Des lettres surprenantes de Benoît XVI

adressées à un "cardinal allemand" qui avait critiqué la renonciation, révélées par le quotidien allemand Bild. (20/9/2018)

 

Extrait d'une lettre, avec la signature du Saint-Père

Il semble que le cardinal allemand auquel Benoît XVI répond est le cardinal Brandmuller, l'un des signataires des dubia.
L'auteur du scoop est un journaliste du Bild, Nikolaus Harbusch, qui, renvoyant à son article, a tweeté:

S'agit-il d'une fake new? Peu probable.

Mais si les lettres sont authentiques, elles apportent de l'eau au moulin de ceux qui continuent de penser que la démission de Benoît XVI est un mystère.

D'autres, comme le NYT, interprètent les lettres en question comme une rebuffade de Benoît XVI aux auteurs des dubia. Donc, indirectement, une défense de son successeur. C'est abusif, il n'y a a priori aucun rapport.

Le Pape Benoît XVI très inquiet pour son Église


Nikolaus Harbusch
www.bild.de
20/9/2018

* * *

Il y a cinq ans, le Pape Benoît XVI a démissionné.
Le scandale des abus jette un éclairage nouveau sur cet évènement surprenant. Aujourd'hui ont fait surface des lettres troublantes écrites par le Pape retiré, qui seront d'un grand intérêt pour les historiens de l'Église.

Les lettres - que BILD s'est procuré - montrent que Benoît XVI est profondément préoccupé par l'état de l'Eglise.
La correspondance remonte à novembre 2017. Les lettres sont adressées à un cardinal allemand. Dans une interview [selon Armin Schwibach, il semblerait que ce soit celle du cardinal Brandmuller au Frankfurter Allgemeine, où il critiquait la décision de Benoît XVI de se faire appeler "Pape émérite", ndt] le cardinal avait fait des remarques critiques sur la démission de Benoît.
Sa principale critique était que l'Église risquait d'entrer dans une crise majeure à cause de la démission du Pape. De plus, la démission d'un pape était sans précédent dans l'histoire de l'Église, à laquelle elle causait un grave préjudice.

Le Pape retiré a réagi par une lettre irritée [einem Wut-Brief: mais cela ne ressemble pas à Benoît XVI, ndt]]. Au cardinal critique, il a écrit : «Je peux très bien comprendre la douleur profonde que la fin de mon pontificat t'a infligée, à toi et à beaucoup d'autres. Cependant, pour certaines personnes et - me semble-t-il - pour toi aussi, la douleur s'est transformée en une colère qui ne concerne plus seulement ma renonciation, mais de plus en plus aussi ma personne et mon pontificat dans son ensemble.
Ainsi, un pontificat est aujourd'hui dévalorisé et se mélange à la tristesse de la situation dans laquelle se trouve actuellement l'Eglise».
Il a fait des reproches amers au cardinal: «Si tu connais un meilleur moyen (se référant à la renonciation, ndr) et penses donc que tu peux juger celui que j'ai choisi, dis-le-moi».

Il y a eu en réalité des renonciations papales dans le passé, a écrit Benoît XVI. Le pape Pie XII (1876-1958) en est un exemple : en 1944, il voulait éviter d'être "arrêté par les nazis" en se retirant. Ce qui est intéressant, c'est la comparaison avec un pape menacé par les nazis. Par qui Benoît se sentait-il menacé?

«Priez pour moi afin que je ne m'enfuie pas par peur des loups», avait dit Benoît XVI lors de son intronisation. Qui sont les loups ?
Le professeur de philosophie et spécialiste du Vatican, Armin Schwibach, a dit à BILD : «Par "les loups", il voulait probablement dire le réseau de hauts dignitaires de l'Eglise qui ont créé un système de pouvoir et d'abus de pouvoir au Vatican, et avec lesquels il se sentait incapable de composer»

Benoît craignait-il même d'être empoisonné par les hommes de main de ce réseau? En mai 2015, le "Spiegel" a rapporté que le président de l'Office bavarois d'enquêtes criminelles s'était rendu à Rome en octobre 2012 pour examiner les manquements dans la préparation des repas du Pape. Encore plus piquant: quand, face à l'état perturté de l'Église après la démission du Pape, le cardinal, critiqué par le Pape, lui a répondu: «Puisse le Seigneur venir en aide à son Église», Benoît XVI lui a répondu à son tour - et avec une phrase remarquable.
Il a écrit : «Prions plutôt, comme tu l'as fait à la fin de ta lettre, pour que le Seigneur vienne en aide à son Église». L'ex-Pape pensait-il alors que l'Église était entrée en crise sous son successeur, et que seule la prière pouvait être une aide dans cette crise?
(...)
Le rédacteur en chef de l'Agence Catholique de Nouvelles (KNA) Ludwig Ring Eifel a dit à BILD: « Les lettres fournissent un aperçu fascinant de la pensée de Benoît XVI. - Il est évidemment très préoccupé par l'état de l'église. ».
L'archevêque Georg Gänswein, secrétaire privé de Benoît, n'a pas voulu commenter les lettres.

