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Miséricorde partout

Une longue interviewe-provocation du cardinal Kasper au magazine américain Commonweal. (9/5/2014)

Le mot "miséricorde" semble décidément la clé du pontificat actuel. Celui qui justifiera (peut-être) tous les changements, à commencer par la communion aux divorcés remariés qui sera âprement discutée au prochain Synode.
"Miséricorde", c'est aussi le titre du dernier livre du cardinal Kasper, celui auquel le Pape a rendu un hommage appuyé lors de son premier angélus, honorant l'auteur du désormais fameux qualificatif "teologo in gamba".
Ledit "teologo in gamba" doit se croire soutenu pour se déchaîner comme il le fait dans cette intervewe-fleuve accordée à un magazine américain.
Elle a été reprise et commentée par différents sites, et j'imagine que ce n'est pas fini, car le vieil adversaire de Benoît XVI fait toutes les provocations propres à susciter le maximum d'échos.

J'ai pensé qu'il était plus simple de chercher l'original. D'autant plus que l'anglais de Kasper est un peu comme celui de feu Arafat: il est facile à comprendre pour les anglophones amateurs.

Kasper énumère une fois de plus les raisons qui justifieraient selon lui la possibilité pour les divorcés remariés de recevoir la communion, et pour cela, il n'hésite pas à prendre à témoin.... Benoît XVI lui-même!!

(..) nous devons reconnaître que les chrétiens peuvent échouer, et alors nous devons les aider. A ceux qui diraient: «Ils sont dans une situation de péché», je dirais: le pape Benoît XVI a déjà dit que ces catholiques peuvent recevoir la communion spirituelle. La communion spirituelle est d'être un avec le Christ. Mais si je suis un avec le Christ, je ne peux pas être dans une situation de péché grave. Donc, s'ils peuvent recevoir la communion spirituelle, pourquoi pas aussi la communion sacramentelle? Je pense qu'il y a aussi des problèmes dans la position traditionnelle, et le pape Benoît a beaucoup réfléchi à ce sujet, et il a dit qu'ils doivent disposer de moyens de salut et de communion spirituelle. Mais la communion spirituelle va très loin: c'est être un avec le Christ. Pourquoi ces gens devraient-ils être exclus de l'autre communion? Etre en communion spirituelle avec le Christ signifie que Dieu a pardonné cette personne. Ainsi, l'Eglise, à travers le sacrement du pardon, devrait également être capable de pardonner si Dieu le fait. Sinon, il y a une opposition entre Dieu et l'Église et ce serait un grand problème.

Le problème est de savoir s'il agit pour le compte du Pape, ou seulement en franc-tireur.

     

Dieu miséricordieux, Eglise miséricordieuse

Un entretien avec le cardinal Walter Kasper
Matthew Boudway et Grant Gallicho
7 mai 2014
https://www.commonwealmagazine.org/kasper-interview-popefrancis-vatican
(ma traduction)

Lors de son premier Angélus, le pape François a recommandé un ouvrage de théologie qui «m'a fait beaucoup de bien» parce qu'il dit que «la miséricorde change tout; elle change le monde en le rendant moins froid et plus juste».
Avant de servir en tant que président du Conseil pontifical pour la promotion de l'unité des chrétiens (2001-2010), Kasper était évêque de Rottenburg-Stuttgart (1989-1999). Il a enseigné la théologie à l'Université de Tübingen, à l'Université de Munster, et à l'Université catholique d'Amérique.

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Commonweal: Dans votre livre, «Miséricorde», vous soutenez que la miséricorde est la base de la nature de Dieu. Comment la miséricorde est-elle la clé pour comprendre Dieu?

Cardinal Walter Kasper: La doctrine sur Dieu a été établie par compréhension ontologique - Dieu est l'être absolu et ainsi de suite, ce qui n'est pas faux. Mais la compréhension biblique est beaucoup plus profonde et plus personnelle. La relation de Dieu à Moïse dans le buisson ardent n'est pas «je suis», mais «je suis avec toi». Je suis pour toi. Je vais avec toi».
Dans ce contexte, la miséricorde est déjà très fondamentale dans l'Ancien Testament. Le Dieu de l'Ancien Testament n'est pas un Dieu en colère, mais un Dieu miséricordieux, si vous lisez les Psaumes. Cette compréhension ontologique de Dieu était aussi forte que la justice était devenue le principal attribut de Dieu, pas la miséricorde. Thomas d'Aquin a dit clairement que la miséricorde est bien plus fondamentale, parce que Dieu ne répond pas aux exigences de nos règles. La miséricorde est la fidélité de Dieu à être amour. Parce que Dieu est amour. Et la miséricorde est l'amour révélé à nous dans les actes et les mots concrets. Donc, la miséricorde devient non seulement l'attribut central de Dieu, mais aussi la clé de l'existence chrétienne. Soyez miséricordieux comme Dieu est miséricordieux. Nous devons imiter la miséricorde de Dieu.

