L'été 62 de Joseph Ratzinger

et les préparatifs fiévreux du Concile. Un article de Gianni Valente, dans Vatican Insider. Ma traduction (25/8/2012, mise à jour ultérieure)

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J'imagine qu'une lecture hâtive de ce texte peut confirmer l'image (répandue dans un certain milieu, surtout là où Hans Küng "pontifie") d'un Joseph Ratzinger théologien progressiste devenu cardinal puis Pape réactionnaire.
Cette interprétation est sans aucun doute simplificatrice, et même simpliste.
Elle ne tient pas compte des âges d'une vie: on voit là un jeune homme plein de fougue, bouillonnant d'énergie, de créativité, d'imagination, et sans doute déjà de génie, avec son vécu - n'oublions pas qu'il avait connu, après la guerre, dans sa Bavière, l'expérience des "nouveaux païens" - et le Pape ne serait pas ce qu'il est sans ce jeune homme.
Et surtout, elle s'appuie sur un gros anachronisme: le monde de 1962 n'était pas celui de 2012, le progressisme d'alors n'est pas le nôtre, 68 est passé par là. Il est toujours plus facile de faire des "post-prévisions" c'est-à-dire de juger les décisions après leurs conséquences.
D'ailleurs, en admettant même cette interprétation du progressiste "repenti" (j'utilise ce mot à défaut de mieux), j'aime bien ce qu'écrivait le Père Scalese le 18 avril 2009, dressant un bilan de 4 ans de pontificat (l'article dans son entier est très beau: benoit-et-moi.fr/2009-II):

Je pense que ce Pape a été vraiment voulu par l'Esprit Saint.
Il fait ce que lui seul pouvait faire. Il a été souligné qu'avec Jean Paul II s'achevait la génération des Évêques qui avaient participé au Concile; maintenant, c'est le tour des experts conciliaires. Remarquez que ces experts on joué un rôle non négligeable pendant le Concile. Beaucoup de problèmes suscités par Vatican II doivent être ramenés au travail de ces jeunes théologiens, qui pensaient refonder l'Église avec le Concile. Je ne sais pas, parce que je n'ai pas approfondi la question, quelle a été la contribution spécifique des Ratzinger, Küng, Rahner, Congar ou De Lubac ; je sais seulement que beaucoup d'Évêques, spécialement ceux originaires de l'Europe du Nord, dépendaient de leurs théories. Pour cette raison, je dis que ce sont les seuls aujourd'hui à pouvoir porter remède aux dommages qu'eux-mêmes avaient provoqués. Je suis bien conscient qu'on ne peut pas mettre sur un même plan un Ratzinger et un Küng ; mais de toute façon, ce fut Ratzinger qui prépara le célèbre discours du Cardinal Frings contre le Saint-Office (le hasard a voulu qu'il finisse sur ce même fauteuil et fasse personnellement l'expérience de critiques semblables à celles qu'il avait adressées au Cardinal Ottaviani).

L'élément important qui émerge en effet de ce texte, c'est que, contrairement à beaucoup qui pérorent sans savoir, Benoît XVI, ayant été un acteur de premier plan du Concile, sait de quoi il parle, et même à fond.
Sur ce sujet, je pense que le mieux est de donner la parole à Joseph Ratzinger lui-même, à travers le livre "Mon Concile".
Voir ici:
¤ http://benoit-et-moi.fr/2011-I
¤ http://benoit-et-moi.fr/2011-II
¤ http://benoit-et-moi.fr/2012(II)

 

Ratzinger, Vatican II et cet été 1962
Il y a un demi-siècle, le futur pape était «sous pression» pour son rôle de conseiller théologique du cardinal Frings en vue du Concile imminent
Gianni Valente
http://vaticaninsider.lastampa.it
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Dans le calme estival de Castel Gandolfo, Benoît XVI a conclu l'écriture de son dernier livre sur la vie de Jésus et on dit qu'il est en train de définir les grandes lignes de sa quatrième encyclique papale.
Il y a cinquante ans aussi, à la même période, Joseph Ratzinger, âgé de 35 ans, - qui était à l'époque professeur de théologie fondamentale à l'Université de Bonn - était aux prises avec des fascicules à étudier, des ébauches à corriger et des textes à approfondir.

A l'époque, ces journées intenses de surmenage lui avaient été demandées par l'archevêque de Cologne Joseph Frings, qui l'avait choisi comme conseiller théologique en vue du Concile et entendait utiliser son aide dès les dernières phases agitées de la phase préparatoire des assises conciliaires.

Frings était membre de la Commission préparatoire centrale du Concile, et déjà à ce titre, il était candidat, avec ses discours et ses interventions au rôle du futur playmaker (meneur de jeu) de Vatican II.

Grâce à Frings, Ratzinger avait eu accès dès le printemps de 1962, aux projets de documents élaborés par les commissions préparatoires, devant être discutés et approuvés par le Concile. Entre Mai et Septembre, comme l'attestent les études historiques autorisées de Norbert Trippen et du jésuite Jared Wicks, Ratzinger analyse pour le compte de Frings une grande partie de la matière produite par les organismes impliqués dans la phase préparatoire, exprimant des jugements brillant, nets et souvent surprenants.

