Une interviewe de Mgr Müller par Paolo Rodari

Les italiens sont-ils de meilleurs intervieweurs que les allemands ou les américains? En tout cas, il en émerge le plus beau et émouvant portrait du Préfet de la CDF nommé par Benoît XVI que j'ai lu à ce jour. Et, en creux, une vraie surprise: pas un mot sur la FSSPX. Faut-il comprendre que Mgr Müller s'est imposé (ou vu imposer) la réserve?

Texte original en italien ici.
Ma traduction.

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Je me consacre à un saint office (jeu de mot, puisque tout le monde sait désormais que le Saint-Office est l'ancien nom de la CDF)
Première interview en italien de l’archevêque Müller, l'héritier de Ratzinger et Levada.

Du Concile aux orages aujourd'hui.

Paolo Rodari, Il Foglio
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Gerhard Ludwig Muller, 64 ans, gardien de la Foi depuis le 2 Juillet dernier après les sept ans de William Joseph Levada et les vingt-quatre de Joseph Ratzinger, nous parle de l'année sociale difficile que Benoît XVI a inaugurée ces jours-ci. Non seulement le Synode des évêques sur la nouvelle évangélisation, mais aussi une année consacrée à la foi (une lettre encyclique sera également disponible bientôt) pour la date anniversaire des cinquante ans à compter de l'ouverture du Concile Vatican II et des vingt ans de la publication du nouveau catéchisme.

Avant d'aborder les sujets d'actualité, ces prémisses.
Qui est Müller?

Ancien évêque de Ratisbonne, ami de la famille de Joseph Ratzinger, Benoît XVI lui a confié le soin de publier ses Œuvres complètes. A lui qui, lit-on dans sa biographie, «est en contact avec Gustavo Gutierrez, le père de la théologie de la libération latino-américain, avec qui il a maintenu une amitié longue et étroite».

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- Un gardien de la Foi ami de la Théologie de la libération, il n'y a pas de contradiction?

« Non, figurez-vous: l'Église est un corps avec une seule âme, le Saint-Esprit. C'est l'Esprit qui a de multiples facettes et est riche de beaucoup de voix: il faut être prudent, cependant, et ne pas remplacer la fécondité vivante de l'Esprit par la pauvreté de notre voix.
En ce qui concerne ladite Théologie de la libération, il faut dire que sous cette appellation, il y a de nombreuses instances, très différentes les unes des autres, certaines praticables, d'autres moins, unies par un commun effort pour répondre à l'urgence humaine qui s'est produite dans certaines situations sociales difficiles du tiers-monde, caractérisées par de graves inégalités, l'injustice, la pauvreté et l'absence presque totale de droits. Et parce que la vie éternelle, que proclame l'Église commence déjà dans ce monde avec une vie humaine digne, l'Eglise elle-même ne peut pas rester en marge de situations sociales si lourdes. La mission de l'Église, essentiellement religieuse, comprend aussi la promotion et la défense de la dignité humaine et des droits fondamentaux de l'homme. C'est là que réside la grande contribution de sa doctrine sociale, comme nous l'a récemment rappelé Benoît XVI en particulier dans son encyclique Caritas in Veritate. De là viennent tous les efforts de l'Eglise pour libérer l'homme»


- Libérer l'homme. Le pape repart de la foi. C'est-à-dire du thème principal de son pontificat, qui est de mettre Dieu au centre de la vie non seulement des croyants, mais de tous. Une entreprise qui semble ardue. Ce «Dieu est mort», par lequel Friedrich Nietzsche explicita l'hypothèse que Dieu n'était plus la source de l'action morale, semble avoir encore un sens aujourd'hui. Dieu est-il mort dans la société d'aujourd'hui?