CWL : Pourquoi est-il si nécessaire de récupérer cette compréhension aujourd'hui?

Kasper: Le XXe siècle a été un siècle très sombre, avec deux guerres mondiales, les systèmes totalitaires, les goulags, les camps de concentration, la Shoah, et ainsi de suite. Et le début du XXIe siècle n'est pas beaucoup mieux. Les gens ont besoin de miséricorde. Ils ont besoin de pardon. C'est pourquoi le Pape Jean XXIII a écrit dans sa biographie spirituelle que la miséricorde est le plus bel attribut de Dieu. Dans son célèbre discours d'ouverture de Vatican II, il a dit que l'Église a toujours résisté aux erreurs du moment, souvent avec une grande sévérité, mais maintenant nous devons utiliser la médecine de la miséricorde. C'est un changement majeur. Jean-Paul II a vécu la dernière partie de la Seconde Guerre mondiale, puis le communisme en Pologne, et il a vu toutes les souffrances de son peuple et sa propre souffrance. Pour lui la miséricorde était très importante. La première encyclique de Benoît XVI s'intitulait Dieu est amour . Et maintenant, le pape François, qui a l'expérience de l'hémisphère sud, où vivent les deux tiers des catholiques, dont beaucoup de pauvres - a fait de la miséricorde un des points centraux de son pontificat. Je pense que c'est une réponse aux signes des temps.

CWL: On a raconté que le pape François, demandant à un jeune jésuite sur quoi il travaillait, après que ce dernier lui ait dit qu'il étudiait la théologie fondamentale, a plaisanté: «Je ne peux pas imaginer quelque chose de plus ennuyeux». Il semble que François veut mettre l'accent sur le rôle de la théologie pastorale. Qu'est-ce que cela signifie pour la pratique de la théologie?

Kasper: Je ne vois pas de contradiction entre la théologie dogmatique - qui est ce que j'ai étudié - et la théologie pastorale. La théologie sans dimension pastorale devient une idéologie abstraite. Il a toujours été important, lorsque j'étais professeur d'université, de visiter les paroisses, les hôpitaux, et ainsi de suite. Quand j'étais responsable pour les relations entre les catholiques et le tiers monde, j'ai visité de nombreux bidonvilles en Afrique, en Amérique latine et en Asie. Pour moi, ces expériences étaient importantes parce que la parole de Dieu n'est pas une doctrine. C'est un discours au peuple. Le travail pastoral sans un certain fondement doctrinal n'est pas possible. Il devient arbitraire ou tout simplement un simple comportement sympathique. Par conséquent la théologie dogmatique et la théologie pastorale sont interdépendantes; elles ont besoin l'une de l'autre.

CWL: Il y a évidemment un lien entre la miséricorde et le pardon. Pensez-vous que dans la compréhension chrétienne, il puisse y avoir pardon sans réconciliation? Le pardon est-il quelque chose qui implique nécessairement deux parties - une pour offrir le don et l'autre pour l'accepter? Ou s'agit-il simplement d'être prêt à pardonner, ce qui ne dépend pas de la volonté d'une autre personne d'accepter le pardon ou d'en reconnaître la nécessité?

