Le cardinal qui divise l'Eglise

Qui était le cardinal Martini? Pourquoi il ne pouvait pas représenter une alternative pour L'Eglise. Deux très bons articles de la presse italienne, pour rompre le cercle des louanges (3/9/2012).

La mort du cardinal Martini fait évidemment couler bien moins d'encre en France (où il est très peu connu par l'opinion publique) qu'en Italie.
C'est pourtant un évènement important ici aussi, non pas tant pour l'homme qu'il était, ni même pour ce qu'il pensait (parmi ceux qui saluent l"immense théologien", combien l'ont lu?), qu'à cause de l'identité de ceux qui l'ont suivi et acclamé, et surtout des raisons (dont beaucoup mauvaises) pour lesquelles ils l'ont suivi, ou continuent à le suivre.
Parmi eux, des catholiques. Ils sont peut-être en voie d'extinction, ils ont 50 ans de retard, mais ils font beaucoup de bruit, et les medias, intéressés, leurs servent généreusement de caisse de résonnance. Bref, ils ont encore un pouvoir de nuisance qui dépasse largement leur faible importance numérique.
Et il était leur porte-parole.

L'Eglise a 200 ans de retard

Google, Lundi 3 septembre, 15h

La persuasion au marteau-piqueur

Voici par ailleurs un extrait d'une dépêche de l'AFP qui résume assez bien le ton général de la presse (et rend un son curieux: comment imaginer qu'il s'agit de l'oraison funébre d'un cardinal de l'Eglise Catholique Romaine, si décriée par ailleurs?), en plus, évidemment, de la providentielle interviewe posthume:

Les hommages du monde politique et des associations ont afflué.
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La disparition de Mgr Martini est une grande perte non seulement pour l'Eglise et le monde catholique mais pour l'Italie, a déclaré le président ex-communiste Giorgio Napolitano, rappelant ses suggestions chaque fois lumineuses et concrètes sur des questions comme l'immigration.
L'Assemblée des rabbins d'Italie a relevé l'engagement convaincu du cardinal Martini pour le dialogue avec tous les croyants et les non croyants.
Le Gay Center italien, reconnaissant au défunt pour les expressions de respect envers les homosexuels, a estimé que le débat sur leurs droits perd un important protagoniste.
(©AFP / 31 août 2012 19h57)

Pour contrebalancer ce flot unanime et suspect d'hommages dont certains vraiment improbables, j'ai traduit deux très bons articles du journal italien Il Vostro Quotidiano.
Le premier - j'aurais peut-être dû commencer par là - dresse un portrait du cardinal "lancé" par JP II, qui l'a tiré de son anonymat en 1980.
L'auteur du second, Davide Rondini est un poète et écrivain catholique italien né en 1964, auteur d'essais sur Dante, Leopardi, Charles Péguy, TS Eliot, et d'une traduction en italien des Fleurs du mal; il est aussi éditorialiste à l'Avvenire.

 

La mort de Carlo Maria Martini, un cardinal qui a divisé les catholiques
Filippo Ghizzoni
http://www.ilvostro.it/

La mort de l'archevêque émérite de Milan souligne une fois encore son image de pasteur proche des non-croyants, très attentif à l'œcuménisme et au dialogue avec le monde laïc, chef de file des «catholiques progressistes» en continuité avec le Concile Vatican II. Et pour cette raison, souvent en contradiction avec la ligne tenue par le «conservateur» Benoît XVI

La nouvelle de la disparition du cardinal Carlo Maria Martini se trouve maintenant sur tous les médias, italiens et d'ailleurs. Mais pourquoi tant d'attention à la disparition d'un évêque qui avait achevé son mandat depuis dix ans, et qui était malade depuis longtemps? Bien sûr, on dira que le diocèse de Milan est l'un des plus importants en Italie, mais l'attention sur la figure du Cardinal va au-delà des canons habituellement réservés aux ecclésiastiques.

