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Questions économiques dans Evangelii Gaudium

Les commentaires de Francesco Colafemmina (4/12/2013)

Voir aussi

     

Le chapitre II de EG (pages 45 et suivantes) traite plus spécialement des problèmes économiques.
La première section s'intitule "Quelques défis du monde actuel" (§52 à §59)
Les sous-titres sont éloquents: "Non à une économie de l'exclusion", "Non à la nouvelle idolâtrie de l’argent", "Non à l’argent qui gouverne au lieu de servir", Non à la disparité sociale qui engendre la violence".
Une dialectique paupériste qui est celle du Pape François, qui est peut-être typiquement latino-américaine, mais qui ne me « parle » pas tellement, et que ne renieraient pas les alter-mondialistes.

Dans une analyse (peut-être excessivement) critique, Francesco Colafemmina (Fides et Forma) déplore que le pape bâtisse tout son discours sur l’opposition entre les riches et les pauvres ; qu’il parle de « pouvoir d’achat », réduisant ainsi la pauvreté à un simple problème de consommation; qu’il s’en tienne à des slogans simplificateurs sur le gâchis (par exemple alimentaire, qui fait pourtant partie de tout un édifice complexe); et qu’il refuse de nommer « l'imposition d'une gouvernance mondiale monolithique basée sur les mêmes valeurs négatives et sur la même vision de l'homme ». Il regrette finalement que l’exhortation fasse si peu de référence (voire aucune) à la dimension spirituelle de l'homme
Et il conclut sa longue analyse par cette citation de Pie XI, dans son encyclique de 1931, Quadragesimo Anno, que je reproduis plutôt au début :

«Tous restent presque uniquement affectés par les bouleversements, les massacres, les ruines temporelles. Mais si l'on considère les faits avec une perspective chrétienne, comme c'est le devoir, que sont tous ces maux en comparaison de la perte des âmes? Pourtant, on peut dire sans témérité qu'aujourd'hui, le cours de la vie sociale et économique est tel, qu'un très grand nombre de personnes rencontrent les plus graves obstacles qui les empêchent de s'occuper de la seule chose nécessaire, à savoir leur salut éternel»

Les sous-titres sont de moi, et uniquement pour faciliter la lecture en "coupant" le texte.
Je ne pense pas qu’ils trahissent l’auteur, mais on peut les oublier….

     
Economie du Salut

www.fidesetforma.com/2013/12/03/economie-della-salvezza/

J'ai lu avec attention l'espace que le pape dédie dans Evengelii Gaudium aux problèmes économiques du monde contemporain. Un terrain décidément miné pour tous les Pontifes. Dans ce cas, toutefois, le pape a préféré ne pas se servir de la rhétorique propre aux commissions pontificales, il a voulu plutôt exprimer avec décision sa position personnelle. Une nouveauté à la fois intéressante et stimulante, parce que, ce faisant, le Pape part de prémisses largement partageables. Ce sont les conclusions qui, au contraire, apparaissent comme indéfendables. Mes opinions paraîtront peut-être hasardées, mais au milieu des hosannas, quelques misereres ne font pas de mal.

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Une dramatique transformation des pays occidentaux

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Nous partons d'un fait.
Aujourd'hui, nous vivons dans un contexte économique marqué par la dramatique transformation des pays occidentaux, de pays de producteurs et consommateurs, en pays de consommateurs de produits réalisés ailleurs. Avec la perte progressive de richesse des masses qui s'ensuit, la création d'une élite de plus en plus riche (les contrôleurs et les promoteurs de la production sont en grande partie occidentaux), à laquelle correspond, en miroir, l'émersion de pays qui aujourd'hui produisent, sortant de leur condition de sous-développement, et la naissance d'un conflit social de plus en plus vigoureux, entre des peuples qui n'ambitionnent plus seulement la richesse, mais la participation au spectacle mondial des biens de consommation, et des peuples en phase de bien-être déclinant (ndt: ce qui n'est pas tout à fait vrai, ou est au moins relatif: le bien-être en occident ne peut pas se comparer avec celui qui avait cours il y a moins d'un demi-siècle, il lui est infiniment supérieur!).

Riches et pauvres

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Cette réalité semble plutôt claire, pour le Pape. Mais il n'entend pas approfondir, dans une exhortation sur l'évangélisation ses mouvements et ses dynamiques, finissant ainsi par banaliser les problèmes. En particulier, il instaure tout son discours sur la nature de deux catégories sociales: les riches et les pauvres. Mais ce qui m'étonne, c'est que le Pape regarde les riches et les pauvres comme deux authentiques "états", et non pas des conditions provisoires de la nature humaine, réalités flexibles déterminées par la libre capacité d'entreprise de l'homme. Et partant de la dialectique entre ces "états", il en tire un tableau constamment géré sur deux registres opposés: les riches n'ont pas d'éthique, les riches créent un monde inique, les riches créent un monde déséquilibré. Les pauvres, au contraire, seraient assoiffés de justice, d'équité sociale, et pour atteindre ces valeurs positives, il faudrait la panacée de l'éthique. Le tout avec un but unique: favoriser la félicité humaine, et la valorisation de la dignité humaine, qui actuellement seraient dans les mains des seuls riches.

