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Morale du monde, morale de l'Eglise

L'extraordinaire "leçon" de Benoît XVI aux évêques suisses en visite ad limina, en novembre 2006. Et une digression à propos de la comm' du Vatican. (3/1/2014)

Du 7 au 9 septembre 2006, Benoît XVI recevait en visite ad limina les évêques suisses et leur adressait deux discours "a braccio" d'une densité et d'une richesse extraordinaires, pétris de références et même de souvenirs très personnels abordant de nombreux thèmes, allant de la catéchèse à la liturgie, de la confession à l'enseignement moral de l'Eglise. Le tout sur le ton de la confidence amicale plus que de la leçon magistrale.
Et d'abord, j'ai retrouvé dans les archives de mon site les circonstances dans lesquelles ces discours ont été prononcés:

En résumé, le 7 novembre, la Salle de presse du Vatican avait rendu public un discours que Benoît XVI était censé avoir adressé aux évêques suisses.
Le lendemain, un rectificatif avait été publié, indiquant que ce discours (qui "reflétait le contenu d'une ébauche préparée pour la visite des évêques suisses en 2005", sous le pontificat de Jean Paul II) n'avait pas été prononcé, le Saint-Père ayant improvisé à la place en allemand.
La version définitive publiée par le site du Vatican ne correspond pas entièrement aux propos prononcés par le Pape et transcrits "dans leur jus" par Luigi Accattoli qui écrivait sur son blog:

Le Pape, avant tout, s'excuse de parler "a braccio". En ce qui nous concerne, nous considérons ses paroles improvisées comme une bonne opportunité pour entrer dans ses vues, et la même chose - je l'imagine- aura été ressentie par les évêques qui l'écoutaient. Mais lui se désole de ne pas avoir eu le temps d'une réflexion accomplie, exprimée sur une page écrite: "Je voudrais m'excuser aussi parce que que je me suis présenté déjà le premier jour sans un texte écrit: naturellement, j'y avais un peu pensé, mais je n'ai pas trouvé le temps d'écrire. Et ainsi, en ce moment aussi, je me présente avec cette pauvreté; mais peut-être le fait d'être pauvre dans tous les sens du terme est-il ce qui convient à un pape, en ce moment de l'histoire de l'Eglise".

Sandro Magister jugeait sévèrement cette faute de la "communication" du Vatican (mais est-ce mieux aujourd'hui?) On lira son analyse en annexe (Voir ici).

     
Une causerie du Pape Benoît

Texte complet: www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi...
(...)


Il m'est venu à l'esprit la parole de saint Ignace: "Le christianisme n'est pas une oeuvre de persuasion, mais de grandeur" (Epître aux Romains, n. 3, 3).
Nous ne devrions pas permettre que notre foi soit rendue vaine par les trop nombreuses discussions sur de multiples détails moins importants, mais avoir au contraire toujours sous les yeux en premier lieu sa grandeur.
Je me souviens, dans les années 80-90, lorsque j'allais en Allemagne, on me demandait des entretiens, et je connaissais déjà toujours les questions à l'avance. Il s'agissait de l'ordination des femmes, de la contraception, de l'avortement, et d'autres questions semblables qui reviennent constamment. Si nous nous laissons entraîner dans ces discussions, alors, on identifie l'Eglise avec certains commandements ou interdictions et nous apparaissons comme des moralistes ayant des convictions un peu démodées, et la véritable grandeur de la foi n'apparaît absolument pas. C'est pourquoi je pense que la chose fondamentale est de toujours souligner la grandeur de notre foi - un engagement duquel nous ne pouvons pas permettre que nous éloignent de telles situations.
(...)

Les deux morales

(...)
La seconde chose qui m'est revenu précisément à l'esprit ces jours-ci, concerne la morale.
J'entends souvent dire qu'il existe une nostalgie de Dieu, de spiritualité et de religion chez les personnes et que l'on recommence également à voir dans l'Eglise un possible interlocuteur, dont on pourrait, à cet égard, recevoir quelque chose (il fut un temps où, au fond, on ne recherchait cela que dans les autres religions). On assiste à un nouvel approfondissement de la conscience selon laquelle l'Eglise est porteuse de l'expérience spirituelle; elle est comme un arbre, dans lequel les oiseaux peuvent faire leur nid, même si ensuite, ils veulent s'envoler à nouveau - mais c'est précisément le lieu où l'on peut se poser pendant un certain temps. Ce qui apparaît au contraire très difficile pour les personnes est la morale que l'Eglise proclame.
J'ai réfléchi sur cela - j'y réfléchis déjà depuis très longtemps - et je vois toujours plus clairement que, à notre époque, la morale s'est en quelque sorte divisée en deux parties.

