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John Allen: perspectives brésiliennes

A la veille des JMJ de Rio de Janeiro, les enjeux du voyage, les défis de l'Eglise et les "pièges" (très relatifs) qui guettent François. (22/7/2013)

Il pourra être intéressant de comparer avec deux articles semblables qu'il avait écrit juste avant le voyage de Benoît XVI au Brésil, du 9 au 14 mai 2007.
¤ LES ENJEUX DU VOYAGE AU BRÉSIL
¤ COUP D'OEIL PROSPECTIF SUR LE VOYAGE AU BRÉSIL

>>> Voir aussi la deuxième parie du même billet: Affaire Ricca: l'analyse de John Allen

Un Pape au zénith, malgré tout
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Soyons clairs: le premier voyage intercontinental de François du 22 au 29 Juillet au Brésil pour les Journées Mondiales de la Jeunesse sera presque certainement perçu comme un succès retentissant. Il va probablement attirer de grandes foules enthousiastes, son style chaleureux, «en roue libre» devrait fonctionner aussi bien sur les routes qu'à Rome, et sa préoccupation palpable pour les pauvres devrait toucher des cordes profondes dans une société où la justice sociale est une idée fixe.
Par ailleurs, au milieu d'un été de mécontentement, les Brésiliens semblent avoir envie d'une histoire positive à raconter sur eux-mêmes. Au moment du mot de fin, le titre dominant sera probablement quelque chose comme: «François apporte la paix et gagne les cœurs».
Cela dit, chaque voyage du pape est un voyage dans l'inconnu, et François fait face à des risques réels sur cette sortie, quelques-uns immédiats et à court terme, d'autres à plus long terme et plus difficiles à évaluer au milieu l'euphorie.
En termes de sécurité et de contrôle de la foule, les fonctionnaires au Brésil ont annoncé qu'ils répartissaient les événements sur l'itinéraire du pape en trois catégories, "verts", "oranges" ou "rouges", correspondant au niveau de menace qu'ils attribuent à chacun.
Voici donc plusieurs points d'interrogation que François pourra affronter au Brésil dans l'ordre croissant du niveau de gravité.
Au-delà de l'imagerie et des belles histoires, la façon dont le nouveau pontife naviguera parmi ces risques sera le chemin vers l'élaboration de la réussite de fond ou de l'échec de sa tournée.

1. Risques «verts»: retour de flamme et protestation
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Les rues du Brésil ont récemment été agitées, et une des causes principales est la perception que le gouvernement dépense des masses d'argent pour des événements sensationnels tels que la Coupe du Monde et les Jeux Olympiques tandis que les services publics tels que l'éducation, la santé et le transport languissent.
En théorie, les Brésiliens pourraient voir les Journées mondiales de la jeunesse comme un autre cas de ce type et reporter leurs frustrations sur le pape. Il y a au moins trois raisons impérieuses, cependant, pour lesquelles cela semble assez peu probable.
Tout d'abord, il y a une dynamique de base autour de pratiquement chaque voyage papal, peu importe qui est le pontife. Les nuages d'orage potentiels, comme le ressentiment par rapport au coût et la réaction mitigée du public au message du pape, dominent la couverture dans la période qui a précédé (ndt: cela était vrai du temps de Benoît XVI, cette fois-ci, objectivement, on n'a pas constaté grand-chose). Une fois qu'il a atterri, les choses se passent mieux que prévu, et à la fin, le voyage est couronné de succès - en partie, bien sûr, parce que celui-ci est mesuré par rapport aux attentes de catastrophe que les médias ont contribué à créer.
Jusqu'à présent, il n'y a aucune raison de penser les choses ne vont pas se passer de cette façon, cette fois encore.
Deuxièmement, François arrive avec de hauts niveaux de popularité, ainsi que la perception que son cœur est au bon endroit vis-à-vis des préoccupations qui ont poussé les manifestants dans les rues brésiliennes. Il bénéficie également du "buzz" d'être premier pape latino-américain de l'histoire faisant son retour triomphal.
À certains égards, François a déjà atteint le genre de statut moral emblématique qui entoure quelqu'un comme Nelson Mandela, et parmi les mouvements de tout acabit consacrés à la poursuite de la justice, rares sont ceux qui voudraient ne pas être de son côté.
Au contraire, les opposants, dans les tensions internes du Brésil semblent être en concurrence les uns avec les autres pour voir qui peut lui montrer le plus de déférence et de respect.
Le maire de Rio de Janeiro, Eduardo Paes, a récemment demandé aux manifestants de ne pas reporter leurs griefs contre le pape parce qu'il n'est pas à blâmer pour «les péchés des hommes politiques brésiliens». En fait, dit Paes, peut-être que François leur pardonnera s'ils font une bonne confession. Les dirigeants des soulèvements, pour leur part, ont déclaré aux journalistes qu'ils n'ont pas l'intention de gêner François parce que leurs ressentiments ne sont pas dirigées vers lui (ndt: on se rappellera qu'il en était allé tout autrement avec les "indignados" à Madrid lors des précédentes JMJ).
Les militants qui ont propulsé les gens dans les rues en Juin ont annoncé qu'ils vont organiser des manifestations les 26 et 27 Juillet à Rio sous la banderole «Pape, regarde comment on nous traite!». L'hypothèse est que François est une telle balise morale que la diffusion des échecs de la classe politique du pays devant ses yeux pourrait leur faire honte et les pousser à la réforme.
C'est peut-être de mauvais augure pour les politicards, mais cela ne semble pas augurer un retour de flamme anti-papal massif.
Troisièmement, il n'y a pas de comparaison en termes de montant d'argent public investi dans des événements tels que la Coupe du Monde et les Jeux Olympiques et la semaine de déroulement d'une JMJ.
Selon certaines sources, le gouvernement brésilien va dépenser 13 milliards de dollars dans la Coupe du Monde, dont une grande partie servira à installer des tribunes de luxe dans les stades de football. En revanche, les différents niveaux de gouvernement contribueront pour seulement 60 millions de dollars de subventions pour les JMJ, en matière de sécurité et de transport. Une fois que les Brésiliens se seront rendu compte de la disparité, ils seront probablement beaucoup moins susceptibles de regrouper le voyage du pape avec les autres objets de leur ressentiment.