« Cette affirmation de Nietzsche exprime son nihilisme son rejet de Dieu. En réalité, Dieu ne peut pas même être réduit à une loi ou à une hypothèse valable pour la morale humaine: nous n'avons pas besoin d'un tel Dieu, qui reste au fond à la merci de nos spéculations à son sujet. Le fait est que, qu'on le veuille ou non, Dieu existe et qu'il s'est révélé. Il existe indépendamment de toute affirmation ou négation de lui. Il existe et Il est vivant, vivant au point de nous donner la vie, de faire de nous des personnes, c'est-à-dire des êtres semblables à lui. Il est si vivant qu'il se met en relation avec nous comme un Père qui ne nous laisse pas à la merci de nos limites et de nos erreurs, qui nous soutient et nous corrige. Il vient à notre rencontre en Jésus Christ, et il nous soulève de nos misères avec son Esprit, il nous donne l'espérance, il nous remplit le cœur de sollicitude pour ceux qui sont dans le besoin. Ce Dieu a commencé l'histoire en créant le monde et, en se révélant, il a tissé avec les hommes une histoire du salut, il a rendu possible de Le rencontrer dans ce monde. Pas mal pour un Dieu mort, non?».


- L'Eglise catholique lance une année consacrée à la foi en coïncidence avec l'anniversaire de l'ouverture du Concile. Pour beaucoup, l'Église est toujours un pas en arrière par rapport aux défis du monde et la réception incomplète du Concile en est pour beaucoup une cause. C'est vrai?

« Nous avons devant nous de nombreux défis. Parmi ceux-ci, bien sûr, tout ce qui représente une ressource ou un problème pour l'homme concret, tout ce qui, en positif ou en négatif met en jeu son développement intégral: en ce sens, nous pouvons dire que représentent aujourd'hui un défi: la paix entre les peuples, la justice sociale, la dignité de la vie humaine depuis la conception jusqu'à la mort naturelle, et donc le droit de chaque enfant à grandir et à être éduqué dans une famille, bref tout ce qui promeut le réel bien-être de tout l'homme et de tous les hommes. Ce sont des questions dans lesquelles des valeurs si importantes sont en jeu qu'on peut considérer qu'elles sont indérogeables. Il suffit d'observer l'engagement de l'Eglise dans les différents continents pour voir son travail pour répondre à ces défis. Certes, il peut y avoir des limites, des insuffisances, des erreurs commises par les chrétiens, mais personne ne peut nier que le cœur de l'Eglise bat pour le bien de l'homme.
Dans le même temps, l'Eglise affirme sa vision de l'homme et du monde, parce qu'avec son expérience bimillénaire, elle sait bien que pour affronter efficacement les problèmes, elle doit inscrire son engagement dans un cadre approprié. D'autant plus que nous sommes aujourd'hui dans une époque incapable d'offrir des horizons à amples perspectives à l'agir humain et que tout semble se résoudre en perspectives réduites et à court terme. Mais les résultats sont sous les yeux de tous. Par conséquent, l'Église met la foi au centre de son agenda: la foi implique une cosmo-vision claire et une anthropo-vision précise. La foi vient de la communion avec Dieu et crée une communion avec lui et entre les hommes: le Concile Vatican II le dit clairement. Cette communion avec Dieu et entre les hommes offre des perspectives qui permettent de trouver des réponses appropriées aux besoins de l'homme. Et les besoins concrets de l'homme ne s’arrêtent pas aux viscères, parce qu'elles vont du besoin du pain aux exigences sans fin du cœur. Tant l'estomac que le cœur ont besoin de réponses concrètes. Tandis que les mains de l'Église cherchent tant bien que mal à offrir du pain à l'homme, son cœur ne cesse pas de parler aux cœurs des hommes».


- Insister unilatéralement sur la continuité de Vatican II avec la tradition, en particulier avec celle qui précède immédiatement le Concile lui-même, revient à nier que quelque chose s'est réellement passé, que Vatican II a été un «événement»?

« Le Concile Vatican II développe sa doctrine de la foi en continuité avec la tradition: la nouveauté est qu'il le fait sous une forme pastorale. Benoît XVI parle de "la réforme dans la continuité". Dans la fidèlité sincère à la tradition de l'Eglise, nous avons toujours besoin de réforme et de purification. Jésus dans l'Evangile parle d'une purification à travers le "sel". Le sel purifie, et conserve en même temps: parfois, le sel sur les plaies provoque aussi la douleur. "Réforme" ne signifie pas se conformer à la mode du jour, cela signifie se référer au Christ crucifié et ressuscité et à son Evangile. Ce sont sa présence et l'Évangile du Christ qui donnent la saveur à la vie de l'homme. Vatican II est un authentique moment de grâce, avec lequel l'Esprit re-propose l'Évangile à l'Église, lui montrant de nouvelles voies. Cependant, ce n'est pas un saut par rapport à la tradition, autrement, il s'agirait d'une déflagration dans l'Eglise. Dans le même temps, Jésus le dit lui-même, un sel qui ne donne pas de goût, est bon pour être jeté».


