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En parlant avec le pape (2)

L'intellectuel espagnol Pio Moa est l'un des rédacteurs du livre collectif "Hablando con el Papa". Dans sa contribution, partant d'un paragraphe de l'encyclique "Spe Salvi", il commente l'idée de justice en relation avec la foi dans la vie éternelle. Traduction de Carlota (7/5/2013)

>>>
En parlant avec le Pape

Et aussi:
>>> La paternité de Dieu

Rappel

Nous avons déjà croisé Pio Moa, à plusieurs reprises, dans ces pages (ici)

Venu de l’extrême-gauche, comme beaucoup d’intellectuels qui ont viré depuis (on pense à Giuliano Ferrara, à Alain Besançon…), historien autodidacte, il suscite une violente controverse pour ses travaux sur la guerre d'Espagne... (à lire ici: benoit-et-moi.fr/2012-I)

Pío Moa fait aussi partie des 50 rédacteurs de l’ouvrage. Il est sans doute encore à considérer comme un agnostique. Mais sa contribution n’en a que plus de poids car lui aussi est un ancien militant activiste de l’extrême gauche espagnole sous le franquisme. Il a, depuis, fait un travail d’historien par rapport à la Seconde République Espagnole, la Guerre Civile et l’État espagnol sous Franco, en refusant de se plier au politiquement correct. Il vient de mettre en ligne sur son blogue (www.intereconomia.com) ce qu’il appelle sa « petite contribution » à « Hablando con el Papa », une « petite contribution » qui peut avoir quelques résonnances dans notre France de ce mois de mai 2013, et qui met encore plus en relief le message de Benoît XVI.

(Carlota, 5 mai 2013)

     

Benoît XVI a écrit

« Je suis convaincu que la question de la justice est l’argument essentiel ou, en tout cas, l’argument le plus fort en faveur de la foi en la vie éternelle. Le besoin simplement individuel d’une pleine satisfaction que l’on nous refuse dans cette vie, de l’immortalité de l’amour que nous attendons, est certainement un motif important pour croire que l’homme est fait pour l’éternité ; mais seulement en relation avec la reconnaissance de ce que l’injustice de l’histoire ne peut être le dernier mot dans l’absolu, arrive à être pleinement convaincant le besoin du retour du Christ et de la vie nouvelle » Benoît XVI, Spe salvi, 43. (*)

Pío Moa commente cette idée de justice par rapport à la foi dans la vie éternelle

* * *

Un argument traditionnel contre la croyance en Dieu, par conséquent en la vie éternelle selon la doctrine chrétienne, est l’existence du mal, dont l’un des traits principaux se manifeste dans l’injustice : comment un Dieu tout puissant, omniscient et plein de bonté pourrait-il l’avoir permis ? S’il le permet il n’est pas bon, et si cela arrive sans son consentement, il n’est pas tout puissant ou il n’est pas omniscient. Mais la conviction de ce que le monde ou l’histoire sont injustes, partiellement ou essentiellement, peut s’interpréter dans un sens opposé, comme le fait Benoît XVI : l’injustice exige une pleine compensation, en étant impossible dans ce monde, elle s’en remet nécessairement à un autre monde.

Néanmoins, l’on peut faire quelques objections à la thèse de Benoît XVI depuis une position sceptique ou de doute. Il existe certainement dans l’être humain une profonde aspiration de justice et d’amour, et cette aspiration ne peut être arbitraire. De fait c’est l’un des sentiments qui ont fait se mouvoir l’histoire. Malgré cela, il pourrait s’agir d’un désir illusoire comme tant d’autres, dans le sens qu’aucune forme ne pourrait s’obtenir complètement, là ou dans une autre vie.

En général, il convient de définir l’injustice comme un mal non mérité, infligé à l’innocence, car les maux que nous considérons comme mérités ou inévitables, nous les acceptons sans une peine morale excessive, et au contraire le mal que nous pensons immérité nous soulève. L’injustice serait une forme du mal, voire même la plus précise.