2. Risques «orange»: sécurité et manipulation
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Quand un leader mondial de premier plan apparaît en public, y compris le pape, il y a toujours un risque d'explosion de violence. Bien qu'il n'y ait aucune raison de penser qu'il est plus probable au Brésil qu'ailleurs, il n'y a également aucune raison de penser qu'il est moins probable.
Si quelque chose arrive, cependant, ce ne sera pas parce que la couverture de sécurité brésilienne n'était pas suffisamment épaisse.
Le ministère de la Défense a annoncé porter le nombre de militaires en service à 10266, à partir d'un effectif initial de 8500. Pendant ce temps, les responsables de Rio de Janeiro ont promis de mettre en scène «la plus grande opération policière de l'histoire de la ville», attribuant 12000 officiers réguliers et 1700 membres d'une unité d'élite de sécurité pour la protection du pape.
Au total, cela représente 24.000 soldats, policiers et experts en sécurité. Les responsables du Vatican ont exprimé leur «confiance totale» dans les préparatifs de sécurité, et ce déploiement massif en est probablement l'une des raisons.
Un autre risque, pour lequel il plus difficile de mettre les gens en place pour le prévenir, c'est que les paroles et les actes de François pourraient être exploités par différents acteurs - responsables politiques, militants, et médias - pour renforcer d'un côté ou de l'autre les luttes internes du pays.
À l'heure actuelle, une grande partie du scénario politique au Brésil se focalise sur l'avenir de la première femme présidente du pays, Dilma Rousseff. Il n'y a pas si longtemps, sa réélection en Octobre 2014 semblait une fatalité, mais à présent, certains pensent qu'elle a été suffisamment affaiblie pour que les choses deviennent plus ouvertes, non seulement pour un challenger de l'opposition de centre-droit, mais peut-être même de l'intérieur de son propre «Parti des travailleurs» de centre-gauche (ndt: hum!!). Un sondage publié mardi a conclu que la cote de popularité de Dilma Rousseff était à 49 pour cent, contre 73 pour cent en Juin, avant le début des manifestations.
En conséquence, les Brésiliens surveilleront de près ce qui se passera lors de la visite de François pour voir si elle semble faire pencher la balance en faveur de quelqu'un.

J'ai demandé à un journaliste brésilien chevronné quelle sera la réaction si, par exemple, François dit quelque chose de générique sur la pauvreté au cours de sa première rencontre avec Rousseff lundi après-midi. Sans hésiter, voici ce qu'il m'a dit:
• Médias brésiliens: «Le Pape pousse Rousseff à faire plus pour les pauvres»
• Les manifestants: «Le Pape nous soutient!»
• L'opposition politique: «Le Pape soutient la nécessité d'un changement».
• La faction Rousseff: «Le Pape approuve notre programme»

En fin de compte, la seule façon pour François de court-circuiter ce genre d'interprétation sera d'éviter des gestes ou un langage partisans. À la fin du voyage, cependant, il y a toujours un risque qu'il puisse apparaître comme un cadeau politique pour quelqu'un - avec la possibilité de contrarier les perdants perçus, suscitant leur amertume.