La société moderne n'est pas simplement sans morale, mais a pour ainsi dire "découvert" et revendique une autre partie de la morale qui, dans l'annonce de l'Eglise au cours des dernières décennies et même plus, n'a sans doute pas été suffisamment proposée. Ce sont les grands thèmes de la paix, de la non-violence, de la justice pour tous, de la sollicitude pour les pauvres, et du respect de la création. Cela est devenu un ensemble éthique qui, précisément comme force politique, possède un grand pouvoir et constitue pour de nombreuses personnes la substitution ou la succession de la religion. Au lieu de la religion, qui est considérée comme métaphysique et quelque chose de l'au-delà - peut-être même comme une chose individualiste -, entrent en compte les grands thèmes moraux comme l'essentiel qui confère également à l'homme sa dignité et l'engage. Cela est un premier aspect; c'est-à-dire que cette moralité existe et attire également les jeunes, qui s'engagent pour la paix, pour la non-violence, pour la justice, pour les pauvres, pour la création. Et ce sont véritablement de grands thèmes moraux, qui appartiennent d'ailleurs également à la tradition de l'Eglise. Les moyens qui s'offrent pour leur résolution sont également souvent unilatéraux, et ne sont pas toujours crédibles, mais nous ne pouvons pas nous arrêter sur cela à présent. Les grands thèmes sont présents.

L'autre partie de la morale, qui est souvent comprise de façon très controversée par la politique, concerne la vie. En fait partie l'engagement pour la vie, de sa conception à sa mort, c'est-à-dire sa défense contre l'avortement, contre l'euthanasie, contre la manipulation et contre l'auto-légitimation de l'homme à disposer de sa vie. On tente souvent de justifier ces interventions à travers les objectifs apparemment nobles de pouvoir, à travers cela, être utiles aux générations futures et, ainsi, détenir entre ses mains la vie elle-même de l'homme et la manipuler apparaît même moral.
Mais, d'autre part, existe également la conscience que la vie humaine est un don qui exige notre respect et notre amour, du premier au dernier moment, même pour les personnes qui souffrent, les porteurs de handicap, et les plus faibles.
C'est dans ce contexte que se place également la morale du mariage et de la famille. Le mariage est, pour ainsi dire, toujours plus marginalisé. Nous connaissons l'exemple de certains pays où a été apportée une modification législative, selon laquelle à présent, le mariage n'est plus défini comme un lien entre un homme et une femme, mais comme un lien entre des personnes; cela détruit évidemment l'idée de fond et la société, à partir de ses racines, devient une chose totalement différente.
La conscience que sexualité, eros et mariage comme union entre un homme et une femme vont de pair, - "tous deux ne feront qu'une seule chair" dit la Genèse - cette conscience s'atténue toujours plus; toute forme de lien semble absolument normale - le tout présenté comme une sorte de moralité de la non-discrimination et une forme de liberté due à l'homme. A travers cela, naturellement, l'indissolubilité du mariage est devenue une idée presque utopique qui, précisément par de nombreuses personnes de la vie publique également, semble démentie. Ainsi, la famille se désagrège progressivement. Certes, en ce qui concerne le problème de la baisse impressionnante du taux de natalité, il existe de multiples explications, mais un rôle décisif est certainement joué également par le fait que l'on veut avoir la vie pour soi, que l'on a peu confiance en l'avenir et que, précisément, l'on considère presque comme irréalisable la famille comme communauté durable, dans laquelle peut croître la génération future.

Dans ces domaines, donc, notre annonce se heurte à une conscience contraire de la société, qui possède pour ainsi dire une sorte d'anti-moralité qui s'appuie sur une conception de la liberté considérée comme la faculté de choisir de façon autonome sans orientations prédéfinies, de la liberté considérée comme une non-discrimination, et donc comme une approbation de tout type de possibilités, se présentant ainsi de façon autonome comme éthiquement correcte.
Mais l'autre conscience n'a pas disparu. Elle existe, et je pense que nous devons nous engager à unir ces deux parties de la moralité et mettre en évidence le fait qu'elles sont unies entre elles de façon inséparable. Ce n'est que si l'on respecte la vie humaine de sa conception jusqu'à sa mort que l'éthique de la paix est également possible et crédible; ce n'est qu'alors que la non-violence peut s'exprimer dans toutes les directions, ce n'est qu'alors que nous accueillons véritablement la création et ce n'est qu'alors qu'il est possible de parvenir à la véritable justice.
Je pense qu'à cet égard, un grand devoir nous attend: d'une part, ne pas faire apparaître le christianisme comme un simple moralisme, mais comme un don dans lequel nous a été donné l'amour qui nous soutient et qui nous donne ensuite la force nécessaire pour savoir "perdre notre vie"; de l'autre, dans ce contexte d'amour donné, progresser également vers les concrétisations, pour lesquelles le fondement nous est toujours offert par le Décalogue qu'avec le Christ et avec l'Eglise, nous devons lire en notre temps de façon progressive et nouvelle.

