Liban: l'analyse de Samir Khalil Samir

Ce voyage est un message déjà pour la raison même qu'il ait lieu. Longue interviewe de l'islamologue jésuite égyptien, dans le magazine italien "Liberal". Ma traduction (12/9/2012)

L'analyse du grand islamologue jésuite, conseiller auprès du pape pour le Moyen-Orient
Le pape va au Liban pour apporter l'espérance
Benoît XVI veut envoyer un message aux chrétiens et aux musulmans: seul le dialogue mène à la vraie paix
de Samir Khalil Samir
(Texte en italien: http://www.tracce.it/detail.asp?c=1&p=1&id=30316 )
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Tout le Liban se prépare à accueillir la visite de Benoît XVI (du 14 au 16 Septembre).
Avant tout, ce sont les chrétiens qui se préparent, avec des rencontres diocésaines et nationales entre jeunes, couples, familles, etc.
Le pays foisonne de drapeaux libanais et du Vatican; tout au long de l'autoroute qui longe la côte il y a des photos du pape avec des phrases significatives, des enseignes lumineuses. Même dans la presse, tous les jours, il y a des articles d'anticipation. Tous attendent son message de paix et de réconciliation, même si la situation en Syrie, à quelques pas d'ici, est très tendue. En dépit de cela, le gouvernement fait tout pour assurer la sécurité.
Le fait que le voyage se déroule, qu'il n'ait pas été reporté ou annulé, est un élément important. Beaucoup ne veulent toujours pas y croire, mais je le confirme et dis: « Cette venue de Benoît XVI est déjà la preuve que le pape connaît le danger, mais n'a pas peur». Et si quelque chose devait arriver - Dieu nous en garde - cela signifie: Je partage vos préoccupations et vos inquiétudes.

En fait, le Pape et l'Eglise au Synode sur le Moyen-Orient ont souligné que les chrétiens de cette région ne doivent pas abandonner ces lieux parce que «nous avons une mission ici». Mais si au premier risque, le pape avait annulé le voyage, cela aurait été un contre-témoignage.
Au lieu de cela, le Pape semble affirmer: «Votre situation est difficile et nous le savons. Mais nous voulons vous aider et vous confirmer que votre présence est importante». Ce voyage est un message déjà pour la raison même qu'il ait lieu. Mais les musulmans aussi attendent le pape. Il y a des mots de bienvenue au pape également de la part de personnalités musulmanes. Les musulmans ne sont pas indifférents. La figure du pape, et de celui-ci en particulier, a toujours été une figure pacifique, constructive, qui prêche la compréhension et la réconciliation, la paix entre musulmans et chrétiens. Et puis le Liban est un pays petit et faible et il est heureux d'être mis pendant quelques jours sous les projecteurs du monde.

D'autre part, le Liban est le pays arabe où il y a le plus de compréhension entre chrétiens et musulmans. Le fait que le pape, pour dire quelque chose au Moyen-Orient, ait choisi le Liban, signifie que ce pays a une mission. Et les musulmans libanais sont conscients de cela. Face à des questions telles que la liberté religieuse, la liberté de conscience, la relation avec la modernité et l'Occident, ils ont une position beaucoup plus modérée et ouverte que tous les autres musulmans dans la région. Dans ce secteur, ils ont un rôle de premier plan parce que partisans de la coexistence. Cette position n'est pas facile parce que, au Liban aussi, les conflits peuvent surgir pour un rien.
Il y a des provocations qui viennent de l'étranger: les problèmes de la Syrie, les tensions avec l'Iran, les fondamentalistes en provenance de Jordanie ou d'Arabie Saoudite ou du Qatar; les réfugiés d'Irak ... Pourtant, la communauté libanaise maintient sa position.
Et puis, ces dernières années, les conflits sont plus entre musulmans, entre les modérés - la très grande majorité - et les tendances salafiste aussi présentes au Liban. Et la réponse est toujours pour la modération, et pas en faveur de l'extrémisme.