L'accession inattendue au diocèse de Milan
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En 1980 encore, la figure de Martini, qui jusque-là s'était exclusivement consacré aux études bibliques, est peu connue du grand public. C'est Jean-Paul II qui, cette année-là, le nomme archevêque de Milan, l'amenant brusquement au premier plan. Succédant au Cardinal Colombo à la tête du diocèse ambrosien, Martini lance immédiatement de grandes innovations dans son activité pastorale. Il invente «l'école de la Parole», afin de rapprocher les laïcs de l'Écriture Sainte avec la méthode, chère au Cardinal, de la Lectio Divina .

La pensée œcuménique
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Un des piliers de la pensée de Martini était l'œcuménisme. Dans le sillage de Vatican II, le Cardinal a insisté à plusieurs reprises sur la voie du dialogue avec les autres confessions chrétiennes, mais aussi avec les juifs et les musulmans (c'est pour cela qu' il s'installe à Jérusalem, à la fin de son mandat à Milan). Il a toujours eu une sorte de prédilection pour les non-croyants, car, comme il le disait, «chacun de nous a en lui un croyant et un incroyant qui s'interrogent mutuellement». Pour cette raison, en instituant la «Chaire des non-croyants» (ndt: qui rappelle évidemment le Parvis des Gentils de Benoît XVI; pas par hasard, Andrea Tornielli nous apprend aujourd'hui que Martini avait admis avoir repris une idée du cardinal Ratzinger, dans son ouvrage "Introduction au christianisme"), le cardinal invita à plusieurs reprises à donner des conférences des écrivains ou philosophes notoirement athées ou éloignés de la hiérarchie de l'Eglise. Ces aspects de sa pensée, d'une part ont donné à Martini une grande notoriété auprès du grand public, mais d'autre part jeté une ombre de non-alignement avec l'enseignement traditionnel de l'Eglise catholique, contribuant ainsi à en diviser le champ.

Le "papabile" Martini
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De cette façon, Martini se retrouve, bon gré mal gré, être parmi les principaux représentants des «progressistes» catholiques. En entrant dans le conclave en 2005, à la mort de Jean-Paul II , Martini est alors indiqué comme le principal antagoniste de la candidature du conservateur Ratzinger à la papauté. Il reçoit pourtant peu de voix, en partie à cause de sa mauvaise santé: il détourne ses partisans vers l'archevêque de Buenos Aires Jorge Mario Bergoglio (ndt: en réalité, ceci, ce sont des conjectures). Mais finalement, ces accords n'ont pas été suffisants pour empêcher l'élection de Benoît XVI .

Les rapports difficiles avec Benoît XVI
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Les faits du conclave mettent Martini en position de critique face à Benoît XVI. Pendant les dernières années de sa vie, en effet, tant au cours de son séjour à Jérusalem qu'à son retour en Italie, nombreux ont été les sujets où Martini s'est distingué de la ligne du pontife. On notera en particulier la critique du Motu Proprio Summorum Pontificum, par lequel le pape allemand a libéralisé la messe en latin. Dans plusieurs interviewes, Martini a également soulevé certains doutes concernant le célibat des clercs, qu'en revanche Ratzinger, au cours de l'Année sacerdotale, a réaffirmé à plusieurs reprises comme fondamentale.

Martini soutien de l'euthanasie?
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Par la suite, en particulier lors de l'affaire Eluana Englaro , Martini a soulevé quelques perplexités sur l'attitude adoptée par l'Église par rapport à l'euthanasie. À cet égard également le refus de l'acharnement thérapeutique, juste dans les dernières heures de la vie, ne manquera pas de faire discuter. Bien sûr, le choix du prélat est tout à fait légitime et en accord avec les enseignements de l'Eglise, qui condamne l'acharnement thérapeutique, mais il est possible que les journaux ne tiennent pas compte de cette situation et transforment Martini en une sorte de champion catholique du «droit àe mourir» . Suscitantainsi des polémiques qu'une meilleure gestion des nouvelles sur les dernière heures de sa vie aurait pu éviter.