Kasper: Vous pouvez commencer avec le terme latin misericordia, qui signifie miséricorde. Misericordia signifie avoir un cœur pour les pauvres - pauvres au sens large, pas seulement la pauvreté matérielle, mais aussi la pauvreté relationnelle, la pauvreté spirituelle, la pauvreté culturelle, et ainsi de suite. Ce n'est pas seulement le cœur, pas seulement une émotion, mais aussi une attitude active - que je dois changer la situation de l'autre autant que je peux. Mais la miséricorde n'est pas non plus oppsée à la justice. La justice est un minimum que nous sommes obligés de faire à l'autre, pour le respecter comme un être humain - pour lui donner ce qu'il doit avoir. Mais la miséricorde est un maximum, cela va au-delà de la justice. La justice seule peut être très froide. La miséricorde voit une personne concrète. Dans la parabole du Bon Samaritain, le voisin était la personne que le Samaritain a rencontrée dans la rue. Il n'est pas obligé de l'aider. Ce n'est pas une question de justice. Mais cela va au-delà. Il est touché au cœur. Il se penche dans la saleté et aide cet homme. C'est cela, la miséricorde.
La miséricorde est l'accomplissement de la justice parce que ce dont les gens ont besoin, c'est non seulement une reconnaissance formelle, mais l'amour. Vous demandez pardon: la miséricorde est aussi le pardon, mais elle ne devrait pas être réduite au pardon. Elle va au-delà du pardon. Souvent ma volonté de pardonner est une condition pour que l'autre s'ouvre, mais elle n'est pas dans mes mains. Je peux offrir le pardon, ou je peux demander, «S'il vous plaît pardonnez-moi» mais je ne peux pas faire plus. Si son cœur est fermé, je ne peux pas le changer. Je peux prier pour lui, je peux demander, je peux montrer ma bonne volonté. Plus, je ne peux pas faire. Bien sûr, sans pardon, aucune réconciliation n'est possible. C'est une condition de la réconciliation. Mais l'autre doit l'accepter. C'est une question de liberté. Pardonner, c'est ma liberté, et l'autre est libre de l'accepter ou non.

CWL: Dans votre livre, vous parlez de la seconde encyclique de Jean-Paul II, dans laquelle il écrit que la justice seule ne suffit pas, et que, parfois, la plus haute justice peut finir par devenir la plus haute injustice. Cela a-t-il été le cas à l'intérieur de l'Église elle-même, en particulier en ce qui concerne la façon dont la Congrégation pour la Doctrine de la Foi a traité certains théologiens?

Kasper: La miséricorde ne concerne pas seulement les individus. C'est aussi un impératif pour l'Église elle-même. L'Église s'est elle-même définie au Concile Vatican II comme un sacrement de la grâce de Dieu. Comment l'Église peut-elle être sacramentelle, signe et instrument de la miséricorde, quand elle ne vit pas la miséricorde? Tellement de gens ne perçoivent pas l'Église comme miséricordieuse. C'est dur. Jean XXIII a dit que nous devons utiliser la médecine de la miséricorde DANS l'Église. La miséricorde est également un point critique pour l'Église. Elle doit la prêcher. Nous avons un sacrement de la miséricorde - le sacrement de pénitence, mais nous devons le réévaluer, je pense. Et cela doit être fait dans le comportement social et dans les œuvres sociales. Le Pape François a dit que nous devons devenir une Église pauvre pour les pauvres - c'est son programme. À cet égard, il commence une nouvelle phase de la réception du Concile.

CWL: Vous notez également que la miséricorde et la justice ne peuvent pas être établies ici sur la terre, et que ceux qui ont essayé de créer le paradis sur terre ont plutôt créé l'enfer sur terre. Vous dites que cela est vrai aussi pour les perfectionnistes ecclésiastiques - ceux qui conçoivent l'église comme un club pour les purs. Quel est l'impact de ce point de vue au sommet de l'Église aujourd'hui?

Kasper: Il y a ceux qui croient que l'Église est pour le pur. Ils oublient que l'Église est une Église des pécheurs. Nous sommes tous pécheurs. Et je suis heureux que ce soit vrai parce que si ce n'était pas le cas, alors je n'appartiendrais pas à l'Église. C'est une question d'humilité. Jean-Paul II a offert son mea culpa - pour le rôle du magistère de l'Eglise, et aussi pour d'autres comportements. J'ai l'impression que cela est très important pour le pape François. Il n'aime pas les gens dans l'Église qui condamnent les autres.
Quand il s'agit de critiques de la CDF envers certains théologiens, il n'y a pas toujours eu de procès régulier. C'est évident, et nous devons changer nos mesures. C'est aussi un problème quand il s'agit de la question de la communion pour les divorcés remariés, qui est actuellement à l'étude en préparation du Synode des Évêques de cet automne. D'autre part, nous avons des signes positifs de la miséricorde dans l'Église. Nous avons les saints, Mère Teresa - il y a beaucoup de Mères Teresa. C'est aussi une réalité de l'Eglise.