Mise à jour le 21/9


Le site 1 Peter 5 propose aujourd'hui un résumé (bienvenu! encore qu'il serait peut-être préférable de s'en remettre à l'original, mais je n'ai pas trouvé le temps de le traduire) de l'article du NYT, (Bild leur a transmis les fac simile de la correspondance). Ce résumé apporte une lumière différente sur la réaction de Benoît XVI et sa relation avec le cardinal Brandmüller, en principe un ami de toujours. On perçoit l'amertume du Saint-Père, qui a dû penser «si même mes amis me lâchent...», et on comprend mieux la vivacité de sa réaction.
Reste LA question: comment cette correspondance, à l'évidence destinée à reseter privée, est-elle parvenue à la rédaction de Bild?

(Note: Il est permis de supposer que les deux hommes se tutoient - même si Benoît XVI appelle l'autre "Eminence" -, ce que l'anglais ne permet pas de savoir).

Dans deux lettres adressées en novembre 2017 au cardinal Walter Brandmüller - un compatriote allemand et historien de l'Église, et l'un des quatre cardinaux qui ont soumis leurs dubia au pape François - l'ex-pape répond aux préoccupations soulevées par le cardinal dans une interview accordée en octobre 2017 concernant sa réaction à la démission de Benoît.

Selon un article publié aujourd'hui par Jason Horowitz dans le New York Times, Brandmüller a déclaré dans cette interview qu'il pensait au départ que la nouvelle de l'abdication était une blague. Il a ensuite exprimé sa consternation devant la situation créée par l'abdication et la conservationtion du titre papal :
«La figure du pape émérite n'existe pas dans toute l'histoire de l'Eglise», a-t-il dit. «Le fait qu'un pape vienne renverser une tradition vieille de 2 000 ans n'a pas bouleversé que les cardinaux.»

Horowitz qualifie la réaction initiale de l'ex-pape aux commentaires de Brandmüller de «vive» :

«Eminence!» commençait-il. «Vous avez dit qu'avec le pape émérite, j'avais créé une figure qui n'avait jamais existé dans toute l'histoire de l'Église. Vous savez très bien, évidemment, que les papes ont abdiqué, quoique très rarement. Qu'étaient-ils par la suite ? Pape émérite? Ou quoi d'autre?».
«Avec 'pape émérite', j'ai essayé de créer une situation dans laquelle je ne suis absolument pas accessible aux médias et dans laquelle il est tout à fait clair qu'il n'y a qu'un seul pape» écrit-il. «Si vous connaissez un meilleur moyen, et croyez que vous pouvez juger celui que j'ai choisi, dites-le-moi.»

Horowitz dit Brandmüller «implora apparemment Benoît XVI de lui pardonner et expliqua à quel point sa démission lui avait causé de la peine, ainsi qu'aux conservateurs de même opinion», ce qui lui valut une deuxième lettre du pape émérite, dans laquelle il écrit:

«Je peux bien comprendre la douleur profonde que la fin de mon pontificat vous a causée, à vous et à bien d'autres. Mais pour certains - et il me semble que pour vous aussi - la douleur s'est transformée en colère, qui n'affecte plus seulement l'abdication mais ma personne et l'ensemble de mon pontificat. De cette façon, le pontificat lui-même est dévalorisé et confondu avec la tristesse pour la situation actuelle de l'Eglise».

Benoît XVI s'inquiétait de l'idée que les commentaires de Brandmüller pourraient «en fin de compte favoriser l'attitude exprimée par ceux qui craignaient que le fait d'avoir plusieurs pape émérites puisse diluer l'autorité papale». Il a également comparé sa situation à celle du pape Pie XII, qui a préparé une démission avant sa possible capture par les nazis.

«Comme vous le savez, Pie XII avait préparé une déclaration, au cas où les nazis l'arrêteraient, qu'à partir du moment de l'arrestation, il ne serait plus pape mais à nouveau cardinal», écrit Benoît XVI. «Dans mon cas, il n'aurait certainement pas été raisonnable de simplement revendiquer le retour au rôle de cardinal. J'aurais alors été constamment aussi exposé aux médias qu'un cardinal l'est - d'autant plus que les gens auraient vu en moi l'ancien pape».

Il a ajouté: «Que ce soit délibérément ou non, cela aurait pu avoir des conséquences difficiles, surtout dans le contexte actuel».

Le «contexte actuel» est une expression qui n'est pas expliquée par les extraits actuellement disponibles. La correspondance n'a pas encore été rendue totalement publique.

Un indice peut peut-être être trouvé dans une préoccupation partagée entre les deux prélats allemands. Selon Bild, Benoît et Brandmüller s'accordent à dire que l'Église a besoin de l'aide divine :

Quand, face à l'état désamparé de l'Église à la suite de la démission du Pape, le cardinal critiqué par Benoît XVI lui a répondu «Que le Seigneur vienne en aide à son Église», Benoît XVI a encore répondu - et avec une phrase remarquable. Il a écrit : «Prions plutôt, comme vous l'avez fait à la fin de votre lettre, pour que le Seigneur vienne en aide à son Église».

Ni Brandmüller ni l'archevêque Georg Gänswein, secrétaire personnel de Benoît XVI et préfet de la maison pontificale de François, n'ont répondu aux demandes de commentaires des publications qui les demandaient.

Tous droits réservés.
La reproduction, uniquement partielle, des articles de ce site doit mentionner le nom "Benoît et moi" et renvoyer à l'article d'origine par un lien.