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La pertinence d'une interviewe

Percutante analyse de l'entretien de François avec le directeur du Corriere della Sera, par le vaticaniste tessinois Giuseppe Rusconi sur son blog Rosso Porpora (6/3/2014).

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Le journaliste suisse a eu en main, physiquement, Il Corriere, il a constaté les artifices typographiques utilisés par le journal pour faire passer ses idées, et il se met dans la peau du "lecteur moyen" - lecteur italien, dans son idée, qui vaut sans doute aussi chez nous, mais seulement dans la mesure où cette interviewe sera médiatisée en France, ce qui n'est pas le cas pour le moment.
François ne pouvait pas ignorer les risques décrits ici. On a presque l'impression que, ce faisant, il cherche l'appui de l'opinion publique.
On notera qu'à part la Civiltà Cattolica, François a donné ses trois premières interviewes aux trois principaux titres laïcistes italiens...

L'auteur utilise le jargon des journalistes pour l'édition des journaux.
J'ai traduit "strillo" par "chapeau": texte court qui résume un article long. Souvent composé dans un caractère et sur une largeur différente de ceux de l’article (cf. pressealecole.fr/2007/02/petit-lexique-des-termes-journalistiques/ )
Sur un site italien analogue (www.piccoligiornalisti.it/glossario), je lis:
"Strillo": Cadre contenant un titre à effet, en général accompagné d'une photo particulièrement incisive.
Ce n'est donc peut-être pas exactement la même chose.

     

La perception d'une interviewe

Giuseppe Rusconi
www.rossoporpora.org
5 Mars 2014
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Le Corriere della Sera (CdS) du 5 Mars 2014 publie solennellement (couverture, page 2, page 3), l'interviewe du directeur Ferruccio de Bortoli au pape François. Déjà dans les titres, les sous-titres, les différentes «accroches» le CdS souligne le retour à la «vie active» de Benoît XVI et suggère au lecteur, avec une astuce ciblée, trois thèmes en particulier: le «non» à l'expression «valeurs non-négociables» et, en synthétisant, «Grande attention aussi aux divorcés» et «Sur les unions civiles, évaluer les cas».

* * *

Cela a commencé avec la très ample interviewe, toute jésuistique, avec le père Antonio Spadaro, le directeur de «La civiltà cattolica». Il y a eu ensuite la conversation avec Eugenio Scalfari, fondateur de la Repubblica (rapportée de manière créative, plus ou moins véridique). Puis vint l'entrevue, ample, elle aussi, avec le vaticaniste Andrea Tornielli pour «La Stampa». Et aujourd'hui, le 5 Mars, voici - avec l'interviewe faite par le directeur Ferruccio de Bortoli - le débarquement sur le «Corriere della Sera» . Un pas en avant de plus dans la stratégie de communication du pape François, mais aussi dans l'image qui du même Pape a été proposée aux lecteurs à travers titres, sous-titres, faux-titres, accroches, chapeaux et autres «box». S'il est vrai que, pour comprendre et évaluer avec un minimum de sérieux une interviewe, il est essentiel d'en connaître le texte intégral, il est également vrai qu'une proportion croissante de lecteurs à aujourd'hui tendance à s'arrêter à la lecture des titres, lesquels bien sûr doivent le frapper, mais pas forcément à aller plus loin (sinon peut-être en diagonale) dans la lecture du texte. Cela s'applique à la presse, c'est encore plus vrai pour la radio et la télévision, liés à la nature à la brièveté des nouvelles, qui, devant être incisives, souvent «traduisent» (càd «simplifient») ce qui a été déclaré dans une interview.

Faisons comme si nous étions un lecteur moyen, qui ne peut/veut consacrer à la lecture des journaux que quelques minutes par jour. Il prend en main le Corriere della Sera d'aujourd'hui et est immédiatement attiré par l'ouverture: «JE VOUS RACONTE MA PREMIÈRE ANNÉE EN TANT QUE PAPE». Que pensera spontanément le lecteur? Le Pape François confirme qu'il est un «copain», quelqu'un qui aime rencontrer et parler avec les gens. Si il est un peu plus malin, son attention se portera également sur le mot «pape», parce que François aimait souvent se définir «évêque de Rome».