CWL: Dans votre discours en préambule au consistoire, vous avez noté que, pour le bien de leurs enfants, beaucoup de partenaires qui ont déserté dépendent d'un nouveau partenariat, un mariage civil, qu'ils ne peuvent quitter sans une culpabilité supplémentaire. Plus loin, dans votre discours, vous parlez de la possibilité qu'un catholique divorcé et remarié puisse, après une période de pénitence, recevoir à nouveau la communion. Vous dites que ce serait un petit nombre de personnes, ceux qui veulent vraiment le sacrement et qui comprennent la réalité de leur situation et répondent aux préoccupations qu'aurait leur pasteur. Envisagez-vous une situation dans laquelle un divorcé-remarié catholique - un catholique avec un nouveau partenariat et un mariage civil - pourrait vivre avec son nouveau partenaire «comme frère et sœur» sans détruire ce partenariat, puisque l'autre partenaire ne permettrait peut-être pas à leur relation de continuer dans ces conditions. Est-ce le genre de scénario que vous avait à l'esprit?

Kasper: L'échec d'un premier mariage n'est pas seulement lié à un comportement sexuel erroné. Il peut provenir d'une impossibilité de réaliser ce qui a été promis devant Dieu, devant l'autre partenaire, et l'Église. Il a échoué; il y avait un problème. Cela doit être confessé. Mais je ne peux pas penser à une situation dans laquelle un être humain est tombé dans un fossé et qu'il n'y a pas moyen de sortir. Souvent, il ne peut pas revenir à son premier mariage. Si cela est possible, il devrait y avoir une réconciliation, mais souvent ce n'est pas possible.
Dans le Credo, nous disons que nous croyons dans le pardon des péchés. Si il y avait ce problème, et qu'on s'est repenti - l'absolution n'est-elle pas possible? Ma question traverse le sacrement de la pénitence, par lequel nous avons accès à la sainte communion. Mais la pénitence est la chose la plus importante - se repentir de ce qui s'est passé, et une nouvelle orientation. La nouvelle quasi-famille ou le nouveau partenariat doit être solide, vécu d'une manière chrétienne. Un temps de nouvelle orientation - metanoia - serait nécessaire. Non pas punir les gens, mais une nouvelle orientation parce que le divorce est toujours une tragédie. Il faut du temps pour y travailler et trouver une nouvelle perspective.
Ma question - pas une solution, mais une question - est la suivante: Est-ce que l'absolution n'est pas possible dans ce cas? Et si l'absolution, alors aussi la sainte la communion? Il y a beaucoup de thèmes, de nombreux arguments dans notre tradition catholique qui pourraient permettre cette avancée.
Vivre ensemble comme frère et sœur? Bien sûr, j'ai beaucoup de respect pour ceux qui font cela. Mais c'est un acte héroïque, et l'héroïsme n'est pas pour le chrétien moyen. Cela pourrait également créer de nouvelles tensions. L'adultère n'est pas seulement un comportement sexuel erroné. C'est quitter un Familiaris consortio, une communion, pour en établir une nouvelle. Mais en principe, c'est aussi des relations sexuelles dans cette communion, de sorte que je ne peux pas dire si c'est encore un adultère. Je dirais donc, oui, l'absolution est possible. La miséricorde signifie que Dieu donne à tous ceux qui convertissent et se repentent une nouvelle chance.

CWL: Un défenseur de l'enseignement actuel de l'Église et de la pratique pastorale dirait que l'absolution nécessite la pénitence, et que cela implique une ferme intention d'amendement - c'est-à-dire que vous n'avez pas l'intention de revenir à la situation de péché, comme si rien n'a changé. Vous avez l'intention non seulement de ne plus pécher, mais d'éviter «la prochaine occasion de péché». Les détracteurs de votre proposition diront, oui, nous sommes d'accord avec l'absolution pour ces gens, mais cela pourrait exiger ce que vous décrivez comme un ajustement héroïque de leur vie pour être en mesure de recevoir la communion.