Par exemple, dans une lettre adressée en mai à Don Hubert Luthe - le secrétaire de Frings, qui avait été son condisciple à la faculté de théologie de Münich - Ratzinger valorise sur un ton enthousiaste les en particulier les projets élaborés par le Secrétariat pour l'unité des chrétiens, l'organisme qui, sous la direction du Cardinal Augustin Bea (ndt: grand artisan de Nostra AEtate) va progressivement s'imposer comme interlocuteur dialectique face à la Commission théologique présidée par le secrétaire du Saint-Office Alfredo Ottaviani (considéré comme le porte-parole des conservateurs: sur la notice wikipedia, il y a au moins une erreur, Joseph Ratzinger est qualifié de secrétaire de Frings). Parmi les projets signés par Bea figurent également les premières esquisses des futurs décrets conciliaires sur l'œcuménisme et la liberté religieuse. «Si on pouvait orienter le Concile au point de lui attribuer ces textes» écrivait Ratzinger au Secrétaire de Frings, en mai 62 - «cela en aurait certainement valu la peine et on aurait réalisé de réels progrès. Là, on parle vraiment la langue de notre temps, celle qui peut être comprise par tous les hommes de bonne volonté».

À la fin de Juin, également au nom de Frings - qui, durant ces mois se fait le porte-parole de l'insatisfaction croissante de larges secteurs des évêques européens pour la façon dont se déroule la phase d'instruction du Concile - Ratzinger rédige aussi le projet d'une Constitution apostolique qui décrivant de façon synthétique et avec une grande clarté didactique les objectifs de Vatican II avant qu'il ne commence: trois pages dactylographiées en latin, dans lesquelles le jeune théologien bavarois commence par une observation réaliste des circonstances historiques dans lesquelles le Conseil a été convoqué («la lumière divine semble obscurcie, et Notre Seigneur semble s'être endormi au milieu de la tempête et des vagues d'aujourd'hui ») et conclut en insistant sur l'actualité du modèle d'annonce montré par saint Paul, qui, pour rendre témoignage à Jésus-Christ «s'est fait tout à tous »(1 Co 9, , 22).

Le discernement critique exercé par Ratzinger sur des textes élaborés dans la phase préparatoire du Concile atteint son pic en Septembre 1962. Moins d'un mois avant l'ouverture de Vatican II, Ratzinger l'applique directement au premier corpus de sept schémas établis sous leur forme définitive par la commission préparatoire, inspiré en priorité par les organes doctrinaux de la Curie romaine.
Dans un texte achevé par Ratzinger à la mi-Septembre - et «retourné» avec sa propre signature et sans autres ajouts par le cardinal Frings au Secrétaire d'Etat Amleto Cicognani - les avis positifs sont réservés uniquement aux deux schémas sur le renouveau liturgique et sur l'unité avec le Églises d'Orient. Selon le professeur de Bonn, seuls ces textes de travail «correspondent très bien au but du Concile établi par le Pontife Romain». Si l'intention est «le renouveau de la vie chrétienne et l'adaptation de la discipline de l'Église aux nécessités d'aujourd'hui», il est méthodologiquement important d'éviter que le Concile, dès son ouverture ne s'enlise «dans les questions complexes soulevées par les théologiens, que les gens de notre temps ne peuvent pas saisir et qui finissent par les troubler».

Tous les autres schemas - en particulier ceux élaborés par la Commission théologique préparatoire, présidée par le cardinal Ottaviani - sont jugés par Ratzinger comme «trop académiques». En particulier, le schéma sur la préservation de la pureté de la dépôt du depositum fidei («il est si insuffisant qu'il ne peut pas être proposé au Concile sous cette forme») est rejeté. Pour celui consacré aux «sources» de la Divine Révélation, Ratzinger suggère des changements substantiels de structure et de contenu. Alors que ceux consacrés à la virginité, à l'ordre moral chrétien, à la famille et aux mariage sont par lui liquidés comme étant des arguments d'opportunité pastorale. Selon Ratzinger, «ils accablent le lecteur avec leur surabondance de mots». Les textes conciliaires - répète le jeune professeur de Bonn - «devraient apporter des réponses aux questions les plus urgentes et devraient le faire, autant que possible, en ne jugeant pas, en ne condamnant pas, mais en utilisant un langage maternel, avec une présentation ample de la richesse de la foi chrétienne et de ses consolations».

D'après les contributions données au cardinal Frings dèjà dans la phase préparatoire du Concile, il est évident que Joseph Ratzinger n'est pas venu dépourvu au rendez-vous de Vatican II. Le jeune professeur bavarois apparaît bien conscient de ce qui est en jeu dans cet évènement ecclésial, avant même qu'il ne commence. Dans sa collaboration avec Frings, Ratzinger, dès cet instant, prépare une série de propositions et de réflexions flexibles mais bien profilées, qui par la suite donneront de la profondeur à sa participation intense à l'aventure conciliaire.