- L'Eglise transmet la foi et même la défend. Mais cette défense est souvent critiquée. Récemment, les religieuses américaines de la Leadership Conference Women Religious ont critiqué votre congrégation qui a décidé de les soumettre à une "inspection" parce qu'elles étaient coupables de porter des «questions féministes radicales», de «ne pas parler contre le mariage gay et l'avortement», et de refuser de retirer une déclaration de 1977, qui appelait à l'ouverture de la prêtrise aux femmes. Qui a tort, vous ou elles?

« La révélation de Dieu est confiée à l'Eglise, qui la transmet à travers l'écriture et la tradition. Dans le même temps, l'Église enseigne que l'interprétation définitive de la Révélation incombe au Magistère, c'est-à-dire au Pape et aux évêques en communion avec lui. L'Eglise attend de ses membres une fidélité substantielle a ce qui est révélé par le Christ et interprété par elle. Parfois, elle corrige ceux qui se trompent: si elle ne le faisait pas, elle manquerait à sa mission de Mater et Magistra. Je dois dire que je regarde avec bienveillance toute assemblée dans l'Église: l'Église vit de la responsabilité de ses membres qui s'associent librement, et se nourrit de la vie de chaque communauté, des plus petites aux plus grandes, faites de laïcs, de prêtres, de personnes consacrées. Dans le même temps, il me semble qu'aucune assemblée ne peut s'auto-constituer comme une instance d'interprétation authentique de la révélation. Entre autres choses, les sujets mentionnés couvrent également les éléments dogmatiques. La bonne question n'est pas "qui a tort?", mais "qui respecte la révélation et ses éléments essentiels?" ».


- Vous connaissez bien la réalité de l'Église de langue allemande. Ici, des groupes proches du mouvement Wir sind Kirche (Nous sommes l'Eglise) - et aussi d'autres groupes - font pression pour que l'Église se réforme elle-même, en supprimant l'obligation du célibat sacerdotal, en adoptant une ligne douce envers les divorcés remariés, et en favorisant la présence des femmes aux postes de gouvernement de l'Église. Ces demandes sont-elles légitimes?

« La pression exercée à travers les médias sur l'Église n'est pas un élément de développement du dogme. Une réforme n'est pas possible sans accepter sincèrement les paroles d'appréciation pour le célibat sacerdotal exprimées par le Concile Vatican II, en particulier dans le décret Presbyterorum Ordinis. Quant à ceux qui sont divorcés civilement, la «solution» réside selon moi dans la redécouverte de l'indissolubilité du mariage comme sacrement institué par Jésus-Christ. En ce sens, il faut d'abord une renaissance des consciences dans la redécouverte des implications de la sacramentalité du mariage, de la richesse de ce don. Il y a un énorme besoin d'apporter la stabilité aux familles, de ne pas faciliter leur dissolution facile. Ensuite, il faut aussi s'occuper pastoralement de tous ceux qui sont en difficulté. Là où l'homme se trouve dans une situation de besoin réel, l'Église se sent interpelée et appelée à agir, toujours, dans la vérité et l'amour».


- L'Église a été traversée ces dernières années par des conflits douloureux. En 2010, les médias du monde entier ont mis en évidence le problème des péchés charnels de prêtres. L'Église semble avoir voulu adopter une ligne de pénitence, reconnaissant d'abord ses propres fautes. Cette ligne ne risque-t-elle pas de trop se soumettre à ce que le Pape a appelé «la dictature du conformisme»? Au nom du conformisme qui veut que tout soit ouvert, transparent, on ouvre la porte à un mode d'action qui, par la force des choses, ne peut pas être assumée en totalité par l'Église elle-même (pensons par exemple au secret de la confession).