Le lecteur verra la photo (Mais il ne ressemble pas un peu à Jean XXIII?), puis l'œil tombera sur les deux chapeaux entre guillemets qui l'accompagnent.
Le premier: «Avec Benoît XVI, nous avons décidé ensemble qu'il participerait à la vie de l'Église».
Que pense le lecteur?
Mais le pape Ratzinger n'avait-il pas dit il y a un an qu'il se retirait sur la montagne pour prier, qu'il voulait mener une vie retirée? En participant à la vie de l'Eglise, mais surtout par la prière et l'étude.
Comme le chapeau de la première page est répété sous la forme du titre en gros caractères sur la deuxième page («Benoît XVI n'est pas une statue. Il participe à la vie de l'Église»), le lecteur croit comprendre que quelque chose a changé par rapport aux affirmations d'il y a un an. Et, s'il en avait le temps, il en trouverait la confirmation dans un passage éloquent de l'interview. Le Pape François, dit de son prédécesseur: «Il est discret, humble, il ne ne veut pas déranger. Nous en avons parlé et nous avons décidé ensemble qu'il serait mieux qu'il voit des gens, qu'il sorte et participe à la vie de l'Eglise». A ce point, le lecteur objectivement perplexe se demanderait: Alors, cela veut dire que quelqu'un qui se contre sur la prière ne participe pas vraiment à la vie de l'Église?

Poursuivons. Toujours sur la première page, à gauche de la photo, un autre chapeau: «Je n'ai jamais compris l'expression valeurs non négociables, ce sont des valeurs, et c'est tout». Un chapeau qui se répète à la page 2. Que peut comprendre le lecteur, qui sait à quel point ces dernières années et aujourd'hui plus que jamais, de nombreux catholiques (et non-catholiques) ont lutté, et luttent pour la défense et la promotion des «valeurs non négociables»? Le lecteur peut légitimement penser à une «démolition» (*) de facto de cette expression (et de ce qui est derrière, relativement à l'approche socio-culturelle-politique à l'égard de ces valeurs).
Mais qui les avait appelées ainsi? Ici, le lecteur ne se souvient pas bien, mais cela lui semble une expression liée aux temps du pape Ratzinger ...

[Ici, Rusconi rappelle le discours du 30 mars 2006, le plus connu, mais nous venons de voir qu'il y a d'autres circonstances, cf. Benoît XVI et les valeurs non négociables ]

A ce stade, le lecteur commun se retrouve avec la tête quelque peu confuse.

À la page trois du CdS, autre titre en gros caractères: «Grande attention aussi aux divorcés. Sur les unions civiles, évaluer les cas».
Qu'est-ce que le lecteur comprend immédiatement?
Sur les divorcés l'Eglise avance de manière pragmatique, réalisant que le divorce ne peut pas être arrêté, et qu'il faut donc faire avec ce phénomène social.
Et là s'insère le sous-problème de la communion pour les divorcés remariés, l'un des principaux points du fameux exposé introductif au Consistoire sur la famille, élaboré par le cardinal Walter Kasper et publié dans son intégralité sur Il Foglio (cf. La révolution culturelle du cardinal Kasper ).
Quant aux «unions civiles», le lecteur pensera spontanément que le Pape - et donc l'Eglise - s'achemine désormais vers la reconnaissance aussi de ce type de couple. Bien sûr, il faudra évaluer au cas par cas ... mais le chemin est ouvert.

Page 3, il y a un autre chapeau significatif sur la fin de vie: il ne fait que répéter ce qui a déjà été dit et écrit dans le passé, mais il est toujours préférable de garder vive l'attention sur le sujet, si l'on considère que les autres (voir la Belgique, les Pays-Bas) sont tous beaucoup plus «civils» (en fait ils prévoient l'euthanasie qui pour les jeunes, qui pour les enfants) que l'Italie si culturellement «arriérée».
Comment alors résonne ce chapeau ?
«Personne n'est obligé d'utiliser des moyens extraordinaires quand on sait qu'on est en phase terminale. Je conseillais les soins palliatifs».
Rien de nouveau, mais le lecteur, déjà bien accompagné par les titres précédents, ne peut pas ne pas penser à des cas comme ceux d'Eluana, à qui on a retiré la vie, [en France, nous avons l'affaire Vincent Lambert].

Du reste, dans la réponse du pape François sur le sujet, il y a une dernière phrase peu claire, après le conseil pour les soins palliatifs: «Dans les cas plus spécifiques, il est bon d'avoir recours, le cas échéant, au conseil de spécialistes». Si le lecteur a lu cette réponse, toujours spontanément, il se demandera: Dans quels cas? Quels spécialistes? Pour faire quoi?

Conclusion. Des titres et assimilés (chapeaux, sous-titres, etc...) du Corriere, le lecteur moyen ne peut penser qu'une seule chose, avec satisfaction ou avec inquiètude: l'Eglise catholique, avec le pape François, est-elle vraiment en train de changer, s'adaptant enfin (au moins pour certains domaines de la vie quotidienne) au monde. En sera-t-il vraiment ainsi?

* * *

(*) Allusion à l'expression forgée par le nouveau premier ministre italien, Renzi, qui se définit comme le "rottomatore", le démolisseur (cf. Les vrais maîtres du monde)