Le Pape et le mathématicien
Non, ce n'est pas Oddifreddi. C'est Laurent Lafforgue, notre médaille Field, membre de l'Institut, qui était aux Bernardins et à l'Esplanade des Invalides en septembre 2008. Reprise (24/9/2013)
Les circonstances (Le facteur du Pape sonne deux fois ) me font reprendre cet article, que j'avais publié en 2008 (plus de détails ici: http://benoit-et-moi.fr/2008).
Nul n'étant prophète en son pays, c'est bien connu, et cela se vérifie une fois de plus, il faut donc que ce soit en Italie que le mathématicien français puisse s'exprimer. Il le fait dans "Tracce", la revue du mouvement Communion et Libération.
Le Pape en France
Au coeur de la culture
Silvio Guerra
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Le 12 septembre, Laurent Lafforgue était là, parmi les 700 "intellos" qui ont rencontré le Pape au Collège des Bernardins.
Juste avant il avait raconté à "Tracce" ce qu'il attendait de cette visite. Aujourd'hui il nous explique pourquoi « ce fut une grâce »
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« Une grâce ».
C'est ainsi que Laurent Lafforgue, très grand mathématicien (lauréat en 2002 de la Medaille Fields, un prix qui pour les mathématiques équivaut au Nobel), définit la leçon de Benoît XVI au Collège des Bernardins, à laquelle il a assisté. Lafforgue, qui à 41 ans peut déjà s'enorgueillir d'un siège à l'Académie des Sciences, était descendu dans l'arène à la veille de la visite du Pape en France, pour défendre son droit de s'adresser au monde scientifique (cf. dernier numéro de Tracce: Benoît XVI en France ). Aujourd'hui il nous raconte pourquoi il a été si touché par les mots de Benoît XVI.
- Que retenez-vous du discours au Collège des Bernardins ?
- L'intelligence et la simplicité d'une pensée sensée, allant au coeur de questions essentielles, sont des bénédictions. Un tel enseignement fait du bien à quiconque le reçoit.
- Pourquoi le rapport entre foi et raison est-il encore le coeur de la question ?
- La rencontre et le dialogue entre foi et raison resteront actuels tant que les hommes vivront. Dans notre époque, ce dialogue a été et reste décidément conflictuel: c'est pour cela que nos sociétés (comme, au fond, chacun de nous) sont si déchirées. Ainsi, comme tous les problèmes vraiment importants, ce dialogue entre foi et raison ne sera jamais dépassé, mais il demande à être approfondi à l'infini.
- Tout le discours aux Collège des Bernardins est centré sur le fondement ultime de toute vraie culture…
- Pour Benoît XVI ce fondement est « la recherche de Dieu et la disponibilité à l'écouter ».
A l'Esplanade des Invalides, ensuite, il a dit : « Jamais Dieu ne demande à l'homme de faire le sacrifice de sa raison ! Jamais la raison n'entre en contradiction réelle avec la foi ! ». C'est justement ce qui rend possible une vraie culture.
A l'aéroport de Tarbes-Lourdes-Pyrénées, le Pape a affirmé : « Je crois que la culture et ses interprètes sont une courroie de transmission privilégiée dans le dialogue entre la foi et la raison, entre Dieu et l'homme ».
Je serais tenté d'y lire rien moins qu'une définition de la culture dans sa raison d'être la plus profonde: le fondement ultime de la culture réside dans son rôle de lieu de dialogue entre la foi et la raison. En 1980, à l'Unesco, Jean Paul II a dit que « la nation existe à travers la culture et pour la culture ». C'est ainsi que nous pouvons comprendre cette affirmation, citée par Benoît XVI dans le discours aux évêques de France : chaque nation historique incarne une forme particulière de dialogue entre la foi et la raison, entre Dieu et l'homme.
- Comment ce thème peut-il servir à affronter le défi de l'éducation aujourd'hui ?
- Pour éduquer il faut avant tout avoir une idée de la finalité de l'homme.
Comme l'a rappelé le Pape à l'Esplanade des Invalides, c'est « un bonheur de vivre éternellement avec Dieu ».
Aux Collège des Bernardins, il a illustré comment cette recherche de Dieu justifie, construit et oriente la culture. Et il l'a fait d'une manière très concrète, en parlant de grammaire, de sciences profanes, d'écoles, de bibliothèques, de chant, de musique, d'herméneutique… La culture, par définition, se transmet à l'instant même où elle se développe. Et cette transmission de la culture est l'objet de l'éducation. Le discours du Saint Père rend donc à l'éducation son fondement ultime.
