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Irrationalité totalitaire

Quatrième article de la série de Benjamin Wiker consacré à Benoît XVI après la renonciation: une raison mutilée qui devient intolérante (27/6/2013)

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Irrationalité totalitaire

Benjamin Wiker

12 Mars 2013
Original en anglais: www.ncregister.com/blog/benjamin-wiker
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Dans le précédent billet, nous avons exploré l'explication que donne le pape Benoît des racines du relativisme - racines qui se sont finalement épanouies dans le laïcisme (ndt: ou sécularisme) à grande échelle de l'Occident.
Encore une fois, Benoît voit le problème dans la raison elle-même, ou dans ce qui a été fait à la raison.
En résumé, alors que les laïcistes revendiquent la victoire de la raison, ils mettent en fait en avant une forme limitée de la raison - si limitée qu'elle mutile à la fois notre raison et notre humanité. La raison, affirment les laïcistes, doit être limitée uniquement à ce qui est matériel et mesurable. La mutilation se produit parce qu'alors le laïcisme suppose que ce qui n'est pas matériel, ni mesurable, n'est pas réel, ou, au mieux, une simple fantaisie subjective.
Le laïcisme rejoint ainsi le matérialisme. Le matérialisme non seulement nie l'existence de Dieu et de l'âme humaine mais il réduit aussi les êtres humains à de simples animaux physiques, des animaux à la recherche du plaisir, évitant la douleur, dont la raison est uniquement un instrument de leurs passions. Ainsi, la rationalité laïciste conduit finalement à embrasser l'irrationalité. Les ambitions grisantes des Lumières du 18e siècle se terminent dans l'exaltation de l'irrationalité et dans la volonté de puissance chez Nietzsche, à la fin du 19ème siècle - une «fin» que l'Occident laïc n'a pas vraiment été en mesure de dépasser.

Ce n'est donc pas un accident de l'histoire si la fin du 19ème siècle marqua ce qui allait être appelé «le déclin de l'Occident» (un thème, note Benoît dans son ouvrage Without Roots [1], exploré par Oswald Spengler), et si le 20e siècle a été marqué par les plus grands et les plus destructeurs des régimes totalitaires de l'histoire humaine. L'irrationalité en philosophie a conduit à l'irrationnalité en politique.

«Le modèle totalitaire ... a été associé à une philosophie de l'histoire strictement matérialiste, et athée», explique Benoît dans Without Roots , «il a vu l'histoire de façon déterministe, comme un chemin de progrès qui passe d'abord par une phase religieuse, et ensuite par une phase libérale, pour arriver à une société ultime, absolue, dans laquelle la religion est dépassée comme une relique du passé et le bonheur collectif est garanti par le mécanisme des conditions matérielles».

Mais c'est précisément en embrassant le matérialisme comme rationnel et donc comme scientifique, que le totalitarisme a écarté toutes les restrictions morales comme naïves et historiquement dépassées, reliques de notre phase religieuse infantile.

Ce «scientifique» qui écarte peut être direct et brutal.

«Cette façade scientifique cache une intolérance dogmatique», note Benoît, «qui considère l'esprit comme produit par la matière, et la morale comme produite par les circonstances». En d'autres termes - et assez ironiquement - être scientifique signifie embrasser la notion selon laquelle il n'y a pas de vérité, que nos idées sont simplement des reflets de causes et de circonstances matérielles. Et cela signifie rejeter la notion selon laquelle il y a une vérité morale. La morale, elle aussi, est purement relative, un artefact (ndt: dans le sens de phénomène créé de toutes pièces) de circonstances.

Ce point de vue «scientifique» ne tolérera personne qui croit que les êtres humains ont une âme capable de connaître la vérité. Il ne tolérera donc pas quelqu'un qui croit que nous pouvons connaître et suivre la vérité morale. Mais comme ce sont précisément les revendications que le christianisme fait avec la plus grande vigueur, la vision "scientifique" laïciste est dogmatiquement intolérante envers le christianisme en particulier.

En déclarant que la vérité, spécialement la vérité morale, est relative, le point de vue scientifique laïc exige que nous abandonnions la formation morale historique qui nous a été donnée par le christianisme, et la remplacions par une vision purement utilitariste. Comme Benoît l'a clairement expliqué dans "Without roots": «Selon ses diktats, la morale doit être définie et mise en pratique sur la base des besoins de la société, et est réputé moral tout ce qui qui contribue à ouvrir la voie à l'état final de bonheur»
Le totalitarisme en est le résultat, car aucune vérité, aucune morale, aucun «Tu ne feras point» ne fait obstacle à ce que les puissants (ceux qui détiennent le pouvoir) pourraient trouver utile. «Selon les circonstances, tout peut devenir légitime et même nécessaire, tout peut devenir moral dans le nouveau sens du terme», explique Benoît. «L'humanité elle-même peut être traitée comme un instrument, puisque l'individu n'a pas d'importance, seulement l'avenir, la divinité cruelle décidant pour tous et chacun».

La divinité cruelle du «progrès», comme nous l'avons découvert au 20ème siècle, est un Saturne dévorant ses enfants par dizaines de millions. Tel est le prix de la revendication laïciste que nous vivions dans un monde sans Dieu, sans âme, sans vérité et sans un ordre moral inscrit dans notre nature. Comme la diffusion de l'avortement, de l'infanticide et de l'euthanasie dans les démocraties libérales du 21ème siècle l'atteste, le Saturne laïciste est toujours à pied d'œuvre.

Les chrétiens se retrouvent dans la position assez intéressante de devoir évangéliser la raison, de venir en aide à la vérité. La raison sécularisée ne peut pas nous sortir de nos difficultés. Comme Benoît le dit, un peu par euphémisme, dans Christianity and the Crisis of Cultures [2] «une raison qui a son origine dans l'irrationnel et est elle-même en fin de compte irrationnelle n'offre pas de solution à notre problème».

Contrairement aux "piques" des Lumières contre la foi, le christianisme ne rejette pas la raison. En raison de sa doctrine du Christ comme logos, et des êtres humains créés à l'image de Dieu, il embrasse et transforme la raison par la foi. C'est pourquoi, argumente Benoît, dans "Vérité et tolérance", le christianisme dans ses premiers siècles a pris ce qu'il y avait de mieux dans la philosophie grecque et l'a transformé, et a laissé derrière le scepticisme grec, le matérialisme, l'hédonisme et le relativisme.

Quelle ironie qu'une fois de plus, le christianisme doive venir à la rescousse de la raison, au début du troisième millénaire. Mais c'est l'une des grandes tâches de la nouvelle évangélisation.
«La personne de foi ... doit travailler en faveur de la raison et de ce qui est rationnel: cela, face à la raison en sommeil ou malade [qui règne aujourd'hui], est un devoir qu'il doit accomplir envers toute la communauté humaine» (Without roots)

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Note

[1] "Sans racines", le livre co-écrit en 2004 ave le sénateur Marcello Pera (it.wikipedia.org/wiki/Senza_radici ): je ne sais pas si (et le cas échéant où) le livre a été traduit en français.

[2] "Le christianisme et la crise des cultures", également co-écrit avec Marcello Pera (ici). Même remarque...

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En 2008, Benoît XVI acceptait de préfacer un livre du sénateur Pera: «Il cristianesimo, chance dell’Europa».
Dossier ici: benoit-et-moi.fr/2008