La laïcité à la française est néfaste

Une analyse saisissante du Cardinal Scola, dans le discours traditionnel prononcé devant les autorités de Milan à l'occasion de la fête de Saint-Ambroise: «l'Etat soi-disant "neutre", loin d'être tel, fait sienne une culture spécifique, celle séculariste, qui à travers la législation devient culture dominante et finit par exercer un pouvoir négatif» (7/12/2012)

     

Le 7 décembre, en Italie, on fête Saint Ambroise, patron de Milan, et l'archevêque prononce traditionnellement un discours devant les autorités.
Cette année, en plus, on célèbre le 1700e anniversaire de l'"édit de Constantin" (1). Occasion pour le Cardinal Scola de prononcer un discours sur le thème de la laïcité. On y trouve notamment une analyse saisissante de la laïcité à la française, "un concept désormais largement répandu dans la culture juridique et politique européenne".
Andrea Tornielli lui consacrait un billet, mais j'ai choisi plutôt de traduire le compte-rendu, plus complet, publié sur IncrociNews, l'hebdomadaire du Diocèse ambrosien (mais qui a dit que les structures ecclésiales ne savaient pas communiquer? C'est vrai que pour communiquer, il faut être au moins deux!!).

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(1) L'édit de Milan ou édit de Constantin, promulgué par les empereurs Constantin Ier et Licinius en avril 313, est un édit de tolérance par lequel chacun peut « adorer à sa manière la divinité qui se trouve dans le ciel » ; il accorde la liberté de culte à toutes les religions et permet aux chrétiens de ne plus devoir vénérer l'empereur comme un dieu (source).

     

«Milan, montre ta capacité à respecter chacun»
«L'Édit de Milan: initium libertatis» est le titre du Discours à la ville, à la veille de la saint Ambroise, par lequel l'archevêque a ouvert l'Année Constantinienne

Pino NARDI
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«Nous vivons une époque qui exige une culture nouvelle et large du social et du politique. Les nombreux fragments ecclésiaux et civils qui déjà aujourd'hui anticipent le Milan de demain sont appelés à laisser transparaître le tout. L'ensemble doit briller dans chaque fragment, pour le bénéfice de la communauté chrétienne et de la société civile dans son ensemble. Bonne vie et bonne gouvernance vont en réalité de pair».
Ce sont les derniers mots du Discours la ville prononcé par le Cardinal Angelo Scola devant les autorités civiles, religieuses et militaires, dans une basilique Saint Ambroise bondée, à la veille de la fête du saint patron. Un moment important, en particulier cette année, car il marque l'ouverture de l'Année Constantinienne. «L'Édit de Milan: initium libertatis» est en effet le thème abordé par l'archevêque.
Un discours de grande envergure qui porte sur les nœuds de la liberté religieuse, la laïcité de l'Etat et l'avenir d'une grande métropole en mutation, qui a besoin du témoignage public des chrétiens.

Liberté religieuse et laïcité de l'Etat
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«Avec l'édit de Milan apparaissent pour la première fois dans l'histoire ces deux dimensions que nous appelons aujourd'hui "liberté de religion" et "laïcité de l'Etat". Ce sont deux aspects décisifs pour la bonne organisation de la société politique - souligne le Cardinal -. Une confirmation intéressante de ce fait peut être trouvée dans deux enseignements importants de saint Ambroise. D'une part, l'archevêque n'a jamais hésité à appeler les chrétiens à être loyaux envers l'autorité civile, qui à son tour devait garantir aux citoyens la liberté à la fois personnelle et sociale. Etait ainsi reconnu l'horizon du bien public auquel les citoyens et les autorités sont appelés à concourir»
Cependant, l'édit de Milan représente aussi une sorte de "début manqué". Les événements qui ont suivi, en effet, ouvrirent une histoire longue et mouvementée. Le mélange historique et indû du pouvoir politique et de la religion peut être une clé utile pour comprendre les différentes phases de l'histoire de la pratique de la liberté religieuse.
Un tournant a été, à l'époque contemporaine, l'enseignement du Concile. Scola affirme: «La situation a profondément changé avec la promulgation de la déclaration Dignitatis Humanae. Le Concile, à la lumière de la raison, confirmée et éclairée par la révélation divine, a affirmé que l'homme a le droit de ne pas être contraint à agir contre sa conscience et de ne pas être empêché d'agir en conformité avec elle».

La situation dans le monde
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Sur la liberté religieuse, les données dramatique parlent de la situation dans le monde: entre 2000 et 2007, une forme ou une autre de persécution religieuse s'est vérifiée dans au moins 123 pays. Le nombre est en constante augmentation.
Scola identifie ensuite plusieurs noeuds à résoudre. «Le premier concerne la relation entre la liberté religieuse et la paix sociale. Non seulement la pratique, mais aussi plusieurs études récentes, ont mis en évidence combien il y a effectivement une corrélation très étroite entre les deux» . Selon l'archevêque, «plus l'État impose des contraintes, plus les conflits ayant une base religieuse augmentent. Ce résultat est en réalité compréhensible: imposer ou interdire par la loi les pratiques religieuses, dans l'improbabilité évidente de modifier ainsi les croyances personnelles correspondantes, ne fait qu'accroître les ressentiments et les frustrations qui se manifestent plus tard dans la sphère publique sous forme de conflits».
Un deuxième point «encore plus plus complexe» est le lien entre liberté religieuse et orientation de l'État envers les communautés religieuses présentes dans la société civile. «L'évolution des Etats démocratico-libéraux n'a cessé de modifier l'équilibre sur lequel reposait traditionnellement le pouvoir politique - réfléchit Scola -. Jusqu'à il y a quelques décennies, on se référait en substance, et de façon explicite à des structures anthropologiques généralement reconnues, au moins dans un sens large, comme des dimensions constitutives de l'expérience religieuse: la naissance, le mariage, la génération, l'éducation, la mort»
«Que s'est-il passé quand cette référence, identifiée par son origine religieuse, a été remise en question et considérée comme inutilisable? - s'interroge le Cardinal -. On a absolutisé en politique des procédures décisionnelles qui tendent à s'auto-justifier. Ceci est confirmé par le fait que le problème classique du jugement moral sur la loi s'est transformé de plus en plus en une question de liberté religieuse».

