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Croisades: la leçon d'Histoire de Mgr Negri

Une polémique italienne bien représentative des tensions au sein de l'Eglise, le poids des médias pour forger la conscience des gens, et la formidable mise au point du courageux Mgr Negri (8/5/2014)

A propos des Croisades, j'avais traduit en octobre 2012 l'argumentaire de Paul Crawford, universitaire américain, spécialiste de l'histoire des Croisades, professeur à la California University of Pennsylvania: QUATRE MYTHES À PROPOS DES CROISADES (benoit-et-moi.fr/2012(III)/articles/quatre-mythes-sur-les-croisades).

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Le 31 mars dernier, s'entretenant comme d'habitude de façon informelle avec un groupes de jeunes belges (catholiques ou non) François avait dit: «Si tu portes ta foi comme un étendard, comme aux Croisades, et que tu fais du prosélytisme, ça ne va pas».
C'était probablement une façon de parler, mais la presse, surtout italienne, n'avait pas laissé passer l'occasion de titrer: «Les croisades nous ont fait du mal». Nouvel épisode de surinterprétation (?) et d'instrumentalisation des propos du Pape.
A lire ici: Le Pape François mal compris, ou surinterprété

     

Non aux Croisades

Capture d'écran Google

     

Hier, je lisais sur la Bussola une mise au point de Mgr Negri, sur les Croisades (et non sur les propos du Pape, il convient de le souligner, Mgr Negri faisant partie jusqu'à présent de ce que mon amie Teresa appelle avec humour le "Francisfanworld").
J'ai dû remonter à la source, c'est-à-dire un article sur le journal (catholique) Il Sussidiario, où l'on trouve, sous la plume d'un prêtre, don Federico Pichetto, un écho évident de «l'inédit du cardinal Bergoglio».

Il Sussidiario
Ces catholiques prêts aux Croisades qui oublient le coeur.

www.ilsussidiario.net/
Don Federico Pichetto
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Il n'y avait aucune intention historique dans les paroles du pape , et pourtant, il a suffi que François parle des croisades pour rouvrir une vieille controverse. Le contexte de l'intervention était celui d'un dialogue-interview avec plusieurs jeunes Belges, dans lequel le Pontife - parlant de la mission de chaque chrétien - a exhorté les personnes présentes à témoigner la foi «avec simplicité. Parce que si tu vas avec ta foi comme un drapeau, comme les croisades, et vas faire du prosélytisme, ça ne va pas».

Au cours des vingt dernières années, en différentes occasions, les Papes ont reconnu dans l'histoire de l'Eglise des insuffisances, des erreurs, d'authentiques péchés. François ne s'est pas préoccupé d'expliquer ou de faire une analyse historique des croisades, il s'est simplement limité à citer un exemple d'«l'évangélisation» qui désormais - dans l'esprit de tout le monde - a pris une connotation négative. Les Croisades, en effet, ont été un phénomène contradictoire, antinomique, par rapport à la foi. Dans les croisades, l'intérêt de la civilisation bourgeoise naissante pour l'argent et le pouvoir a démontré pouvoir asservir à leurs propres fins, même la plus pure inspiration religieuse, la pliant aux convenances des marchands et des armées , sans aucun respect pour les personnes, dans un dessein de libération était - sans aucun doute - un dessein de pouvoir. Les Croisades - en somme - représentent une distorsion incontestable à la fois de l'idéal chevaleresque médiéval et du mandat évangélique du Christ qui, en envoyant ses disciples baptiser toutes les nations de la terre, n'a certainement pas à l'esprit de le faire par la force.

L'homme, comme toujours,y a mis du sien. Ainsi, au-delà de l'événement historique, les croisades expriment la tentation d'«empoigner la vérité» pour la brandir en une authentique bataille de libération, ce qui est un péché que le Catéchisme de saint Pie X inscrit parmi ceux «contre l'Esprit Saint» et qui ne peut être justifié par le fait que ce sont les papes qui ont appelé les chrétiens à l'action: leur tentative d'éduquer le peuple à une passion renouvelée pour le monde et pour le Christ, en effet, fut déclinée par les hommes avec les coordonnées de leur époque, produisant - en réalité - l'occasion d'une véritable abomination. Cela se produit à nouveau dans l'histoire à chaque fois que nous nous pensons maîtres de la Vérité, la réduisant à une idée, à une «chose» à promouvoir et à protéger , nous arrogeant le droit d'en être les seuls gardiens et les uniques interprètes au point de perdre le lien vital avec cette même Vérité que nous tenons à défendre .