 

La vérité: le cardinal Martini n'a jamais été une alternative
Certains cercles radicaloïdes voulaient voir en lui le porte-drapeau d'une Église «éthiciste» qui n'existe pas. Il était populaire dans les salons, et s'est peut-être trop attardé devant le miroir ... Il n'a certainement jamais été un réel problème pour Ratzinger et Woytjla
http://www.ilvostro.it/editoriali
Davide Rondini

Seuls ceux qui n'ont aucune idée de ce qu'est l'histoire de l'Eglise peuvent s'enthousiasmer à souligner les différences et les divisions entre le défunt cardinal Martini et une partie qui serait représentée par le pape Ratzinger - par ailleurs ami cordial, et également élu pape avec la voix de Martini lui-même et des 'siens' (ndt: là encore, il s'agit de conjectures).
Seul un anticlérical vivant hors du temps peut supposer que Martini pouvait représenter une alternative réelle de pensée et de conduite pastorale à Woytjla et Ratzinger. Il suffirait de voir l'histoire des désaccords entre de grands théologiens comme Abélard et Saint Bernard (cf. audience du 21.10.2009), Guillaume de Saint-Thierry (cf. audience du 2.12.2009), pour avoir une idée de ce que signifie alternative. Ceux-là s'opposaient sur la connaissance de Dieu, ils ne faisaient pas d'ennuyeuses considérations sur des sondes ou des méthodes de fertilisation, des histoires d'éthique ou de bioéthique comme celles pour lesquelles s'échauffent les chroniqueurs radicaloïdes qui dominent dans nos grands journaux.

Le cardinal Martini n'a jamais été une alternative. Il n'en avait pas la force. Et ce n'est pas un défaut, bien sûr, mais c'est un fait.
S'il n'avait pas été mis par Woytjla à la tête du plus grand diocèse du monde, Martini serait resté un brillant mais obscur spécialiste des Écritures.
Alors pourquoi - s'il était vraiment une alternative - Woytjla lui aurait-il offert la Chaire peut-être la deuxième en importance dans le monde (ndt: derrière Rome)? Le pape polonais, aux grandes chaussures mais au fin cerveau savaient bien que de là, il ne pouvait y avoir de sérieux problèmes. Et en fait, il n'y en eut pas. Surtout pour ceux qui comme Woytjla et Ratzinger n'ont pas une idée «éthiciste» de l'Église, qui est au contraire celle qui plaît aux fans du cardinal Martini, qui pensaient justement qu'il était plus proche d'eux, les modernes, les éclairés, pour des raisons éthiques. Mais ils n'avaient pas compris que la partie était perdue d'avance. Tout simplement parce que la partie n'était pas là.

Il ne s'agisssait pas d'opposer deux conceptions éthiques, comme l'auraient aimer les médias qui sonnaient les cloches à la volée à chaque discours du cardinal émérite de Milan, dont il a été dit qu'il avait choisi d'être caché - sauf qu'il tenait une rubrique de lettres d'une page complète sur le Corriere della Sera, étrange façon de se cacher ...
Le fait est que Woytjla et Ratzinger ont re-proposé de manières différentes, mais syntoniques une Eglise qui ne se fonde pas sur l'éthique, mais sur l'Événement. Ou du moins ils essaient, malgré toutes les résistance internes et externes, les résistance de ceux qui entendent toujours repousser la proposition chrétienne dans le champ étroit du débat bioéthique ou philologique.

Avec Jean-Paul II et maintenant avec Ratzinger reprend vigueur l'idée d'une Église du peuple, qui se signale comme événement dans l'histoire par le témoignage de la charité vécu de façon dramatique, dans tous les domaines, de la science à la politique. Une Eglise qui parle de Jésus comme présence incarnée dans l'histoire. Une Eglise qui en définitive ne se laisse pas évaluer sur des oscillations de caractère bioéthique et politique, qui sont inévitables dans l'histoire, mais seulement sur le témoignage à Jésus. En revanche, on n'a pas vu d'intervention concernant Jésus publiquement soulevée par les amis médiatiquement puissants du Cardinal Martini, ceux qui l'ont utilisé pour renforcer aux yeux de leurs lecteurs l'idée d'une Eglise éthiciste. Je n'ai vu aucun de ces admirateurs dire de Martini: il m'a fait découvrir Jésus. Pourtant, sa foi était claire, limpide! L'Eglise serait-elle là pour servir les débats éthiques?

