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L'héritage de Benoît XVI (I)

Première partie de l'article du Professeur Réal Tremblay, dans la Revue théologique de Lugano (3/6/2014)

>>> Cf. Benoît XVI. Le grain tombé en terre

     

Extrait de la préface de André Marie Jérumanis:
Un de ses étudiants et collaborateurs, le professeur R. Tremblay, invite à porter un regard sur la christologie de Ratzinger, à partir du paradigme du service, pour interpréter la renonciation du pape et de ses conséquences pour la vie future de l'Église, appelée à choisir la voie du service filial.

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La première partie de cet exposée est assez "trapue" (je veux dire plutôt réservée à des théologiens) mais elle est indispensable pour comprendre les suivantes.

     
CE QUE JOSEPH RATZINGER/BENOÎT XVI LÈGUE À LA POSTÉRITÉ
Réal Tremblay
Académie Alphonsienne (Rome)

Présenter le legs de Joseph Ratzinger/Benoît XVI à la postérité est un projet quasiment impossible. La qualité de sa présence dans l'histoire récente de l'Église et du monde ne facilite pas la tâche. Un théologien qui a touché et renouvelé pratiquement toutes les sphères du savoir théologique; un penseur qui a su interpréter et interpeler les grands courants de la culture de notre temps; un évêque qui a joué un rôle déterminant dans l'élaboration d'un corpus doctrinal à la fois fidèle à l'Évangile et signifiant pour l'homme d'aujourd'hui; un pasteur et pontife suprême attentif à découvrir la vérité partout où elle se trouve et à construire des ponts pour faire en sorte que tous les hommes de bonne volonté se retrouvent autour d'elle, voilà quelques éléments en plus d'autres qui compliquent la tâche de celui qui veut identifier les traits ou le trait de l'héritage laissé à l'Église et au monde par Benoît XVI.

En dépit des difficultés qu'implique le projet envisagé, je voudrais tenter de dire quelque chose sur la question. Pour ce faire, je réduirai mon champ d'investigation à la sphère christologique, toujours privilégiée dans la pensée de J. Ratzinger/Benoît XVI. Dans cette sphère, je voudrais fixer mon attention sur une idée qui pourrait servir de clé de voûte à tout l'opus écrit et vécu de Ratzinger, clé qui pourrait rendre compte de la structure de l'édifice, en expliquer le sens et en assurer la résistance au temps et à l'espace. Je pense à l'idée de service liée à l'idée de la «royauté» et en amont, à la réalité du divinum. Autrement dit et selon un parcours inverse: Dieu dans le Christ est Roi/Seigneur comme serviteur de sa créature. A examiner de près la vie et l'œuvre de J. Ratzinger/Benoît VI, tout tourne, à mon sens, autour de ce noyau comme les électrons autour du noyau de l'atome.

Dans le premier temps de ma recherche, je fixerai mon attention sur une page que l'on trouve dans le premier grand ouvrage de l'auteur après ses travaux de promotion et d'habilitation: Einführung in das Christentum [la foi chrétienne hier et aujourd'hui] (I).
Je m'intéresserai ensuite à l'impact de ce texte sur la vie de Ratzinger, incluant naturellement sa renonciation à la papauté (II).
Je terminerai mon étude en m'arrêtant brièvement sur le sens que l'«idée de service» à la Ratzinger/Benoît XVI peut avoir pour le monde et l'Église d'aujourd'hui et de demain (III).


I. TEXTE DE DÉPART
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Contre l'avis de plusieurs d'après lesquels les formulations dogmatiques des Conciles de Nicée (325) et de Chalcédoine (451) avec leur christologie de type ontologique se situeraient dans le prolongement d'«idées mythiques de génération», Ratzinger s'applique à démontrer qu'il n'en est rien. Il le fait en étudiant, dans le Nouveau Testament, «deux désignations christologiques»: «Fils de Dieu» et «Fils» qui ont incontestablement des rapports entre elles, mais qui, néanmoins, «appartiennent primitivement à des contextes tout à fait différents, ont une origine différente et expriment des réalités différentes».
Pour rester plus strictement dans la ligne de ma recherche, je fixerai mon attention sur l'étude de la première «désignation christologique» évoquée: «Fils de Dieu».

Pour la même raison, je ne suivrai dans les détails que les dernières étapes de la réflexion faite sur la «désignation» en cause.

Cette «désignation» se retrouve dans l'oracle d'intronisation adressé au roi d'Israël:
"Tu es mon fils, moi aujourd'hui, je t'ai engendré. Demande, et je te donne les nations pour héritage" (Ps2, 2-3)

Après être passé, dans l'Ancien Testament, d'une théologie de la génération à une théologie d'élection, et ensuite d'une théologie d'élection à une théologie d'espérance, cet oracle est repris dans le Nouveau Testament dans le cadre de la foi en la résurrection de Jésus. Quel en est le sens une fois appliqué au Crucifié ressuscité et réalisé par lui?