La justice se comprend habituellement comme « donner à chacun ce qui lui revient ». Cela paraît clair mais c’est en fait très compliqué. Cela suppose que quelqu’un a la capacité de donner et la possibilité de discerner objectivement ce que chacun mérite. Il s’agit d’un problème politico-moral : celui du pouvoir. Les sociétés humaines sont par nature conflictuelles, car en elles affluent et se heurtent beaucoup d’idées, de sentiments, de caractères, de tendances et d’intérêts divers ou opposés, cela étant dû à la profonde individualisation de l’espèce. Pour contrôler le conflit et éviter la désintégration sociale surgit d’une façon spontanée le pouvoir, l’autorité conférée à quelqu’un pour « donner » avec justice. Il est difficile d’imaginer une société humaine sans un pouvoir capable de s’imposer sur les appétences opposées des particuliers et des groupes, et de les harmoniser en une certaine mesure. Une société ne pourrait fonctionner sans un pouvoir que si elle perdait l’individualité et se gouvernait par l’instinct, à la façon des fourmis ou des abeilles. Quelque chose d’impossible depuis que l’homme a mordu le fruit de l’arbre du bien et du mal, mais ce à quoi aspirent tous les utopismes. Le besoin du pouvoir ne signifie pas que celui-ci ne puisse pas être jugé comme injuste et tyrannique, bien que son objectif soit la justice.

Le mérite de chacun est aussi une question très difficile. L’idée de justice a un lien avec nos désirs, et ceux-ci sont souvent non concrets, nébuleux ou contradictoires, ou ils entrent en collision avec ceux d’autres personnes ou groupes. En même temps, les désirs ont l’habitude d’être impétueux, et presque tout le monde pense, avec raison ou sans raison, mériter plus que ce qu’il reçoit ; et chacun tend par conséquent à se croire victime d’injustice. Le déséquilibre, réel ou imaginaire, entre ce qui est mérité et ce qui est reçu, génère du mécontentement. Pour tout cela, la justice humaine n’atteint presque jamais un degré très élevé, et si elle l’atteint ce n’est que temporairement, comme le prouve une longue expérience. L’histoire des peuples montre une succession de conflits, de révoltes et d’homicides motivés par l’injustice ou qui sont injustes par eux-mêmes. D’autres problèmes en relation avec la justice concernent la liberté et la responsabilité.

En parlant de justice nous faisons communément référence à celle que les hommes pratiquent entre eux, et nous avons tendance à la séparer, au moins jusqu’à un certain point, de la volonté divine. Mais il existe aussi les maux de la nature (désastres, maladies, accidents…en plus de la mort), et parce qu’ils affectent d’une façon non discriminatoire les innocents comme les coupables, nous pourrions les considérer comme une injustice, dans ce cas imputable directement à Dieu. Et les maux infligés par les êtres humains entre eux peuvent être aussi considérés comme, plus indirectement, causés par Dieu qui a créé l’homme ainsi, enclin au mal et à l’injustice.
De là il conviendrait de douter de nouveau de la justice, de la bonté et de la réalité même de Dieu. Il semble, y avoir donc, de sérieux problèmes pour ce qui est de la croyance religieuse.

En changeant un peu la façon d’envisager le problème, est-ce que c’est le monde, la vie, l’histoire qui se caractérisent par l’injustice ? La société humaine, selon le protestantisme, devrait être radicalement injuste, en étant une œuvre d’êtres radicalement tombés de par le péché originel et dont les œuvres manquent de valeur. Il n’y a qu’une grâce arbitraire de Dieu, d’une décision et portée que notre intelligence ne peut discerner avec clarté, qui corrigera en partie une si triste condition (ndt la vision de la « grâce » des multiples protestantismes est plus complexe, mais c’est, sans doute, l’une des approches). Le catholicisme plus prometteur valorise les œuvres humaines, et par conséquent considère l’injustice comme un fait partiel, non radical.

Mais il faut imaginer un point de vue plus large: la justice comme fondement de l’existence. Dans les sociétés complexes, la justice est liée à la loi, qui fonde l’existence même de la société. L’idée s’avère en partie applicable à la nature en général, à laquelle nous avons étendu par analogie le concept de « loi » : nous appelons « lois » ces régularités comme celles par lesquelles se comporte le monde physique, et sans lesquelles il se transformerait en un chaos inimaginable, il ne pourrait simplement pas exister, tout au moins selon nos capacités psychiques et rationnelles. Même si nous n’appelons pas « justice » la gravité, - nous l’appelons loi, qui, en s’accomplissant en pleine régularité à l’inverse des lois humaines, ne s’accompagne pas d’ « injustice ». Nous devons conclure de cette conception qu’une société radicalement injuste ne pourrait exister, ou tout au moins se maintenir. L’existence des sociétés humaines répond à une justice, de celle que des lois distinctes et même contradictoires, comme les injustices, ne seraient que des manifestations partielles, pouvant être incluses dans une justice plus générale.

