.
C'est ainsi que son excellence l'ex-nonce aux Etats-Unis revient nous rendre visite. Et cette fois, c'est un peu moins tendu. Il est heureux d'être avec cette grande famille un peu bruyante. A un moment donné, son téléphone portable sonne. Un appel vidéo en provenance des États-Unis. C'est sa nièce: "Oh pardon mon oncle, je ne voulais pas déranger!" Viganò sourit amusé et avec son téléphone portable, il lui montre toute l'assemblée, y compris les petits-enfants. "Quelle bonne compagnie", dit sa nièce. Puis, s'adressant à moi: "Je profite de cette occasion pour vous dire que je vous tiens en haute estime".
La tension retombe. Notre petit-fils de trois ans tourne autour du monsignore et l'appelle Carlo Maria. Viganò est amusé et il semble que pendant quelques instants il ait oublié ses soucis.
Mais de nouveau, après la bénédiction de la table, l'archevêque est une rivière en pleine crue. Beaucoup d'histoires, beaucoup de circonstances, beaucoup de noms. Mais cette fois, il se concentre davantage sur les années américaines. Il cite l'affaire McCarrick, l'ancien cardinal reconnu coupable d'abus très graves, et indique clairement que tout le monde savait, aux États-Unis et au Vatican, depuis longtemps, depuis des années. Pourtant, ils ont tous couvert.
Je demande: "Vraiment tous?"
Avec un signe de la tête, l'archevêque répond "oui: vraiment tous".
J'aimerais poser d'autres questions, mais il n'est pas facile de s'insérer dans le flux ininterrompu des dates, des nouvelles, des rencontres, des noms.
Le pire, c'est que le Pape François, selon Viganò, savait aussi. Et pourtant, il a laissé McCarrick se déplacer en toute tranquillité, faisant fi des interdictions qui lui avaient été imposées par Benoît XVI. François savait au moins à partir de mars 2013, quand Viganò lui-même, répondant à une question du pape lors d'une rencontre en tête-à-tête, lui a dit qu'il y avait un dossier substantiel sur McCarrick au Vatican et qu'il n'y avait qu'à le lire.
Par rapport à notre précédente rencontre, il y a la nouveauté dans les résultats de l'enquête du Grand Jury de Pennsylvanie, et Viganò confirme que le tableau est correct. Les abus sexuels constituent un phénomène plus répandu qu'on ne peut l'imaginer, et il n'est pas juste de parler de pédophilie, parce que dans la grande majorité des cas, il s'agit de clercs homosexuels qui traquent les adolescents de sexe masculin. Il est plus correct, dit le monsignore, de parler le cas échéant d'éphébophilie. Mais le fait est que le réseau de complicité, de silence, de dissimulation et de faveurs mutuelles s'étend au-delà des mots et implique tous les dirigeants, tant en Amérique qu'à Rome.
Une fois de plus, nous restons abasourdis. A cause de mon travail, nous avions eu l'intuitition de quelque chose, mais pour des catholiques comme nous, nés et élevés dans le sein de la Mère Eglise, il est vraiment difficile d'avaler un tel morceau.

Ma question est donc la plus naïve possible: pourquoi ?
Et la réponse du monsignore nous glace le sang: "Parce que ces fissures dont parlait Paul VI, par lesquelles la fumée de Satan se serait glissée dans la maison de Dieu, sont devenues des goufres. Le diable travaille en grand. Et ne pas l'admettre, ou détourner le regard, serait notre plus grand péché".

Je me rends compte qu'il n'y a pas eu ce moment en tête-tête, auquel le monsignore tenait tant. Il a parlé devant tout le monde. Je lui demande s'il veut que lui et moi allions dans une autre pièce, sans femme, filles et petits-enfants, mais il dit non, c'est bien comme ça. On comprend qu'il se sent bien. Pour nous, c'est un peu comme écouter un grand-père qui nous raconte des histoires sur des mondes lointains, et nous aimerions qu'il dise à un moment donné que ce n'est que de la fiction. Au lieu de cela, le monde dont il parle est le nôtre. C'est notre Église. Ce sont nos pasteurs suprêmes.
Reste la question de fond: pourquoi le monsignore nous raconte-t-il tout cela? Qu'est-ce qu'il veut de moi?
Cette fois, je le lui demande et la réponse est qu'il a écrit un mémoire dans lequel il y a toutes les circonstances dont il nous a parlé. Y compris la rencontre du 23 juin 2013 avec le pape, quand lui, Viganò, informe François du dossier sur McCarrick.
Et donc?
"Donc - me dit-il - si vous me le permettez, je vous ferai parvenir mon mémoire, qui montre que le pape savait et n'a pas agi. Et puis, après l'avoir évalué, vous déciderez de le publier ou non dans votre blogue, qui est tellement suivi. Je veux qu'on sache. Je ne le fais pas d'un coeur léger, mais je pense que c'est le seul moyen qui reste de tenter un tournant, une conversion authentique".
"Je comprends. Le donnerez-vous seulement à moi ?"
"Non. Je le donnerai à un autre blogueur italien, un Anglais, un Américain et un Canadien. Il y aura des traductions en anglais et en espagnol.
Cette fois encore, le monsignore ne me demande pas la confidentialité. Je comprends qu'il a confiance.
Nous convenons donc qu'à sa demande, nous nous reverrons et il me donnera le mémoire.