Le résultat de cette position est de nous retrouver «patrons et maîtres» d'une relation qui nous appelle à être «serviteurs et fils» fermant toute ouverture de nos cœurs à l'imprévu, à la Présence du Christ qui - pour être cueillie - n'a pas seulement besoin de notre liberté , mais aussi de beaucoup, beaucoup d'humilité .

Le problème, alors, pour revenir à la réponse du pape aux jeunes belges, réside dans le fait que cette attitude est encore vivante et possible en chacun de nous aujourd'hui. Aujourd'hui encore, comme il y a mille ans, nous pouvons en effet brandir la Vérité pour l'asservir à nos fins, éliminant ceux qui entravent, par leur simple présence, notre route. Cela ne se produit pas seulement dans les grandes questions religieuses et politiques, mais cela arrive beaucoup plus souvent dans les murs de nos maisons, l'éducation des enfants, dans les dynamiques de la communauté chrétienne elle-même. A chaque fois que nous empêchons l'autre de faire son «expérience», de «faire son propre chemin», lui imposant notre propre chemin et nos conclusions , nous empoignons - en réalité - la vérité et la brandissons contre les personnes que nous disons aimer et aimerions servir. Dieu ne s'occupe pas de gérer notre liberté en nous évitant un chemin à travers les circonstances de la vie. Dieu à chaque instant, s'engage à provoquer notre MOI, rouvrant toutes les plaies de notre cœur, nous montrant ce pour quoi nous sommes faits de manière à éveiller en nous la demande du vrai, la demande de l'infini .

Tel est le sens et la valeur de notre témoignage: ne pas expliquer aux autres, triomphalement, comment ils doivent se comporter , mais les mettre en face des faits qui puissent rouvrir les plaies de leur cœur, redémarrant leur chemin dans l'existence. Sinon, comme les croisés , nous pourrions aussi gagner beaucoup de batailles et imposer beaucoup de vérité , mais - à long terme - la terre que nous appelons Sainte - nos enfants, notre pays, nos amis, notre amour - retournera entre les mains de l'ennemi. Ces ennemis que le pape nous aide à reconnaître non pas «dans les armées adverses» mais dans les délicates fibres de notre propre cœur.

La réponse de Mgr Negri
«Les chrétiens qui ont honte des croisades sont victimes du laïcisme dominant»

http://www.lanuovabq.it/

Récemment sur IlSussidiario.net est paru un article de don Federico Pichetto condamnant les croisades, dont les chrétiens - dit en substance Pichetto - devraient avoir honte parce qu'elles sont une trahison du christianisme. Le jugement ne concerne pas seulement l'événement historique en soi, mais plus généralement la position que le chrétien doit avoir face aux vicissitudes du monde, encore aujourd'hui. Jugements graves qui méritent, même après un certain temps, une réplique ponctuelle et faisant autorité.
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Cher Don Pichetto,
J'écris ces lignes, en essayant de répondre à ton intervention sur les croisades.
En fait, tu parles de Croisades qui n'ont jamais existé: les Croisades engagées par la bourgeoisie naissante, qui comme chacun le sait, à la fin du XIe siècle - quand la première croisade fut annoncée - n'existait pas dans la société européenne, ou au moins était une minorité avec un pouvoir extrêmement limité.
Et après, tu reprends les Croisades comme projet d'imposition violente du christianisme à des populations étrangères.
Ce n'est pas à moi de refaire le point sur cette histoire séculaire, sur laquelle la meilleure historiographie, et pas seulement catholique, a apporté une contribution décisive.
Pour citer mon grand ami Franco Cardini (né en 1940, historien spécialisé dans l'histoire du Moyen Âge qui a enseigné à l'université de Florence, fr.wikipedia.org/wiki/Franco_Cardini ), les Croisades ont été un grand «pèlerinage armé» dont le protagoniste a été, au long des siècles, le peuple chrétien dans son ensemble.
Une avant-garde de saints, une masse de chrétiens ordinaires, et à l'arrière-garde, quelques délinquants.

Le fait est que nous - chrétiens du troisième millénaire - nous devons beaucoup aux croisades.
Nous leur devons que ne se soit pas perdue l'occasion des grands pèlerinages en Terre Sainte: dans les lieux de la vie historique de Jésus-Christ et de la naissance de l'Église.
Aux Croisades, nous devons qu'ait été retardée d'au moins deux siècles la fin de la grande épopée de la civilisation byzantine, et surtout qu'aient été sauvées de la domination turque les régions de notre belle Italie, en bordure de la mer Adriatique, la mer Tyrrhénienne et la mer Ionienne, décimées par les raids systématiques des pirates et des Turcs qui au cours des siècles ont appauvri notre peuple.
Même ta belle Ligurie a dû construire la plupart de ses villages et petites villes sur deux niveaux - le niveau de la mer et le niveau de la montagne - pour échapper à ces invasions où sont morts dans l'obscur de la civilisation arabe et islamique des centaines et des milliers de nos frères et sœurs chrétiens, à qui on avait pris jusqu'à la dignité humaine et dont nous avons tant de mal à nous souvenir.
Aucune réalité chrétienne n'exprime la perfection de la foi qui est en Jésus-Christ seul, mais aucune expérience chrétienne n'est définitivement diabolique. Passer de la foi aux actes est la tâche fondamentale du chrétien de tous les temps.
A présent, pour récupérer cette beauté de l'histoire chrétienne, il faut regarder la réalité, selon toute l'étendue catholique. Ma génération et celle de beaucoup d'amis après moi - qui, par l'intelligence et l'ouverture de Mgr Luigi Giussani ont pu dialoguer personnellement par exemple avec Régine Pernoud, avec Léo Moulin (1), Henri de Lubac, Hans Urs von Balthasar, Joseph Ratzinger, avec Jean Guitton et bien d'autres - ont une saine fierté de notre tradition catholique.
C'est pourquoi ils ressentent de manière absolument négative cette déduction acritique de l'image de l'Eglise à partir de la mentalité laïciste qui cherche à dominer notre conscience et nos cœurs.

Certainement, l'essence de cette tradition catholique - qui comprend donc aussi les croisades - est le désir de vivre la relation avec le Christ et de l'annoncer dans la réalité de son peuple, l'Église, dans les grandes dimensions qui rendent le chrétien authentiquement homme: la dimension de la culture, de la charité et de la mission. C'est le Christ qui est à l'origine de beaucoup d'initiatives du passé et du présent. Aucune initiative ne l'exprime correctement, mais l'absence de toute capacité de présence dans le monde et de jugement sur la vie des hommes et sur les problèmes des hommes fait douter qu'il existe une foi authentiquement catholique.
La foi dans le Christ risque de se réduire à être l'occasion de motions subjectives et spiritualistes contre lesquelles nous a mis en garde le Saint-Père Benoît XVI au début de son admirable encyclique Deus Caritas Est: un Christ qui risque de rester caché dans le silence de la conscience personnelle, qui ne devient pas facteur de vie et de culture, qui ne tend pas à créer une civilisation de la vérité et de l'amour. Je me souviens encore avec émotion, quand j'étais au lycée, d'une leçon de Giussani où il disait: «La communauté chrétienne tend inexorablement à générerune civilisation».
Dans mon expérience pastorale et culturelle, j'ai toujours senti comme un point de référence la grande certitude de Jean de Salisbury, qui disait: «Nous sommes comme des nains sur des épaules de géants». C'est parce que nous sommes sur les épaules de géants que nous voyons bien le présent et que nous pressentons les lignes deu futur. C'est ce qui rend si passionnée notre responsabilité, sans aucune dépendance des résultats, avec la certitude d'apporter notre contribution, petite ou grande, à la grande entreprise du Royaume de Dieu dans le monde, qui, comme le dit le Concile Vatican II, coïncide avec l'Église et sa mission.
Un salut amical

Mgr Luigi Negri

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(1) Cf. benoit-et-moi.fr/2012(III)/articles/sentiment-de-culpabilite