« Abuser ceux qui sont faibles, et parmi ceux-ci, nous plaçons les mineurs, est un péché grave devant Dieu et est, depuis toujours, contraire à l'éthos de chaque bon prêtre. Toutefois, je tiens à souligner que, dans beaucoup de ces cas douloureux, dont la présence malheureusement traverse transversalement l'ensemble de la société et pas seulement l'Église, on est en présence de personnes psychologiquement blessées par la maladie, et qui à leur tour blessent les autres: dans ce sens, il n'est pas juste de frapper seulement l'Église, et l'Église entière. Entre autre en Allemagne cette année, quelques vingt mille accusations d'abus d'enfants ont été soulevés, mais aucun prêtre ne semble jusqu'à présent avoir été impliqué. Désormais, la ligne de l'Église est claire sur ce point. Tant le Saint-Siège que les diocèses veillent, et se sont engagés à éliminer ce phénomène.
Il est donc très injuste et partial d'accuser tous les prêtres comme si le sacerdoce favorisait une inclination aux abus. De manière significative, les personnes impliquées dans l'abus, par rapport à l'ensemble des prêtres, représentent un faible pourcentage. C'est pourquoi cette campagne de presse qui a été menée contre l'Église et le sacerdoce catholique est une grande injustice. Une injustice contre des milliers de pasteurs qui travaillent et qui se dépensent chaque jour, gratuitement et avec toute leur être, pour éduquer les jeunes et les accompagner jusqu'à la maturité».

- Excellence, pourquoi êtes-vous devenu prêtre?

« Ma maman raconte toujours que quand j'avais quatre ans, l'évêque de Mayence est venu dans notre paroisse et j'ai été tellement impressionné par sa personne que j'ai dit: «Je veux être évêque». Et c'est ce qui s'est passé ... Plaisanterie mise à part, en réalité, la vocation vient de Dieu, ce n'est pas nous qui nous la donnons. En ce sens, c'est un don. Un don avant tout à découvrir, accepter, faire croître, conserver, et c'est là que réside notre rôle. C'est un don de vie nouvelle qui commence dans le baptême et ne s'arrête pas à sa forme extérieure. Un don qui nous interpelle à travers des circonstances concrètes, même apparemment anodines et drôle, comme celle que j'ai racontée ici, d'un enfant ou d'un jeune qui est impressionné et fasciné par une figure sacerdotale. Et pour moi, cela s'est passé ainsi, parce que j'ai rencontré tellement de bons prêtres dans ma jeunesse, que je me suis senti interpellé par ce chemin passionnant auquel le Seigneur m'a appelé».


- Joseph Ratzinger quand il était préfet de l'ex Saint-Office, a été appelé Panzerkardinal. Il était considéré comme un chien de garde de la foi, d'une certaine manière comme une personnalité intransigeante. Était-ce vraiment le cas? Et vous, vous sentez-vous aussi comme cela?

« Ceux qui connaissent Joseph Ratzinger - et aujourd'hui, à travers le pape Benoît XVI, nous sommes nombreux à le connaître - font immédiatement l'expérience de sa douceur, son humilité, sa gentillesse et son affabilité. Dans le même temps, ses yeux et ses paroles révèlent une intelligence vive et aiguë et ses écrits montrent sa puissante culture. Il est fascinant de parler et de travailler avec cet homme que Dieu a appelé à diriger son Eglise aujourd'hui. En ce sens, tout en étant doux, il exprime également une force. Sa pensée, qui naît d'une raison humble et audacieuse, s'impose par la force de sa profondeur et de sa subtilité, par sa capacité à voir loin et sa façon de regarder la réalité dans un horizon ample. Ce n'est pas un hasard s'il a choisi comme devise de sa mission, l'expression: cooperatores veritatis, "coopérateur de la vérité". Il se conçoit au service de la vérité. Joseph Ratzinger est un homme doux qui s'exprime avec des idées fortes. Il y a une force humble qui se dégage de sa personne et de ses paroles pour nous. C'est la force de la vérité , qui n'a pas besoin de crier pour s'affirmer, parce qu'elle s'impose d'elle-même. Je prie chaque jour pour que ce soit aussi ma force».