Migrants

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Malheureusement, la réalité - et certes pas d'aujourd'hui, mais depuis des temps immémoriaux - est bien plus scandaleusement prosaïque. Comment expliquer en effet au Pape que les "migrants" (mot si chargé d'émotion) par exemple, qui aujourd'hui arrivent en Europe, ne sont pas simplement assoiffés d'équité et de justice sociale, mais sont très souvent illusionnés par le fantasmagorique bien-être du consumérisme occidental? Comment lui expliquer que ces masses en mouvement se déplacent et risquent consciemment leur vie pour pouvoir assurer à leur famille un enrichissement plus rapide dans la mère-patrie (combien de milliards d'euros transitent chaque jour des money transfer européens vers le reste du monde?) , pour pouvoir jouir d'un téléphone portable que dans les routes poussiéreuses de leur village africain, ils ne pourraient jamais admirer... pour pouvoir s'immerger en synthèse dans l'imaginaire paradisiaque du consumérisme occidental, et de la même dérive morale que l'Occident?

« Modèle » occidental ?

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Et ce discours vaut naturellement aussi pour les occidentaux "nouveaux pauvres". Tous piégés dans la bulle de l'extériorité, du bien-être, de la technologie, de l'apparaître et de l'avoir. Tous. Et quand on exprime le désir de "libérer" les pauvres et les pays pauvres, en élargissant vers eux le bien-être, on tombe dans l'erreur de penser que le bien-être non seulement consiste dans le "modèle" occidental, mais que ce modèle peut être conçu sans l'exploitation de quelqu'un.

C'est l'ensemble du système économique capitaliste qui ne laisse pas d'échappatoire. Qui engendre un monde divisé entre indifférents dans le bien-être et indigents piégés dans leur condition, sans voie de sortie, parce que la société libertine, du "moi" élevé à unique mètre de la réalité et de la morale ne connaît pas la solidarité, ne connaît pas de valeurs alternatives à celles qui augmentent l'égoïsme et cristallisent son propre status.

La nourriture

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En plus cette société hautement spécialisée ne connaît plus d'aires de subsistance.
La production de nourriture est presque totalement incontrôlable, elle est insérée dans une machine industrielle à laquelle "le pauvre" (mais aussi le riche) ne peut accéder avec la même facilité dont il pouvait jouir il y a un siècle.
Et quand l'homme n'a plus aucun contrôle de la production alimentaire, la nourriture, qui n'est plus le fruit du travail, devient une sorte de remplissage d'innombrables vides moraux et sociaux.
De là le gaspillage obscène de ressources alimentaires de l'occident, qui en réalité n'est pas du gaspillage, mais une conséquence prévue de l'industrialisation alimentaire.
Sans ce gaspillage, beaucoup d'entreprises du secteur food ne survivraient pas, et pas non plus de nombreuses agences de publicité. Et cela signifierait un nombre élevé de chômeurs, donc la création de nouvelle pauvreté. Et sans la richesse de l'industrie, sans les ressources de la production, l'Eglise non plus ne pourrait pas bénéficier de ressources financières (pour l'essentiel, des donations de personnes qui jouissent d'un bien-être plus ou moins grand) pour s'occuper des pauvres.

L’utopie de la solidarité

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Une société dans laquelle serait en vigueur uniquement la solidarité est une utopie. Parce que, au fond, la morale regarde mon âme, ton âme, elle interroge l'intime, pas les Etats, encore moins les économies, qui, logiquement, en ignorent le sens.

Qui est la victime, et qui est le bourreau, donc? Ne serions-nous pas tous les bourreaux de nous-mêmes, et ne serait-ce pas que nous serions tous, pauvres et riches dans la même barque... à la dérive?

Un discours « facile »

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Cela, le Pape ne peut pas le dire. Parce que cela a un effet beaucoup plus consolant de décrire un monde divisé entre des masses de plus en plus pauvres, et des riches toujours plus puissants. Et il est beau de s'ériger en paladins des pauvres qui semblent de plus en plus relégués aux marges de la société.