Kasper: J'ai beaucoup de respect pour ces personnes. Mais ce que je peux imposer, c'est une autre question. Mais je dirais que les gens doivent faire ce qui est possible dans leur situation. Nous ne pouvons pas, en tant qu'êtres humains, faire toujours l'idéal, le mieux. Nous devons faire le mieux possible dans une situation donnée. Une position entre rigorisme et laxisme - le laxisme n'est pas possible, bien sûr, parce que ce serait contre l'appel à la sainteté de Jésus. Mais le rigorisme non plus n'est pas dans la tradition de l'Eglise.
Alphonse de Liguori était un rigoriste au début. Puis il a travaillé avec des gens simples, près de Naples et il a découvert que ce n'était pas possible. Et il était un confesseur. Ensuite, il a travaillé sur ce système d'equiprobabalisme - où il ya des arguments pour et contre, et dans ces cas, vous pouvez choisir. Je suis très sensible à cela. Et bien sûr, Alphonse de Liguori est le patron de la théologie morale. Nous ne sommes pas en mauvaise compagnie si nous comptons sur lui. Et Thomas d'Aquin a écrit sur la vertu de prudence, qui ne nie pas une règle commune, mais il faut l'appliquer à une situation souvent très complexe et concrète. Donc, je pense qu'il y a des arguments de la tradition.

CWL: Donc, pour être clair, quand vous parlez à un divorcé et remarié catholique qui n'est pas en mesure de satisfaire aux exigences de rigoristes sans encourir une nouvelle culpabilité, qu'est-ce qui le rendrait coupable?

Kasper: L'éclatement de la deuxième famille. S'il y a des enfants, vous ne pouvez pas le faire. Si vous êtes engagé avec un nouveau partenaire, vous avez donné votre parole, donc ce n'est donc pas possible.

CWL: Dans votre allocution au consistoire, vous demandez si nous pouvons «dans la situation actuelle, présupposer sans balancer que les fiancés partagent la croyance dans le mystère qui est signifié par le sacrement, et qu'ils comprennent vraiment et affirment les conditions canoniques pour la validité du mariage». Vous demandez si la présomption de validité dont procède le droit canon est «souvent une fiction juridique». Mais l'Eglise peut-elle se permettre de ne pas faire cette présomption? Comment l'Église peut-elle continuer à marier des couples de bonne foi si elle suppose que beaucoup d'entre eux ne sont pas vraiment capables d'entrer dans le mariage sacramentel, car ils étaient, comme vous dites quelque part dans votre discours, des «païens baptisés»?

Kasper: C'est un vrai problème. J'ai parlé au pape lui-même à ce sujet, et il a dit qu'il croit que 50 pour cent des mariages ne sont pas valides. Le mariage est un sacrement. Un sacrement présuppose la foi. Et si le couple veut seulement une cérémonie bourgeoise dans une église parce que c'est plus beau, plus romantique qu'une cérémonie civile, vous devez vous demander s'il y avait la foi, et s'ils acceptaient réellement toutes les conditions d'un mariage sacramentel valide - c'est-à-dire unité, exclusivité, et aussi indissolubilité. Les couples, quand ils se marient, le veulent parce que c'est stable. Mais beaucoup pensent: «Eh bien, si nous échouons, nous avons le droit». Et donc le principe est déjà nié. Beaucoup de canonistes me disent qu'aujourd'hui dans notre situation pluraliste nous ne pouvons pas supposer que les couples donnent vraiment leur accord à ce que l'Eglise requiert. Souvent, c'est aussi de l'ignorance. Donc il faut mettre en valeur et renforcer la catéchèse prématrimoniale. C'est souvent fait d'une manière très bureaucratique. Nous devons fournir une catéchèse. Nous devons faire beaucoup plus dans la catéchèse prématrimoniale, et utiliser le travail pastoral et ainsi de suite, parce que nous ne pouvons pas supposer que celui qui est un chrétien formel a aussi la foi. Cela ne serait pas réaliste.

CWL: Mais vous pouvez imaginer le tollé qu'il y aurait si des prêtres disaient régulièrement aux couples, «je ne peux pas vous marier parce que je ne pense pas que vous croyez en ce que les gens doivent croire pour se marier».

Kasper: C'est pourquoi il doit y avoir un dialogue entre le couple et le prêtre, qui doit leur apprendre ce que cela signifie de se marier dans l'église. Vous ne pouvez pas présumer que les deux partenaires savent ce qu'ils font.

CWL: Vous parlez aussi de la différence entre le principe orthodoxe oriental de l'oikonomia et le principe occidental de l'epikeia . Pourriez-vous nous expliquer la différence entre ces choses, et comment elles sont importantes dans des questions telles que la façon dont l'Eglise catholiques traite les divorcés et remariés?