3. Risques «Rouges»: Mission et œcuménisme
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Le risque le plus sérieux auquel François devra faire face, c'est probablement que son voyage sera un triomphe à court terme, mais sans les conséquences à long terme qu'il souhaiterait lui donner.
Le Brésil est un bon baromètre pour les tendances plus larges qui touchent l'Eglise à travers le continent. Pour avoir une idée de ce qu'elles sont, voici le titre d'une nouvelle étude du Brésil publié par le Pew Forum jeudi: «Evolution du paysage religieux au Brésil: catholiques romains en déclin, protestants à la hausse».
Comme le souligne l'étude, le Brésil est le plus grand pays catholique du monde, avec une population catholique estimée à 123 millions. Le catholicisme a été la tradition religieuse dominante du pays, et pendant longtemps la seule, depuis l'époque de la colonisation portugaise au 16ème siècle.
Pourtant, la part de la population catholique a chuté de façon spectaculaire au cours des dernières décennies, et au cours des 10 dernières années, le nombre total de catholiques a dégringolé. Il y a un quart de siècle, plus de 90 pour cent du Brésil était catholique; il y a une dizaine d'années, ils étaient de 74 pour cent, et aujourd'hui, ils sont 65 pour cent.
Il n'y a pas besoin d'un grand effort d'imagination pour envisager une situation dans laquelle les catholiques au Brésil représentent une minorité statistique.
Les grands gagnants de cette transition ont été les protestants, principalement les évangéliques et les pentecôtistes, qui sont maintenant 42 millions, ou 22 pour cent de la population. Gagnants également, les Brésiliens sans appartenance religieuse qu'en Occident, nous appellerions probablement «laïc(iste)s». Ils sont maintenant 15 millions, soit plus de 8 pour cent du total national.
L'étude Pew constate que l'immigration et la démographie n'ont pas d'impact sur la croissance du pentecôtisme au Brésil, entre autres parce que moins de 1 pour cent de la population est né à l'étranger. Le principal facteur, selon l'étude, est la «commutation religieuse» - et même s'ils sont trop poli pour le dire à haute voix, ce qu'ils veulent dire, c'est la défections au sein de l'église catholique.
Peut-être plus significatif pour l'avenir, les données de Pew suggèrent que le catholicisme vit un moment particulièrement difficile chez les jeunes et chez les citadins - en d'autres termes, précisément chez les cohortes démographiques destinées à donner le ton au Brésil. Selon l'étude Pew, 46 pour cent seulement de la population de Rio de Janeiro, la ville où François se rendra la semaine prochaine, s'identifient effectivement comme catholiques.

Ces tendances posent deux défis évidents.
Il y a d'abord la situation œcuménique. Le Brésil est en train de passer d'une société religieusement homogène à un mélange éclectique de différentes affiliations, ce qui signifie que les dirigeants catholiques ont du rattrapage à faire en termes de dialogue et de sensibilisation. Les relations entre les évangéliques, les pentecôtistes et les catholiques au Brésil sont une mixture, certains s'entendent très bien et perçoivent une cause commune dans ce qui concerne la croissance du laïcisme, tandis que d'autres sont coincés dans des rivalités confessionnelles.

Dans le milieu des années 1990, par exemple, l'évêque Sergio von Helde de l'Eglise universelle du Royaume de Dieu au Brésil, l'une des plus grandes dénominations pentecôtistes en Amérique latine, est allé à la télévision pour la fête de Notre-Dame d'Aparecida, patronne nationale du Brésil , et a donné un coup de pied dans une icône de la Vierge, en déclarant: «Ce n'est pas un sainte!». Il s'ensuivit un tumulte où les catholiques outragés ont attaqué des églises pentecôtistes et von Helde a été reconnu coupable de manque de respect public pour un symbole religieux et condamné à deux ans de prison.
Pour illustrer le fait que ces tensions ne sont pas entièrement dissipées, considérons qu'il y a trois grands réseaux de télévision brésiliens qui ont des correspondants à bord de l'avion papal pour le voyage de François. Pourtant, le deuxième plus grand réseau du pays, Record, détenu par un milliardaire évangélique / pentecôtiste nommé Edir Macedo Bezerra, n'est pas représenté.
Dans le programme officiel de la visite papale, il n'y a pas de rencontre prévue entre François et les dirigeants d'autres confessions chrétiennes, bien que Benoît XVI ait tenu une telle session œcuménique lors de sa visite en 2007. Etant donnée cette omission, il n'est pas certain que le voyage engendrera un nouvel élan œcuménique.
Sur le front missionnaire, à la fois au cours de ses 15 ans comme archevêque de Buenos Aires, en Argentine, et depuis qu'il est devenu pape, François a maintes fois énoncé sa vision d'une Église plus évangélique - une église qui, pour utiliser le langage du pape, «sort de la sacristie et va dans les rues».
C'était le cœur de la vision du catholicisme en Amérique latine exprimée dans le document de 2007, adoptée par l'assemblée des évêques du continent à Aparecida, au Brésil, le célèbre sanctuaire marial où François se rendra le 24 Juillet.
S'il y a un endroit sur la carte catholique où une version plus missionnaire du catholicisme est à l'ordre du jour, c'est sans doute le Brésil. C'est là que réside le véritable enjeu du voyage: François pourra-t-il traduire sa popularité personnelle en un élan durable d'énergie missionnaire?
Si oui, des historiens raisonnables, et pas seulement des journalistes et des experts excitables, diront peut-être que son premier retour dans un pays d'Amérique latine est un succès. Si non, alors le voyage peut finir par paraître un exercice «pour se sentir bien», avec des résultats mitigés.