Le problème est qu'aujourd'hui, nous ne parlons pas de pauvres marginalisés ou exclus d'une société jouisseuse. Nous parlons d'entières sociétés réduites à l'état de pauvreté (mon cœur va à la Grèce). Et la pauvreté n'est pas seulement celle de l'argent (ne devions-nous pas cesser d'adorer l'argent?) mais aussi et surtout, celle de l'esprit. Et pauvres d'esprit, ils le sont tous, aujourd'hui, riches et pauvres, puissants et leurs esclaves.
Et pourquoi cela? Parce qu'il n'existe plus d'autorité spirituelle vivante capable de rappeler chacun aux principes non pas purement sociaux, ou de rachat mondain ou économique, mais aux principes métaphysiques et spirituels qui concernent notre destin d'âmes, et pas seulement d'hommes. Si on regarde l'homme uniquement comme un être réclamant bien-être et félicité sur cette terre, on finira par suivre une utopie. Nous avons au contraire besoin de quelqu'un qui brise les chaînes du système tout entier, nous rappelant notre égalité d'âmes placées sous le jugement de Dieu.

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Mais revenons aux paroles du Pape en particulier dans les paragraphes suivants. Lisons-les ensemble attentivement:

Non à la nouvelle idolâtrie de l'argent

55.
Une des causes de cette situation se trouve dans la relation que nous avons établie avec l'argent, puisque nous acceptons paisiblement sa prédominance sur nous et sur nos sociétés. La crise financière que nous traversons nous fait oublier qu'elle a à son origine une crise anthropologique profonde : la négation du primat de l'être humain [FC: au contraire, la crise anthropologique naît de l'affirmation du primat de l'homme démiurge]! Nous avons créé de nouvelles idoles. L'adoration de l'antique veau d'or (cf. Ex 32, 1-35) a trouvé une nouvelle et impitoyable version dans le fétichisme de l'argent et dans la dictature de l'économie sans visage et sans un but véritablement humain. La crise mondiale qui investit la finance et l'économie manifeste ses propres déséquilibres et, par-dessus tout, l'absence grave d'une orientation anthropologique qui réduit l'être humain à un seul de ses besoins : la consommation.

56.
Alors que les gains d'un petit nombre s'accroissent exponentiellement, ceux de la majorité se situent d'une façon toujours plus éloignée du bien-être de cette heureuse minorité [FC: sommes-nous sûrs qu'elle est heureuse? Qu'est-ce donc que le bonheur. Serait-ce d'être plus proche du bien-être et de l'argent?]. Ce déséquilibre procède d'idéologies qui défendent l'autonomie absolue des marchés et la spéculation financière [FC: deux concepts nettement séparés]. Par conséquent, ils nient le droit de contrôle des États chargés de veiller à la préservation du bien commun. Une nouvelle tyrannie invisible s'instaure, parfois virtuelle, qui impose ses lois et ses règles, de façon unilatérale et implacable.
De plus, la dette et ses intérêts éloignent les pays des possibilités praticables par leur économie et les citoyens de leur pouvoir d'achat réel. S'ajoutent à tout cela une corruption ramifiée et une évasion fiscale égoïste qui ont atteint des dimensions mondiales. L'appétit du pouvoir et de l'avoir ne connaît pas de limites. Dans ce système, qui tend à tout phagocyter dans le but d'accroître les bénéfices, tout ce qui est fragile, comme l'environnement, reste sans défense par rapport aux intérêts du marché divinisé, transformés en règle absolue.

Le mythique « pouvoir d’achat »

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Alors, avant tout, nous devrons comprendre comment échapper à l'idolâtrie de l'argent. Certainement pas en redistribuant l'argent ou en amplifiant le pouvoir d'achat de la majorité des citoyens du monde. Voilà ce que signifie «pouvoir d'achat»: pouvoir de consommer. Et il me semble que le pape ne préconise pas une société de consommateurs intégraux.
Il y a donc ici une contradiction puissante, une boucle logique. Comme de dire, d'un côté «assez avec l'argent et la consommation», et l'autre «plus d'argent pour tous et plus de consommation pour tous».
Et tout cela semble plutôt contradictoire.

La logique de l’économie

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D'autant plus que le problème semble pour le Pape avoir son origine dans l'absence d'ingérence des Etats dans les affaires économiques. Dans l'absence de réglementation. Alors que le problème réside dans l'asservissement total des États aux exigences de la finance et du système bancaire, dans l'asservissement des Etats aux dynamiques de la dette, mais aussi dans l'asservissement de l'homme à la logique de l'économie comme unique méthode de libération sociale. Que font les États aujourd'hui, si ce n'est voler les citoyens pour préserver leurs structures bureaucratiques et de pouvoir?
Et comment penser que si l'environnement n'est pas respecté, c’est par ordre des puissants, quand nous-mêmes, comme banals consommateurs, produisons quotidiennement des montagnes de déchets, polluons sans relâche, obéissant à nos désirs technologiques, alimentaires ou pour le simple plaisir? Sont-ce les masses qui sont victimes de petits groupes féroces de pouvoirs, ou ne sont-elles pas complices, et avec elles tous ceux qui devraient transférer aux peuples l'exercice de la vertu, la valeur du caractère provisoire de la vie terrestre, et de l'éternité de l'âme?