De cette façon, ce qui se présente comme une injustice à notre sentiment et capacité de raisonnement, pourrait ne pas l’être dans un sens plus large. Je pense que cela vient à être la leçon que Dieu donne à Job : « ton sens de la justice, ta capacité rationnelle, ne peuvent atteindre que des jugements limités ». Bien que, comme dit l’expérience, non rigidement limités mais extensibles ou perfectibles. Ou en d’autres termes : la justice immanente qui soutient le monde n’est que partiellement accessible à notre raison. Conclusion pénible mais difficile à éluder pour l’être humain, débordé par le monde et par le mystère de sa propre existence.

La capacité de décider sur ce qui est juste et ce qui est injuste dépend en grande partie de la puissance de notre raison. En ce sens les trois derniers siècles de l’histoire européenne, depuis les Lumières, ont été marqués par une exaltation rationaliste : à la raison, l’on attribue, au moins dans une perspective historique de progrès, une capacité pratiquement divine pour satisfaire entièrement les exigences morales et matérielles de l’être humain. Cependant cette expérience historique a prouvé que la raison ainsi conçue, méconnaissant ses limites, se disperse dans des idéologiques diverses et opposées, très loin d’offrir la solution attendue claire et univoque des grands problèmes. Les idéologies en compétition ont l’habitude de se traiter entre elles d’irrationnelles ou d’irrationalistes, mais tant le marxisme que le fascisme, le national-socialisme, l’anarchisme, quelques courants libéraux, etc. ont leur nid dans le rationalisme des Lumières, et le développement même de sa rationalité.

Ainsi l’histoire montrerait que la raison, en s’exaltant et devenant absolue, se perd dans des labyrinthes. Il ne semble pas absurde de penser que des faits comme les guerres mondiales résulteraient de l’abus de raison et démontreraient l’ineptie, au moins relative, de celle-ci pour expliquer le monde et satisfaire les aspirations humaines les plus profondes. Nous sentons que de telles guerres ou beaucoup d’autres événements sont injustes en eux-mêmes, parce qu’ils ont causé d’énormes souffrances à des innocents ; mais ils entrainent peut-être une justice, un mérite social : ils résultent d’une option rationaliste prise par des êtres humains, et cela résonne étrangement d’en rendre coupable Dieu. Les maux ne cessent pas d’exister parce nous nierons Dieu et mettrons à sa place l’Homme avec sa Raison supposée toute puissante. D’une certaine façon, en chargeant toute la responsabilité sur l’homme lui-même, l’athéisme fonde un désespoir radical : l’existence du mal, due exclusivement à l’homme, et sans une acceptation du mystère ou une référence supérieure, contamine toute la vie humaine en rendant incertain le sens du bien, en l’imaginant dans un « progrès » nébuleux qui laisse le présent dans la misère. L’athéisme a aussi, par conséquent, ses problèmes : ou il mène à la conclusion de la misère et de l’injustice radicales de l’être humain, ou il a besoin d’imaginer un homme idéal, mais éloigné de la réalité présente, au nom duquel il serait licite d’écraser ou de manipuler les hommes de chair et de sang, si réticents à cet idéal et si tournés vers la méchanceté.

D’autre part, considérer la société radicalement injuste a des conséquences destructrices car cela rend inutile la morale, surtout si l’on croit qu’il n’y a pas de Dieu. La vie perdrait tout sens ou signification possible.

Finalement, en niant radicalement la justice du monde, ou bien nous attribuons l’injustice à Dieu, en nous situation d’une façon illusoire au-dessus de lui et en le jugeant, ou bien nous nions qu’il puisse y avoir un Dieu. C’est d’abord grotesque tant du point de vue religieux que rationnel, et ensuite cela occasionne la nécessité de remplacer Dieu par la raison, ce que n’a pas donné de bons résultats dans l’histoire, ou bien de supposer la vie comme privée de tout sens, une prétention insupportable pour la psyché si on la soutient comme quelque chose de plus qu’une attitude.

Ainsi la position athée paraît fondamentalement destructrice, tandis que l’option par la foi produit une sorte de repos de la psyché, et de même, bien que d’une manière différente, l’option par l’agnosticisme. Mais l’inquiétude fondamentale de l’homme par rapport au sens du monde et de la vie demeure vivante dans tous les cas.

La conclusion semble s’imposer de ce que, si la foi rencontre de sérieuses objections dans la raison, les tentatives absolutistes de substituer à la foi la raison heurtent avec des difficultés encore plus grandes.

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(*) Encyclique Spe salvi 2007 - version française sur le site du Vatican: http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/encyclicals/documents/hf_ben-xvi_enc_20071130_spe-salvi_fr.html