Quelques jours plus tard, en effet, il me rappelle et nous nous mettons d'accord. Je ne peux pas dire où nous nous sommes vus parce que j'ai donné ma parole.
Le monsignore se présente avec des lunettes de soleil et une casquette de baseball. Il demande que ma première lecture du document se fasse devant lui, et il dit : "si quelque chose ne vous convainc pas, nous pouvons en discuter immédiatement".
Je lis tout. Il s'agit d'un document de onze pages. Il s'étonne de ma rapidité et me regarde : "Alors ?"
Je dis : "C'est fort. Circonstancié. Bien écrit. Un tableau dramatique".
Il demande : "Allez-vous le publier?"
"Monseigneur, vous réalisez que c'est une bombe? Que devons-nous faire?"
"Je vous le confie. Réfléchissez-y".
"Monseigneur, vous savez ce qu'ils diront? Que vous voulez vous venger. Que vous êtes rongé par la rancœur d'avoir été éloigné du gouvernorat, et d'autres histoires. Que c'est vous le corbeau qui avez fait sortir les documents des Vatileaks. Ils diront que vous êtes un instable, en plus d'être un conservateur de la pire espèce".
"Je sais, je sais. Mais peu m'importe. La seule chose qui m'importe est d'amener la vérité à la surface pour que puisse commencer une purification. Au point où nous en sommes, il n'y a pas d'autre solution".
Je ne suis pas anxieux. Au fond de moi, j'ai déjà pris la décision de publier, parce que je sens que je peux faire confiance à cet homme. Mais je me demande : "Quel effet cela aura-t-il sur les âmes les plus simples? Sur les bons catholiques? Ne risque-t-on pas de faire plus de mal que de bien?"
Je me rends compte que j'ai formulé la question à haute voix et le monsignore répond : "Réfléchissez-y. Évaluez calmement".
Nous nous serrons la main. Il enlève ses lunettes noires et nous nous regardons droit dans les yeux.
Le fait qu'il ne me force pas, qu'il ne semble pas impatient de me voir tout publier, me pousse à lui faire encore plus confiance. Est-ce une manœuvre de sa part? Est-il en train de me manipuler?

A la maison, j'en parle avec Serena et les filles. Pour moi, leurs conseils sont toujours très importants. Que faire?
Ce sont des jours d'interrogations. J'ai relu le mémoire. Il est détaillé, mais c'est évidemment la version de Viganò. Je pense que les lecteurs le comprendront. Je proposerai la version de l'archevêque, après quoi, si quelqu'un a des arguments contraires, il proposera d'autres versions.
Ma femme me dit : "Mais si tu le publies, ils penseront que, par le fait même de le publier, tu es de son côté. Ça te convient?"
Oui, ça me convient. Me jugeront-ils partial? Du calme. Du reste, je SUIS partial. Quand je suis journaliste, je suis journaliste et c'est tout, essayant d'être aussi aseptique que possible, mais dans mon blog, j'ai déjà amplement pris parti, et les lecteurs savent bien ce que je pense d'un certain tournant que l'Église a pris ces dernières années. Si quelqu'un me propose des documents qui prouvent que Vigano ment, ou que sa version des faits est incomplète ou incorrecte, je serai heureux de les publier également.
J'ai le monsignore au téléphone. Je l'informe de ma décision. Nous sommes d'accord sur le jour et l'heure de publication. Il dit que le même jour et à la même heure, les autres publieront. Il a décidé pour le dimanche 26 août parce que le pape, de retour de Dublin, aura l'occasion de répliquer en répondant aux questions des journalistes dans les airs [cf. Rapport Vigano: le pape doit démissionner]. Il m'avertit qu'à ceux qui publieront, s'est ajouté le journal "La Verità". Il me dit qu'il a déjà acheté un billet d'avion. Il part à l'étranger. Il ne peut pas me dire où. Je ne devrai pas le chercher. L'ancien numéro de téléphone mobile ne fonctionnera plus. Nous nous saluons pour la dernière fois.

C'est comme cela que ça s'est passé. Non pas que les doutes en moi soient levés. Est-ce que j'ai bien fait? Est-ce que j'ai mal fait? Je continue à me le demander. Mais je suis serein. Et je relis les mots que Mg Vigano a écrits à la fin de son mémoire:

Prions tous pour l’Église et pour le Pape. Rappelons-nous combien de fois il nous a demandé de prier pour lui! Renouvelons notre foi dans l’Église notre Mère: «Je crois en une Église sainte, catholique et apostolique!». Le Christ n’abandonnera jamais son Eglise! Il l’a engendrée par Son Sang et la ranime continuellement par Son Esprit! Marie, Mère de l’Eglise, priez pour nous! Marie, Vierge et Reine, Mère du Roi de gloire, priez pour nous!

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