Ce n'est pas la condition sociale, ni la taille du portefeuille, ni la condition d'équité ou d'iniquité qui déterminent la libération ou le salut de l'homme. Ce n'est donc pas non plus l'effort louable pour un monde plus juste et moins divisé entre les riches et les pauvres qui constitue la voie évangélique. Si nous voulons évangéliser, nous devons nous libérer des chaînes de l'économie, et nous devons aider les hommes de bonne volonté non seulement à pratiquer la vertu et la miséricorde, mais nous devons leur indiquer un bien qui est au-delà des misères humaines, au-delà des limites sociales, bien plus puissant que le banal pouvoir d'une humanité décadente. C'est cela, le véritable défi.

Une "gouvernance mondiale monolithique"

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Quand, à la place, le pape se lance dans des tirades quelque peu démodées contre la «course aux armements», il ressasse l’opposition habituelle entre les riches et les pauvres, alors que la vraie raison de la guerre n'est pas seulement le contrôle des ressources, qui peuvent maintenir le bien-être de ceux qui l'ont déjà atteint, mais aussi l'imposition d'une gouvernance mondiale monolithique basée sur les mêmes valeurs négatives et sur la même vision de l'homme.
C'est pour cela que l'on s'arme, pour cela qu'on exerce un contrôle strict sur les individus, afin que tous puissent penser de la même façon, c'est-à-dire convergent vers la réalité univoque du pouvoir visant à créer une dimension humaine totalement, radicalement nouvelle.
Le Pouvoir qui chercher à contrôler la vie et la mort de l'homme, la reproduction, la sexualité, la consommation, les intérêts, le développement culturel, le destin des nations.
Voilà le vrai Moloch à combattre. Un Moloch qui n'est pas seulement amoral mais suprêmement immoral.
Et la dialectique entre riches et pauvres n'est qu'un décor intéressant mais pas nouveau, un corollaire dramatique mais inévitable de cette lutte du Pouvoir contre l'homme. Alors, si les États ne réglementent pas la finance, la raison réside dans l'accès au pouvoir, qui est réglé par l'imbrication diabolique de la politique, des médias, des affaires, de la finance et de la banque. Tous ceux qui montent au sommet du pouvoir dans chacun de ces domaines finissent par être unis par une vision commune, un esprit univoque, qui les amène à entretenir et développer le désordre social existant, auquel correspond par ailleurs un ordre de pouvoir strict. Cette imbrication, on ne la brise pas avec des rappels et par la persuasion morale.
On la brise en l'appelant par nom, en dénonçant les alchimies sociales, en dénonçant le travail de manipulation de l'homme exercé sur tous les fronts. Et en créant par ailleurs de petits réceptacles simples de sainteté spirituelle

Les questions dites « morales »

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Mais le pape, en vérité, recule exactement là où ses prédécesseurs avaient avancé (sous le tir de barrage de l'ennemi). Les questions dites morales sont la dernière frontière. Et il n'est pas nécessaire de rappeler que nous devons être joyeux (ndt: allusion au titre de l'exhortation), si c'est pour oblitérer l'ultime véritable tranchée de l'Église contre le pouvoir qui organise de façon de plus en plus unique et centralisée la machine de déformation de l'humanité.

Se déplaçant sur le plan du conflit social et économique, le pape reparcourt des combats d'arrière-garde, prononce des expressions qui auraient été bien dans la bouche d'un étudiant militant de 68 - je pense à «l'homme à une seule dimension» (citation du marxiste Marcuse) - mais il ne semble pas saisir le poison essentiel de la société contemporaine, qui est le désordre, le chaos moral et social, la perte d'autorité, la perte des idées, la perte de la beauté, la perte de l'identité. Et même, finalement, la perte du ciel.

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C'est pour cela que fatalement, les exhortations du pape semblent ne pas montrer à nouveau le ciel dans l'œuvre d'évangélisation et risquent de transformer l'activité de l'Eglise en édulcorant de maux sociaux. Qui saisit les sentiments des masses, car elle les déresponsabilise et les justifie dans leurs revendications sociales et économiques, mais ne laisse pas entrevoir dans tout cela le Royaume des cieux dont la porte est étroite, non seulement parce seuls les pauvres ou ceux qui souffrent peuvent la passer, mais parce que l'homme oublie facilement être une créature soumise et obéissante du Seigneur.