Martini ne pouvait pas être une alternative à une Eglise qui ne se limite pas à la philologie biblique ou à la conscience morale du monde tout simplement parce qu'il n'avait pas d'idée alternative de l'Église. Il avait mis à jour certains arguments, sans doute avait-il enregistré les préoccupations de beaucoup de croyants. Mais penser que l'on peut croire ou ne pas croire en fonction de la position du Magistère sur la fécondition artificielle ou des choses de ce genre, signifierait réduire notre Seigneur et l'Église à une caricature. Cela signifierait penser que l'éthique est plus importante que la Grâce. Ce que certainement le Cardinal Martini ne croyait pas. Que Dieu doive être une sorte de beau-père compréhensif est une image qui plaît aux laïcs et aux ennemis de l'Eglise. A ceux qui ont intérêt à faire passer la foi comme un scrupule énorme qui empêche de vivre pleinement. Toutes ces choses - que Martini n'a certainement pas pensées, mais qu'il laissait penser, selon le défaut typique de l'intellectuel qui n'est pas un pasteur - ne sont pas une alternative d'expérience de l'Eglise, ce sont des questions en quelque sorte «secondaires». Qui certes affaiblissent le tissu de l'Eglise - et c'est ce qui est arrivé à Milan dans les années où Martini était pasteur - mais ne représentent pas une alternative de fond, même claironnée comme telle par les medias superficiels et «intéressés».

On le sait, les jésuites ont toujours eu l'habitude - et le charisme - de se faire les inspirateurs des puissants. Et donc, ils doivent être bien acceptés, présentables. C'est ce qu'a aussi admis l'actuel premier ministre Monti. Le cardinal Martini a été mon phare et mon conseiller, a-t-il écrit sur "leur" Corriere. Je ne crois pas avoir entendu aucun des puissants italiens des trois décennies passées admettre une telle chose à propos d'un cardinal. Imaginez ce qui serait arrivé, si un Berlusconi avait dit, je suis inspiré par Ruini?
Il semblerait donc que le véritable «pouvoir» de Martini n'était pas dans l'Église, mais à l'extérieur. Où le pouvoir est mondain, et anime les journaux, les banques, les ministères. Ses articles et ses discours faisaient de lui (et ses imitateurs) l'archétype de ce souci que Charles Péguy considérait comme le défaut du chrétien: l'aspiration à ne pas faire sourire de lui dans les salons.

Le cardinal Martini plaisait aux gens qui plaisent (et qui ont le vrai pouvoir). Il le savait, selon moi, il en souffrait, même s'il savait bien doser le mélange de coups et d'assurances.
Quelqu'un qui dit de lui-même: «Je suis l'ante-pape» (ndt: au sens de: celui qui précède, qui annonce) accepte de ne pas avoir la force d'être une véritable alternative, et confirme seulement une dose un peu pathétique d'orgueil démesuré, typiquement «jésuite». Se prononcer comme «moderne», «en avance», «éclairé» plaisait à ses sponsors et à ses puissants partisans. Mais l'histoire est étrange, et parfois - comme le savent ceux qui l'étudient sans œillères - justement ceux qui se disaient avec orgueil «modernes» se sont retrouvés à la traîne, du côté de ceux qui ne comprenaient pas le sens des événements.
Le cardinal Martini a certainement été un grand homme de foi. Peut-être aurait-il mieux fait de ne pas trop s'attarder devant le miroir que lui tendaient ceux qu'en réalité il n'aimait pas, et qui se fichaient pas mal de sa foi limpide et profonde, mais se servaient de lui dans une bataille antique et toujours nouvelle.