Kasper: Les orthodoxes ont le principe de oikonomia, qui leur permet dans des cas concrets de "dispenser", comme diraient les catholiques, le premier mariage pour en permettre une second dans l'église. Mais ils ne considèrent pas le second mariage comme un sacrement. C'est important. Ils font cette distinction (si les gens la font est une autre question). Je ne suis pas sûr que nous pouvons adapter cette tradition à la nôtre, mais nous avons des éléments similaires. Epikeia dit qu'une règle générale doit être appliquée à une situation particulière - souvent très complexe - prenant en considération toutes les circonstances particulières. Nous parlons de jurisprudence, pas de jurisscience. Le juriste doit appliquer la règle générale, en tenant compte de toutes les circonstances. Pour les grands canonistes du Moyen Age, epikaia était la justice adoucie par la miséricorde. Nous pouvons commencer par là. Nous avons nos propres ressources pour trouver une solution.

CWL: Jusqu'à récemment, vous étiez président du Conseil pontifical pour la promotion de l'unité des chrétiens. Comment cette question pourrait-elle s'insérer dans les relations œcuméniques en cours avec les orthodoxes. S'il y avait un changement dans la manière dont l'Eglise catholique romaine traite les catholiques remariés, cela rendrait-il les choses beaucoup plus faciles, ou même un peu plus faciles, pour le rapprochement entre l'Orient et l'Occident? Ou pas faciles du tout?

Kasper: Ce serait plus facile. Ils ont cette tradition, et leur tradition n'a jamais été condamnée par un concile œcuménique. Le Concile de Trente a condamné la position de Luther, mais n'a pas discuté la position orthodoxe. Le Concile a formulé le problème de l'indissolubilité de façon très prudente, car Venise avait quelques îles qui étaient orthodoxe mais sous la hiérarchie latine. Ils ne voulaient pas perdre ces îles. Donc, nous n'avons pas parlé de ce problème. Nous avons eu des problèmes plus fondamentaux avec les orthodoxes. Mais si nous pouvions trouver une nouvelle solution sur la base de notre propre tradition occidentale, je pense qu'il serait plus facile de trouver une solution concrète à notre problème avec les orthodoxes.

CWL: Quand il s'agit de la question de la communion pour les catholiques divorcés et remariés, vous avez vos détracteurs, dont certains ont trouvé à s'exprimer dans la presse italienne. Le Cardinal Carlo Caffarra, archevêque de Bologne, a eu droit à un large espace dans Il Foglio pour critiquer votre proposition. Il a une question pour vous: «Qu'est-ce qui se passe avec le premier mariage?»

Kasper: Le premier mariage est indissoluble parce que le mariage n'est pas seulement une promesse entre les deux partenaires; c'est aussi la promesse de Dieu, et ce que Dieu fait, est fait pour tous les temps. Par conséquent, le lien du mariage reste. Bien sûr, les chrétiens qui quittent leur premier mariage ont échoué. C'est clair. Le problème, c'est quand il n'y a pas moyen de sortir d'une telle situation. Si nous regardons à l'action de Dieu dans l'histoire du salut, nous voyons que Dieu donne à son peuple une nouvelle chance. C'est la miséricorde. L'amour de Dieu ne s'arrête pas parce qu'un être humain a échoué - s'il se repent. Dieu donne une nouvelle chance -pas en annulant les exigences de la justice: Dieu ne justifie pas le péché. Mais il justifie le pécheur. Beaucoup de mes détracteurs ne comprennent pas cette distinction. Ils pensent que, eh bien, nous voulons justifier leur péché. Non, personne ne veut cela. Mais Dieu justifie le pécheur qui se convertit. Cette distinction apparaît déjà chez saint Augustin.
Je ne nie pas que le lien du mariage reste. Mais les Pères de l'Église avaient une image merveilleuse: s'il y a un naufrage, vous n'obtenez pas un nouveau bateau pour vous sauver, mais vous obtenez une planche afin de pouvoir survivre. C'est la miséricorde de Dieu - nous donner une planche afin que nous puissions survivre. C'est ma façon d'aborder le problème. Je respecte ceux qui ont une position différente, mais d'autre part, ils doivent voir ce que la situation concrète est aujourd'hui. Comment pouvons-nous aider les gens qui se battent dans ces situations? Je connais des gens comme cela - souvent des femmes. Elles sont très engagées dans la vie paroissiale; elles font tout ce qu'elles peuvent pour leurs enfants. Je connais une femme qui a préparé sa fille à la première communion. Le curé a dit que la fillette pouvait communier, mais pas la maman. J'en ai parlé au pape, et il a dit: «Non, c'est impossible».