Hier, lors d'une excursion spéléologique à Jaita dans le Metn, nous avons vu des centaines de familles musulmanes en visite. Eux aussi sympathisent à la venue du pape.
La plus grande crainte pour nous, c'est la situation en Syrie. Chaque jour nous voyons Syriens traverser la frontière, des musulmans et des chrétiens, comme réfugiés ou comme combattants, afin de prolonger la lutte. Les affrontements survenus dans le nord du Liban sont entre musulmans et musulmans. L'armée cherche à les isoler parce que les deux groupes sont armés. Le Hezbollah, pour sa part, cherche à avoir un profil bas, plein de prudence et de sagesse. Le Hezbollah soutient le régime syrien, mais il ne s'est pas beaucoup prononcé, sinon en paroles. Si les choses empirent en Syrie, personne ne sait ce qui pourrait arriver au Liban.
Nous espérons que la venue du pape calmera la situation. Il ya aussi des tensions entre l'Iran et Israël. Téhéran continue à promettre de détruire Israël et Israël menace de frappes aériennes contre les installations nucléaires iraniennes. Il me semble que les menaces iraniennes contre Israël ne sont que des mots. L'Iran n'a jamais attaqué Israël directement. Et dans un moment aussi délicat pour l'Iran, il serait peu sage de le faire. Je crains plus les attaques dites «préventive» d'Israël. J'espère qu'au moins durant cette visite, la présence du pape apportera quelque sentiment de paix. Une attaque de n'importe quelle partie contre l'autre serait une erreur absolue: une attaque ou une guerre préventive ne se justifient pas. Et elle n'apporterait aucun fruit, sinon quelques massacres de plus pour les pauvres gens.

La tension monte en Syrie, le gouvernement a bombardé Alep samedi dernier avec des avions Albatros. Dans le même temps, il y a eu une attaque des rebelles contre une caserne militaire où l'on recrute de nouveaux soldats. Et ce sont toujours les gens ordinaires qui paient de leur vie. En Syrie, les choses vont mal parce que chacun pense que l'on est proche de la solution finale et de la victoire dans son camp. J'espère qu'au moins pendant ces jours de la visite du Pape, les deux parties appliqueront un cessez-le. Du reste, le pape vient pour proposer un soutien moral et spirituel, et propose une réconciliation entre tous.

Le pape vient pour publier et diffuser l'exhortation apostolique qui suit le Synode des Églises du Moyen-Orient. Tous les diocèses se préparent à la visite avec des débats, des conférences, basés justement sur les thèmes du Synode. Que va apporter de plus cette visite?
Cela dépendra certainement de ce que les chrétiens mettront en acte après la visite. La première chose est d'étudier les documents. Les journaux aideront immédiatement à lire des résumés, des citations, des contenus. Mais je pense que ce seront surtout les diocèses qui devront les étudier, avec des rencontres entre adultes, jeunes, qui aborderont les problèmes sociaux et œcuméniques. Pour moi, l'un des problèmes les plus importants discutés lors du Synode et sur lequel l'Exhortation pourra pousser, est la réforme de la relation entre le clergé et les laïcs. Ici, dans le Moyen-Orient, la relation entre le prêtre et sa communauté de laïcs est un peu celle entre maître et serviteurs. En comparaison avec l'Occident, ici les laïcs sont beaucoup plus engagés dans le service de l'Eglise et de la société, mais malheureusement, les prêtres décident, et ont tendance à commander et demandent aux laïcs uniquement d'obéir. Il est temps de donner plus d'espace pour les laïcs dans la mission de l'Église.
Un deuxième aspect est que nous espérons renforcer l'engagement œcuménique. Les fidèles laïcs sont beaucoup plus ouverts à une collaboration œcuménique. Il y a quelques jours, j'ai célébré un mariage œcuménique entre un catholique et un grec-orthodoxe. Il y avait moi, le prêtre orthodoxe, et un moine. Nous avons fait tous les rites en nous relayant, avec les chants des deux rites en arabe. Les laïcs poussent également à unifier les fêtes, pratiquer un calendrier unique pour Pâques, Noël, etc.
Le troisième élément est la relation avec les musulmans. Les relations avec eux sont bonnes, surtout si on n'essaye pas de faire des accords théologiques. La chose la plus importante qui se réalise au Liban, c'est la liberté de conscience, c'est à dire la possibilité pour un individu de changer de religion sans contrainte. Hier, un jeune moine qui m'a accompagné lors d'une conférence m'a dit que son nom était Muhammad. A mon grand étonnement, il m'a raconté qu'il y a cinq ans, il s'est converti, puis est entré dans un monastère. Avec sa famille, ils ont toujours de bonnes relations, surtout avec ses frères et sa mère, mais pas son père. A la rencontre - qui était sur la relation entre chrétiens et musulmans - il y avait plusieurs hommes et femmes convertis. Parmi eux, il y en avait même un qui m'a dit: «J'ai été un terroriste musulman. Ensuite, grâce à Télé Lumière [une télévision libanaise catholique], je me suis converti. Grâce au frère Noor [le directeur de la chaîne] j'ai changé. Maintenant je travaille pour cette télévision».
Une autre personne, d'origine marocaine, m'a dit qu'après sa conversion, elle est venue vivre au Liban avec son enfant, à cause des difficultés avec sa famille. Il est à noter que le Liban est le seul pays où l'on peut convertir d'une religion à une autre sans courir le risque d'être tué ou gravement marginalisés par la société. Dans le pays se souvient encore de la conversion du Père Afif Osseiran (1919-1988) venant d'une grande famille chiite, et devenu prêtre maronite, qui se proclamait «bon musulman et vrai chrétien». Il s'était converti à l'âge de 25 ans, après avoir lu le «Sermon sur la montagne», et en particulier les mots «Et moi je vous dis: Aimez vos ennemis»(Mt 7).
Il n'a jamais renié sa double réalité! Il est mort il ya 25 ans. La famille, tous des musulmans, aujourd'hui encore, chaque année, participe à une messe en mémoire de leur défunt. Ce qui est possible au Liban, est totalement impossible dans le reste du monde.