     

(*)

Annexe
"Ici le Vatican. Les communications sont interrompues".
La très sévère analyse de Sandro Magister

Benoît XVI parle au monde. Mais ses paroles ont du mal à atteindre le grand public, et parfois, elles ne lui parviennent pas du tout.
Voici ce qui ne marche pas dans la machine communicative qui devrait en principe assister le Pape.
Sandro Magister
(ma traduction, à l'époque, le site n'était pas multilingue)
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C'est un journal agonisant, avec quelques centaines d'exemplaires vendus, et, en 2005, un passif de 4,6 millions d'euros, et donc presque personne ne s'est aperçu que l'Osservatore Romano" n'est pas arrivé dans les kiosques à journaux romains, dans l'après-midi du mardi 7 novembre.
Les exemplaires étaient déjà imprimés. Mais, in extremis, le Secrétariat d'Etat a envoyé l''ordre de les envoyer au pilon. Parce qu'elles étaient erronées, depuis le titre qui s'étalait en première page. Consacré au discours du Pape aux évêques suisses, qui, en réalité, n'a jamais été prononcé.

Beaucoup, au contraire, se sont aperçus dudit incident en consultant le bulletin en ligne du Vatican, comme le font chaque jour des millions de personnes par le monde.
A midi était apparu sur le site internet du Saint-Siège un discours présenté comme ayant été prononcé, en français, par Benoît XVI. Au milieu de l'après-midi, le discours avait disparu. Et le soir, apparaissait un communiqué pour dire que ce texte n'avait jamais été lu, mais que c'était une ébauche qui datait du début 2005, et du précédent Pape, que Benoît avait dit tout autre chose aux évêques suisses, improvisant en allemand. La traduction en était annoncée pour le lendemain.

Cette fois, la faute ne revient pas à l'Osservatore Romano, ni à son directeur Mario Agnes, ni à la salle de presse du vatican, derniers anneaux de la chaîne. Le désastre s'était produit à un niveau plus élevé, dans le noeud entre le Pape et la curie.

Benoît XVI a toujours donné du fil à retordre à l'équipe du Secrétariat d'Etat qui s'occupe des discours du Pape, dirigé par un diplomate qui s'employait déjà à cette mission du temps de Jean-Paul II, l'archevêque Paolo Sardi, un piémontais de 72 ans.
Papa Joseph Ratzinger ne se sert pas d'un ordinateur, les discours et les homélies auxquels il tient le plus, il les écrit lui même, à la main, de son écriture minuscule, ou bien il les dicte, ou bien il ne prépare rien, et improvise. Transcrire, traduire, faire parvenir son message à un auditoire vaste comme le monde n'est pas une tâche facile, mais c'est justement ce que Benoît XVI attend de la machine communicative vaticane. Objectif essentiel pour un Pape "docteur de l'Eglise".