Le second mariage, bien sûr, n'est pas un mariage dans notre sens chrétien. Et je serais contre le célébrer dans l'église. Mais il y a des éléments d'un mariage. Je comparerais cela à la façon dont l'Eglise catholique considère d'autres églises. L'Eglise catholique est la véritable Eglise du Christ, mais il ya d'autres églises qui ont des éléments de la véritable Eglise, et nous reconnaissons ces éléments. De la même manière, pouvons-nous dire, le vrai mariage est le mariage sacramentel. Et la deuxième n'est pas un mariage dans le même sens, mais il y a des éléments en lui - les partenaires prennent soin les uns des autres, ils sont exclusivement liés les uns aux autres, il y a une intention de permanence, ils prennent soin des enfants, ils mènent une vie de prière (???), et ainsi de suite. Ce n'est pas la meilleure situation. C'est la meilleure situation possible. De façon réaliste, nous devons respecter de telles situations, comme nous le faisons avec les protestants. Nous les reconnaissons comme chrétiens. Nous prions avec eux.

CWL: Et nous savons qu'ils ne considèrent pas leurs mariages comme un sacrement catholique...

Kasper: Il y a d'autres problèmes. Nous considérons le mariage civil des protestants comme des mariages valides, indissolubles. Ils ne croient pas en la sacramentalité. Il y a aussi des problèmes internes dans le droit canonique actuelle. Comment expliquez-vous cela à un protestant - «c'est un mariage valable pour vous, mais pas pour un catholique»? Nous devrions donc dans une certaine mesure réexaminer les règlements canoniques.

CWL: Est-il juste de dire que vos détracteurs pensent que c'est un désaccord sur l'indissolubilité du mariage, mais que vous dites que le désaccord, tel qu'il est, concerne les sacrements de la réconciliation et de l'Eucharistie?

Kasper: En aucun cas, je ne nie l'indissolubilité du mariage sacramentel. Ce serait stupide. Nous devons le respecter, et aider les gens à le comprendre et à le vivre. C'est une tâche pour l'Église. Mais nous devons reconnaître que les chrétiens peuvent échouer, et alors nous devons les aider.
A ceux qui diraient: «Ils sont dans une situation de péché», je dirais: le pape Benoît XVI a déjà dit que ces catholiques peuvent recevoir la communion spirituelle. La communion spirituelle est d'être un avec le Christ. Mais si je suis un avec le Christ, je ne peux pas être dans une situation de péché grave. Donc, s'ils peuvent recevoir la communion spirituelle, pourquoi pas aussi la communion sacramentelle? Je pense qu'il y a aussi des problèmes dans la position traditionnelle, et le pape Benoît a beaucoup réfléchi à ce sujet, et il a dit qu'ils doivent disposer de moyens de salut et de communion spirituelle. Mais la communion spirituelle va très loin: c'est être un avec le Christ. Pourquoi ces gens devraient-ils être exclus de l'autre communion? Etre en communion spirituelle avec le Christ signifie que Dieu a pardonné cette personne. Ainsi, l'Eglise, à travers le sacrement du pardon, devrait également être capable de pardonner si Dieu le fait. Sinon, il y a une opposition entre Dieu et l'Église et ce serait un grand problème.

CWL: Le pape a dit que l'église a besoin d'une meilleure théologie des femmes. Vous avez dit que nous devons trouver un moyen de donner aux femmes des rôles de leadership à l'intérieur des bureaux du Vatican. Voyez-vous cela de sitôt, et comment cela pourrait-il fonctionner?

Kasper: Je ne suis pas en faveur de l'ordination des femmes. Mais il y a des bureaux du Vatican qui ne nécessitent pas l'ordination. Dans les affaires économiques, par exemple, il y a des femmes professionnelles qui pourraient remplir de telles fonctions. L'ordination n'est pas nécessaire pour diriger le Conseil Pontifical pour les Laïcs. La moitié des laïcs sont des femmes. Il y a un bureau pour les laïcs et il n'y a pas de femmes en position de leadership. C'est un problème. Qu'en est-il du Conseil pour la famille? Il n'y a pas de famille sans femmes.
J'ai de l'expérience comme évêque. J'ai nommé une femme au conseil consultatif de l'évéché. Depuis ce jour toute l'atmosphère changé dans notre dialogue. Elle était une femme très courageuse. Les femmes apportent une richesse de vision et une expérience que les hommes n'ont pas. Au Vatican, cela pourrait être utile.
À la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, par exemple, l'ordination est nécessaire pour diriger. Mais la CDF a un groupe de théologiens consultants. Ils ne décident pas; ils consultent. Aujourd'hui, nous avons beaucoup de femmes qui sont professeurs de théologie. Pourquoi ne pas inclure leurs voix? Quelque chose doit être fait à ce sujet. Cela changerait une certaine atmosphère cléricale.