- Le Pape a dit que les « racines de la culture européenne sont dans la recherche de Dieu ». Dans une culture laïque, surtout comme celle française, n'est-ce pas une affirmation discriminatoire vis-à-vis de ceux qui cherchent sans nécessairement savoir qu'ils sont à la recherche de Dieu ?
- Depuis plusieurs décennies, nous sommes tous témoins de l'autodestruction de la culture et de l'école en Occident.
Ce processus n'a été aussi rapide et aussi radical que parce que la plupart des représentants de la culture, au fond d'eux-mêmes, ont cessé depuis longtemps de croire. C'est parce que la culture et le savoir (comme beaucoup d'autres aspects de la vie) ont perdu leur fondement ultime.
Je crois n'avoir jamais entendu un discours plus apte à faire retrouver le fondement ultime de la culture, ni de mots aussi forts en faveur de la grammaire et des lettres. Mots que le Pape a trouvé chez Jean Leclercq : « Dans le monachisme occidental, eschatologie et grammaire sont intintimement liées l'une à l'autre… Le désir de Dieu inclut l'amour pour la parole ».
- Les laïcs objecteront que la grammaire et les lettres peuvent se passer de toute référence à Dieu.
- Oui. Mais alors pourquoi, dans les dernières décennies, l'enseignement de la grammaire et celui des lettres se sont-ils détériorés à ce point ? S'ils veulent prouver que la culture et sa transmission peuvent se passer de Dieu, ils doivent faire une seule chose : reconstruire une culture et une école laïques, dignes de ce nom ! Un vaste programme…
Le Pape illustre la vérité de ce qu'il dit avec la qualité merveilleuse de sa pensée et de son enseignement. Il revient à nous catholiques de nous montrer dignes de l'exemple qu'il nous donne.
- Le Papa a dit que la Parole « introduit dans la communion avec ceux qui marchent dans la foi ». En intervenant au Meeting de Rimini en 2007 (ndt: la rencontre annuelle des membres du Mouvement Communion et Libération), vous avez parlé du « caractère communautaire du travail des mathématiciens », unis dans pour rechercher la vérité. Quel lien, entre votre travail et cet appel du Pontife ?
- Les mathématiciens sont tournés vers la recherche de vérités qui ne dépendent pas d'eux, afin de pouvoir les partager les uns avec les autres : il se crée ainsi un lien communautaire. Mais Benoît XVI parle de quelque chose de beaucoup plus fort : « La Parole qui ouvre le chemin à la recherche de Dieu est une Parole qui concerne la communauté » et « elle nous rend attentifs les uns aux autres ». En un mot , c'est la Parole elle-même qui crée la communion. De cette communion, la communauté des mathématiciens n'est qu'une figure, une image nécessairement partielle et imparfaite.
- Qu'est-ce qui vous a le plus frappé pendant la visite de Benoît XVI et qu'a-t'elle représenté pour votre expérience de chrétien ?
- Pour moi, cela a signifié beaucoup. Personnellement l'instant le plus important a été la messe à l'Esplanade des Invalides, le jour de la fête de Saint Jean Chrysostome (dit le « docteur eucharistique ») : dans son homélie, le Pape a admirablement rappelé à nos coeurs que l'Eucharistie est au centre de la vie chrétienne.
Je suis convaincu que cette visite se révélera importante pour l'Église entière et pour la societé française, en donnant des fruits durables.
- Et comme mathématicien, qu'en pensez-vous?
- Être un mathématicien chrétien est souvent peu commode. Dans mon milieu, les chrétiens sont rares, effet de la dramatique scission historique entre foi et raison.
Pour tous les autres - ou presque - l'image de l'Église est celle imposée par les media : ils sont convaincus que le catholicisme n'a pas de richesses intellectuelles (en réalité ils ne les connaissent pas), c'est pourquoi ils le méprisent. Les communautés chrétiennes que je connais ont souvent été induites à se désintéresser de ces richesses dans la tradition de l'Église, au point que l'anti-intellectualisme y a largement pris pied (ceci aussi est un effet de la scission entre foi et raison).
Comme mathématicien chrétien, donc, je me sens étranger autant parmi les chrétiens que parmi les mathématiciens.
Après le discours au Collège des Bernardins, cependant, même mes collègues mathématiciens - malgré leurs préjugés - ont dû reconnaître qu'ils ont à faire à un grand esprit, qui tout au moins mérite d'être pris en considération. Alors que les communautés chrétiennes ont vu un exemple extraordinaire d'intelligence mise au service du Christ avec simplicité et humilité.
Tout cela me remplit de joie.