Avec Jean-Paul II, à l'inverse, le bureau des discours du Pape, faisait l'essentiel du travail, surtout dans les derniers temps. Il fournissait au Pape une dose massive de discours préfabriqués, que Karol Wojtyla lui retournait avec peu de corrections de sa main.
Avec les évêques suisses, reçus en visite "ad limina" en février 2005, alors que l'état de santé de Papa Wojtyla était déjà à sa dernière extrémité, le discours était prêt. Mais il resta dans les cartons, quand les évènements se précipitèrent.
Ainsi, quand Benoît XVI s'est apprêté à recevoir à Rome ces mêmes évêques suisses, entre le 7 et le 9 novembre de cette année, pour couronner la précédente visite alors interrompue, l'équipe des discours du pape a ressorti des cartons ce vieux texte, et l'a envoyé à l'étage des appartement pontificaux.
Ceci se passait le dimanche 5 novembre. Mais ce texte ne plut pas à Benoît XVI. "Trop directif, trop définitif, il présupposait une discussion qui n'a pas eu lieu", expliqua par la suite Piero Giacomo Grampa, du diocèse suisse de Lugano. Le Pape retourna le discours sans correction. A mettre de côté.
Mais dans l'équipe, ils comprirent le contraire: approuvé. Et ils le transmirent à la salle de presse et à l'Osservatore Romano.
Ce furent les évêques suisses, dans l'après-midi du 7 novembre, qui se montrèrent surpris, en comparant les paroles prononcées de vive voix par le Pape, et celles diffusées par les organes du Vatican. Ils demandèrent, et obtinrent, la suppression immédiate du texte erroné.
Benoît XVI les rencontra à nouveau deux jours plus tard, le 9, s'exprimant encore "a braccio", et il leur confessa "ne pas avoir eu le temps d'écrire". Il ajouta: "Je me présente à vous avec cette pauvreté.".
Le paradoxe de Ratzinger est que la richesse et la profondeur de ses discours sont impressionnants, même selon les standards exigeants des papes du siècle dernier, mais dans le même temps, lui est laissé "pauvre" -et seul- précisément par ceux qui devraient recueillir et amplifier son message.
Même le travail élémentaire de la traduction fonctionne mal, dans un environnement pourtant polyglotte comme le Vatican.
Par exemple, les traductions en français et en portugais de la leçon papale de Ratisbonne du 12 sepptembre, autrement dit le texte le plus célèbre et le plus discuté de ce pontificat, sont apparues sur le site du Vatican seulement 35 jours après. La traduction espagnole, 43 jours. Celle en arabe, préparée par le Secrétariat d'Etat à la mi-septembre, et immédiatement distribuée dans les chancelleries des pays musulmans, est encore à ce jour (23 novembre) innaccessible au grand public.
Jusqu'à il y a quelques mois encore, avec Navaro-Vals à la tête de la salle de presse et le cardinal Sodano au Secrétariat d'Etat, la confusion était pire encore. Durant l'été 2005, Sodano et Navaro-Vals s'étaient publiquement affrontés, s'accusant à tour de rôle d'avoir fait du tort à Benoît XVI, qui, lors d'un Angelus, en rappelant les derniers attentats terroristes, et en se fiant à la note qu'on lui avait remise, avait oublié Israël.
Mais encore maintenant, avec le nouveau secrétaire d'Etat, le cardinal Bertone, et le nouveau directeur de la salle de presse, le père Federico Lombardi, les choses ne vont guère mieux, sous l'angle de la communication.
Lombardi continue à diriger Radio Vaticano, un goufre encore plus profond que l'Osservatore Romano. En 2005, il a enregistré un passif de 23,5 millions d'euros, et son audience est humiliante en regard des autres stations de radio catholiques, comme Radio Maria, incomparablement plus efficace pour faire parvenir à un vaste public la parole du Pape.
Lombardi est jésuite. Et comme tous ceux qui suivent Saint-Ignace, il a fait voeu de "disponibilité totale au Souverain Pontife romain, dans tout ce qu'il voudra et commandera pour le bien de l'âme et la propagation de la foi", ainsi qu'a tenu à leur rappeler Benoît XVI, dans son discours du 3 novembre, à l'Université Pontificale Grégorienne.

Mais c'est aussi un jésuite, le père Thomas Michael, qui se chargeait des discours sur ce thème pour Jean-Paul II. Le 25 septembre dernier, alors que Benoît XVI s'employait à clarifier, pour des dizaines d'ambassadeurs musulmans réunis à Castelgandolfo, la "vraie signification" de sa leçon de Ratisbonne, le père Michael expliquait aux nombreux auditeurs du site "online" de Yusuf Quaradawi, le cheik le plus écouté du monde arabe, que le Pape avait tout faux.
Et ce sont encore des jésuites, les rédacteurs de "Civiltà Cattolica", la revue romaine historique, par son statut au service total du Pape. Certains lundis, son directeur, le père Gianpaolo Salvini, se rend au Secrétariat d'Etat avec les ébauches d'articles en préparation, qui sont lus, parfois modifiés, parfois écartés, avant de recevoir l'"imprimatur".
Eh bien, dans le numéro d'Octobre de "Civiltà cattolica", il y avait un éditorial -autorisé on ne sait par qui- , lequel, en neuf pages, décrit avec une précision scientifique la vision du monde d'un islam violent, sa volonté d'assujettir la planète entière, de faire disparaître Israël, de faire "exploser" ses martyrs", dans le but de "défendre l'honneur d'Allah, et les droits" du peuple musulman.
Pas un ligne, en revanche, pas un mot, en neuf pages, pour opposer à cet amalgame entre foi et violence donné comme irrésistible et inéluctable, une critique "seconda ragione" (raisonnable). Ce qui était au coeur de la leçon de Benoît XVI à Ratisbonne.
Cette leçon n'est même pas citée. Et même, c'est comme si elle n'avait jamais jamais été prononcée, dans cet édotorial de la revue "du Pape".

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