CWL: Comment décririez-vous l'atmosphère au Vatican en ce moment? Y a-t-il beaucoup de nervosité, l'anticipation que des changements sont en cours ou seront bientôt, ou existe-t-il un sentiment que beaucoup du battage médiatique international autour du nouveau pontificat est une sorte de banalité, pas vraiment lié à la vie de l'Eglise?

Kasper: Le Vatican est une pluralité de gens, et ils sont tous différents. Au Vatican, il y a beaucoup d'entre nous qui sont très en faveur du pape François parce que nous avons vu à la fin du dernier pontificat des événements comme Vatileaks, donc quelque chose n'allait pas. Cela ne fonctionnait pas.
Beaucoup de gens sont en faveur de quelques modifications, quelques changements - et le pape le veut. Mais bien sûr, changer n'est pas facile. La Curie est la plus ancienne institution existant de façon continue en Europe. Une aussi vielle institution a ses façons de faire, de sorte qu'il n'est pas facile de changer d'un jour à l'autre. Il y a une certaine résistance. Et quand vous changez quelque chose, il y a toujours un débat, pour et contre, c'est ce qui se passe au Vatican. Mais j'ai l'impression que le pape François est déterminé à faire quelques changements. Il en a déjà fait de très importants. Je pense qu'il y a déjà un point de non-retour. Il a apporté des modifications, par exemple, dans les domaines économiques et financiers. Il veut que l'Église ait une structure plus synodale. Il veut que les Églises locales soient prises davantage au sérieux - pas d'une manière qui nie la primauté de l'Église universelle. Primauté et structure synodale ne sont pas opposées l'une à l'autre. Elles sont complémentaires, et François le veut. Nous n'allons pas juste avoir un synode sur le mariage et la famille - mais nous allons parcourir un processus synodal. Entre les deux sessions du synode, cette année et la suivante, il retourne aux Églises locales, pour que cela puisse être discuté au niveau des paroisses. Il veut apporter les voix des fidèles. Ce sont des changements qui ont rencontré beaucoup de résistance bien sûr, mais il y a aussi beaucoup de gens qui sont en leur faveur. Ainsi, le pape, très déterminé, va de l'avant. Si quelques années lui sont données, il va faire quelque chose.

CWL: Le pape a soixante-dix-sept ans. Compte tenu du fait que d'autres seront responsables de la réalisation de ses réformes, avec l'inertie institutionnelle que vous venez de décrire, quelles sont les perspectives de succès?

Kasper: Le Pape Jean XXIII a eu seulement cinq ans, et il a changé beaucoup de choses. Il y avait aussi un point de non-retour avec Paul VI. Le Pape François ne peut pas tout faire par lui-même; il pense en catégories de processus. Il veut lancer un processus qui se poursuit après lui. Il aura la possibilité de nommer, je crois, 40 pour cent des cardinaux, et ce sont eux qui éliront un nouveau pape. De cette façon, il est capable de conditionner un nouveau conclave.
Bien sûr, le Saint-Esprit est également présent (!!!). Je ne voudrais pas considérer uniquement le niveau institutionnel. L'élection du pape François a été une surprise - aussi pour nous, cardinaux, au conclave (ndt: on peut en douter!!!). Ce nouveau pape est une surprise tous les jours. Pendant le conclave, j'ai senti le Saint-Esprit à l'œuvre. Donc, je fais plus confiance à cette réalité, aux gens. Mais la popularité du pape François n'est pas seulement du battage médiatique. Beaucoup de curés, à Rome m'ont dit que l'année dernière et cette année, beaucoup plus de gens sont venus se confesser pour Pâques, des gens qui depuis des années ne se sont pas confessés. Si tous les gens qui pendant des années ne se sont pas confessés, le font de nouveau, alors ce n'est plus du battage médiatique. C'est une décision personnelle très profonde. Et ces personnes sont revenues, disent-elles, à cause de la façon dont le pape parle de miséricorde. Il y a, selon moins, une réalité plus profonde en cours. Et cette réalité profonde est, pour moi, très importante.