Le quatrième point du programme, fruit du Synode et de l'Exhortation apostolique, est la priorité pour les pauvres. L'Eglise s'engage à travers les laïcs, mais la critique qui est faite est que les moines et les évêques sont trop riches, ou ne vivent pas dans la pauvreté. Cette critique est souvent justifiée. J'espère que le Saint-Père proposera de vivre l'Évangile d'une manière plus rigoureuse et plus proche des faibles. Mettre l'accent sur la pauvreté signifie que le pape sèmera également dans le sillage du Printemps arabe. Les mouvements qui sont en train de changer le monde moyen-oriental sont partis justement de la requête d'une plus grande dignité pour les pauvres, et du scandale de la pauvreté dans beaucoup de ces pays atteint 40% de la population. Mais le printemps arabe a également insisté sur des valeurs telles que la liberté de conscience, la liberté de la dictature, la démocratie, l'égalité entre chrétiens et musulmans dans la société, et entre les hommes et les femmes. Je crois que les chrétiens après le synode et après l'Exhortation apostolique pourront être encore plus acteurs, maintenant leur caractéristique de croyants, travaillant et luttant pour les différentes libertés - de la presse, d'association, de conscience, d'opinion ... En Occident, ces libertés s'affirment, mais de manière souvent anarchique, à la frontière du libertinage. Cela a poussé les musulmans à une fermeture envers l'Occident, affirmant une plus grande rigueur et davantage de fondamentalisme.

Le printemps arabe était un appel absolu à la liberté, mais pas à celle de l'Occident, qui ne connaît pas de limites et s’exprime souvent par la liberté sexuelle, l'exhibitionnisme, la provocation. Les chrétiens, avec leur vision de la liberté, peuvent aider les musulmans à trouver une voie médiane, qui exclut le laïcisme et les excès de l'Occident d'une part, et de l'intégrisme islamique de l'autre.
Un autre point que l'Exhortation devrait renforcer est l'éducation. Au Liban, environ 50% des enfants chrétiens et les musulmans vont jusqu'à 12 ans dans les écoles catholiques. Il est très important d'offrir une éducation commune et en même temps de garantir l'approfondissement de leur propre tradition, musulmane ou chrétienne. Notre université Saint-Joseph a 35% de musulmans.
Enfin, un désir: après le printemps arabe, dans presque tous les pays concernés, les tentatives d'islamisation forcée ont rencontré beaucoup de résistance de la population. C'est le cas en Tunisie, au Maroc, en Egypte et dans une certaine mesure aussi en Syrie. Les chrétiens syriens craignent une dictature religieuse qui pourrait remplacer une dictature politique. En fait, selon plusieurs témoignages, la tendance radicale entre les rebelles et l'opposition syrienne constitue une minorité. Il ne semble pas juste, donc, de craindre en Syrie, le pouvoir des Frères musulmans et des salafistes, même si la prudence est toujours nécessaire. La tradition syrienne est en effet marquée par une laïcité positive. Ici apparaît une fois de plus la valeur du Liban et du choix du pape: le Liban comme pays multiethnique et multireligieux, ouvert à toutes les traditions, est en quelque sorte un idéal pour le printemps arabe, qui rêve d'un État laïc, ouvert à toutes les traditions religieuses et culturelles. Et le Synode va lui aussi dans cette direction, en quête d'une citoyenneté commune et non vers le fondamentalisme. En unissant nos forces, nous pouvons assurer un bon avenir pour le Moyen-Orient.