Elle exprime la conviction, répond Ratzinger, que c'est à celui qui est mort sur la croix, à celui qui a renoncé à toute puissance du monde (entendons ici à l'arrière-plan les mots du Psaume où il est question des rois de ce monde qui tremblent, où l'on parle de briser avec un sceptre de fer), à celui qui a fait mettre de côté tous les glaives et qui n'a pas, comme font les rois de ce monde, envoyé les autres à la mort à sa place, mais qui est allé lui-même à la mort pour les autres, à celui qui a placé le sens de l'existence humaine, non dans la puissance s'affirmant elle-même mais dans une existence radicalement pour les autres, comme le prouve la croix, c'est à celui-là seul que Dieu a dit: «Tu es mon Fils, aujourd'hui je t'ai engendré».

C'est à ce point précis qu'apparaît, selon notre auteur, le sens de l'histoire de l'élection, le vrai sens de la royauté qui a toujours connoté l'idée de «représentation», laquelle, en ce nouveau contexte, prend une signification toute nouvelle:

C'est à lui (le Christ) qui a complètement échoué, qui, suspendu au gibet, n'a plus de sol sous les pieds, dont on tire au sort les vêtements et qui semble abandonné par Dieu lui-même, c'est précisément à lui que s'applique l'oracle: «Tu es mon Fils aujourd'hui - en cet endroit (in dieser Stelle) - je t'ai engendré. Demande et je te donne les nations pour héritage et pour domaine les extrémités de la terre».

La notion de «fils de Dieu» n'a donc rien à faire avec l'idée hellénistique de l'«homme divin». Elle s'origine plutôt de la deuxième étape de démythologisation de l'idée orientale du roi, entendons l'ouverture sur la promesse qu'un jour un roi viendrait dont on pourrait dire à juste titre qu'il héritera de toutes les nations. Ici, Jésus est vu comme le véritable héritier de cette promesse, le véritable héritier de l'univers. Il accomplit ainsi le sens de la théologie davidique.

En même temps apparaît que l'idée du roi appliquée ainsi à Jésus à travers le titre de fils «se rencontre avec l'idée de serviteur». «En tant que roi, il est serviteur, et en tant que serviteur, il est roi». Il est intéressant de constater que l'Ancien Testament avait déjà préparé cette compénétration quant au sens et à la terminologie.

C'est dans la Lettre aux Philippiens (2,5-11) de Paul que l'équivalence entre «fils et serviteur», entre «gloire et service» qui conduit à une interprétation toute nouvelle des idées de «roi» et de «fils» trouve sa formulation «la plus grandiose».

Le terme evacuatio employé par le texte latin signifie qu'il s'est «vidé complètement»: renonçant à être pour soi, Il est entré dans la pure dynamique du «pour». Mais, continue le texte par là-même il est devenu le Maître de l'univers, de tout le cosmos devant qui ce dernier accomplit la proskynese, c'est-à-dire le rite et l'acte de soumission auquel seul le roi véritable a droit. Celui qui obéit librement apparaît alors être le véritable Seigneur; celui qui s'est abaissé jusqu'à l'extrême limite de la dépossession de soi est devenu par là-même Seigneur du monde.

Que résulte-t-il de tout cela pour la désignation: «fils-roi»? On peut parler d'un engendrement qui dépasse de loin la première démythologisation de type électif et celle, connexe, de l'espérance. Ce fils est en parfait rapport avec le Père et devient ainsi Maître de l'univers. Dans les mots même de l'auteur maintenant: «Celui qui ne tient absolument pas à soi, mais qui est pure relation (reine Beziehung), coïncide par le fait avec l'absolu et devient Seigneur» .

En finale de ce paragraphe, l'auteur revient sur le fait que l'expression «fils de dieu» fait partie d'une théologie politique repérable aussi dans la Rome impériale.

Mais la différence est que, dans le premier cas, le mythe a été, comme on l'a vu, «démythologisé» pratiquement à trois reprises, tandis que dans le second cas «le mythe est resté mythe». Et notre auteur de conclure avec une observation d'importance capitale pour l'Église d'hier et d'aujourd'hui:

La promotion de domination universelle de l'Empereur-dieu romain était naturellement incompatible avec la théologie royale et impériale complètement transformée qui anime la confession de Jésus comme «Fils de Dieu». Aussi la martyria (témoignage) devait-elle devenir le martyrrum, la provocation contre la déification du pouvoir politique.

A suivre ...
© Rivista Teologica di Lugano

(*) Le Professeur Réal Tremblay est entre autre Professeur émérite de morale fondamentale à l’Académie Alphonsienne de Rome, membre ordinaire et membre du Conseil de l’Académie Pontificale de Théologie, et Consulteur de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi