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Don Camillo et don Chichi (V)

Don Chichi ne veut pas de mariage selon l'ancien rite

Don Camillo était un pauvre curé de campagne ; à la différence de don Chichi, il n'avait lu que peu de livres, et fort peu de journaux. A part les réformes liturgiques, il ne comprenait pas en quoi consistait la nouvelle voie empruntée par l'Eglise. Et comment eût-il pu la comprendre, puisque depuis vingt ans déjà, et avant tout le monde, il marchait pour son compte sur ce nouveau chemin, ce qui au demeurant lui avait valu de gros ennuis. Il était normal qu'il n'éprouvât aucune sympathie pour ce blanc-bec venu lui apprendre à faire son métier, et qui ne faisait que lui vider son église.

Sic stantibus rebus, le Pinetti (ndlr : le riche paysan déjà rencontré) vint au presbytère.
- Ma fille doit se marier, mais j'entends qu'elle se marie comme je l'ai fait avec ma femme, et comme mon père l'a fait avec ma mère : devant le même autel et selon le même rite.
- Votre fille se mariera comme l'Eglise l'a décidé, répliqua agressivement don Chichi. Dites-vous bien, monsieur Pinetti, que nous ne sommes pas dans une boutique où chacun choisit l'article de son goût. Dites-vous aussi que votre argent, devant Dieu, ne vaut rien.

Pinetti prit la mouche
- Il vaut en tout cas quelque chose pour ma fille et pour son futur mari ! Puisque c'est comme ça, s'ils veulent que je lâche les sous de la dot, c'est devant monsieur le maire qu'il leur faudra convoler.

Don Chichi se leva d'un bond:
- Si telle est votre foi chrétienne, l'Eglise fait une excellente affaire en perdant un chrétien comme vous !
- Elle en fait une bien mauvaise en trouvant des prêtres de votre espèce!

Pinetti se dirigea vers la porte. Don Camillo n'avait pas desserré les dents. Lorsque Pinetti fut parti, il eut un soupir et constata
- C'est le premier mariage civil qui sera perpétré dans ma paroisse.
- Etait-ce une raison pour céder au chantage de ce malotru ?
- Pinetti n'est pas un malotru, et il ne demandait rien qui soit contraire aux lois de Dieu.
- Mais l'Eglise doit se rénover ! Vous ne savez donc rien de ce qui s'est dit au Concile ?
- J'ai lu ça, oui, mais c'est trop difficile pour ma comprenette. Moi, je n'arrive pas au-delà de ce qu'a dit Jésus : il parlait d'une façon simple et claire. Ce n'était pas un intellectuel, il ne se servait pas de mots difficiles, mais de paroles humbles, accessibles, que tout le monde connait. Si Jésus avait pris part au Concile, ses discours auraient fait rire les très doctes Pères conciliaires.
- Vous plaisantez, révérend ! Si Jésus-Christ revenait sur cette terre, il ne tiendrait plus le même langage, cela ne fait aucun doute.
- Rien n'est plus faux, affirma résolument don Camillo. Sinon comment de pauvres ignorants tels que moi pourraient-ils le comprendre ?
- La vérité, c'est que vous ne voulez pas comprendre, don Camillo !
- Je ne comprends que les faits. Et pour moi, le mariage civil de la fille de Pinetti est un fait bien plus important que les savants discours des pères progressistes. Un mariage civil est une mortification pour l'Eglise, une injure faite à Dieu. Et cela au moment précis où le vrai problème de l'Eglise c'est qu'elle s'ouvre au monde et découvre qu'il est en grande partie incroyant. Des millions de personnes n'ont plus la foi. C'est la seule chose que j'ai comprise de tout ce qu'on a dit sur le Concile. Et aussi la plus importante, parce que c'est le pape qui l'a dite.

Don Chichi ouvrit les bras
- Sans vouloir surestimer l'incident, il serait préférable, j'en conviens, que ce mariage civil ne se fasse pas. Pourquoi ne pas les marier dans votre église, mon révérend ? C'est une chapelle privée, vous seriez en règle.
- La chose demande à être mûrement réfléchie, répondit don Camillo.

En fait, il n'hésita pas une seconde, car c'était la solution dont il rêvait. Bref, la fille de Pinetti se maria dans la petite église de don Camillo, et il vint tant de monde que non seulement la chapelle était pleine, mais aussi le jardin. Il y avait ce matin-là, parmi les fidèles, tous ceux que don Chichi avait éloignés (..)

* * *

"Don Camillo et les contestataires" (1969)
Traduction de l'italien par Louis Bonalumi, éditions du Seuil, 1971.