Cette «neutralité» mal comprise
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La question se fait pressante: l'archevêque attribue le principe théorique de l'évolution, «au modèle français de 'laïcité' (en français dans le texte), qui a semblé à la plupart des gens la réponse adéquate pour assurer la pleine liberté religieuse, en particulier pour les groupes minoritaires. Il est basé sur l'idée de l''in-différence', définie comme la "neutralité" des institutions de l'État à l'égard du phénomène religieux et cela semble à première vue comme étant adapté à construire un milieu favorable pour la liberté religieuse de tous. Il s'agit d'un concept désormais largement répandu dans la culture juridique et politique européenne dans lequel, cependant, à bien y regarder, les catégories de la liberté religieuse et de la soi-disant "neutralité" de l'Etat se chevauchent de plus en plus, au point de finir par se confondre».
Donc une "laïcité" qui a fini par devenir un modèle «mal disposé» à l'égard du phénomène religieux. Pourquoi? «Tout d'abord, l'idée même de "neutralité" s'est avérée très problématique, surtout parce qu'elle n'est pas applicable à la société civile, dont l'Etat doit toujours respecter la priorité, se limitant à la gouverner et ne prétendant pas la gérer.
Respecter la société civile implique la reconnaissance d'un fait objectif: aujourd'hui dans les sociétés civiles occidentales, en particulier en Europe, les divisions les plus profondes sont celles entre culture laïque et phénomène religieux, et non pas - comme on le pense souvent à tort - entre croyants de différentes religions. En ignorant ce fait, la juste et nécessaire a-confessionalité de l'État en est venue à dissimuler, sous l'idée de "neutralité", le soutien de l'État à une vision du monde fondée sur l'idée séculariste et sans Dieu. Mais celle-ci n'est qu'une parmi les visions culturelles qui peuplent la société plurielle. De cette manière, l'Etat soi-disant "neutre", loin d'être tel, fait sienne une culture spécifique, celle séculariste, qui à travers la législation devient culture dominante et finit par exercer un pouvoir négatif par rapport à d'autres identités, surtout celles religieuses, présentes dans la société civile, tendant à les marginaliser, sinon à les exclure du domaine public».

Une société plurielle qui subit en fait l'hégémonie d'une culture laïciste: «Sous un semblant de neutralité et d'objectivité des lois, se cache et se répand - du moins en pratique - une culture fortement marquée par une vision sécularisée de l'homme et du monde, privée d'ouverture au transcendant. Dans une société plurielle, une telle culture est légitime en soi, mais seulement comme une parmi les autres. Si toutefois l'État la fait sienne, il finit inévitablement par restreindre la liberté religieuse».

Quelle route prendre, donc, pour «surmonter ce grave état de chose»?

Une nouvelle réflexion et un défi
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Scola répond: «En repensant la question de l'a-confessionalité de l'État dans le cadre d'une idée renouvelée de la liberté religieuse. Il faut un Etat qui, sans faire sienne une vision spécifique, n'interpréte pas son a-confessionalité comme un "détachement", comme une neutralisation impossible des visions du monde qui s'expriment dans la société civile, mais qui ouvre des espaces où chaque sujet personnel et social peut apporter sa contribution à l'édification du bien commun».
Alors, «la liberté religieuse apparaît aujourd'hui comme l'indice d'un défi beaucoup plus vaste: celui de l'élaboration et de la pratique au niveau local et universel de nouvelles bases anthropologiques, sociales et cosmologiques de la coexistence des sociétés civiles dans le troisième millénaire. De toute évidence, ce processus ne peut pas signifier un retour vers le passé, mais il doit respecter le caractère pluriel de la société. Par conséquent, il devrait commencer par le bien commun concret du vivre ensemble». "

Une Église en transformation
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Un thème très cher à Scola (ndt: en relation avec la fondation Oasis qu'il a créée, voir benoit-et-moi.fr/2011-II) s'insère dans cette réflexion: «La ville de Milan et les terres lombardes sont et seront de plus en plus habitées par de nombreux nouveaux italien (immigrés de première, deuxième et troisième génération). Elles seront appelées à traiter avec le processus historique (j'insiste sur processus historique et non projet syncrétiste) du métissage des cultures et des civilisations, à montrer leur capacité à respecter la liberté de tous, à édifier le corps ecclésial et un tissu social transmettant foi et mémoire».
Pour finir l'archevêque regarde vers la métropole et l'Eglise de saint Ambroise «appelée à une oeuvre de transformation de sa présence dans une société plurielle. Ayant surmonté les décennies de la contestation, qui annonçaient la fin de toute forme publique de catholicisme, les chrétiens peuvent témoigner de l'importance et de l'utilité de la dimension publique de la foi. Le catholicisme populaire ambrosien - qui n'est pas sans une profonde fragilité , à la fois dans sa façon d'assumer la pensée du Christ et dans la pratique sacramentelle et du sens chrétien de la vie - se montre encore capable de ressources novatrices pour la vie sociale, inimaginable dans les prévisions d'il y a quelques décennies».