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Benoît XVI. Le grain tombé en terre

Editorial de la revue de théologie italo-suisse “Rivista teologica di Lugano”, recueil de textes publiés au lendemain de la renonciation (2/6/2014)

Dans un article publié ces jours-ci par Il Corriere, Vittorio Messori citait (sans plus préciser la source) "une étude réalisée par Stefano Violi, éminent professeur de droit canonique à la Faculté de théologie de Bologne et Lugano", selon laquelle "l'acte [de renonciation] de Ratzinger innove profondément et (..) les papes vivants sont désormais vraiment deux" (Deux Papes?).
Recherche faite, l'article évoqué par Vittorio Messori provenait de la “Rivista di Teologia di Lugano”
S'en est suivi un débat avec Antonio Socci, dont j'ai traduit la réponse ici: Deux papes: Socci répond à Messori

Claude K m'écrit:

La Bibliothèque Nationale de France étant abonnée à la Rivista Teologica di Lugano, j’ai pu consulter ce matin le numéro dans lequel figure l’article mentionné par V. Messori: Violi, Stefano. La rinuncia di Benedetto XVI. Tra storia, diritto e coscienza. Rivista teologica di Lugano, Anno XVIII, No 2, Giugno 2013, p. 203-214

Contrairement à ce que dit Socci, l’article du canoniste n’est pas «sorti ces jours-ci» mais il y a un an, en juin 2013, comme le suggérait le numéro « 2013/2 » de cette revue, qui indique une parution trimestrielle. Il a donc été écrit relativement peu de temps après la renonciation, compte tenu des délais de lecture et d’impression d’une revue de ce type (entre février et avril ou mai).

Claude K m'a donc obligeamment envoyé des clichés de plusieurs articles, dont celui de Stefano Violi (en italien)
Voici pour commencer l'éditorial de André-Marie Jérumanis, intitulé "Benoît XVI. Le grain tombé en terre", qui présente le sommaire de la revue (ma traduction).

Suit un long exposé en français de Réal Tremblay, qui fut un "étudiant et collaborateur" de Joseph Ratzinger. Il fait une exégèse serrée de deux textes magnifiques et d'une grande importance, qui représentent le testament spirituel de Benoît XVI: le discours aux séminaristes et le bavardage à bâtons rompus avec le clergé romain, tous deux en février 2013, donc à très peu de temps (avant et après) de la renonciation. A suivre.

Quant à l'article de S. Violi, qui nous a conduit à la découverte de la revue, mes lecteurs intéressés devront avoir un peu de patience, j'essaierai de traduire des passages, et de résumer les autres... dans la mesure de mes modestes capacités, et quand j'en aurai le temps.

     

BENOÎT XVI. LE GRAIN TOMBÉ EN TERRE (1).
ENTRE KÉNOSE (2) ET FÉCONDITÉ
André-Marie Jérumanis
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Depuis le 11 février 2013, alors qu'un tremblement de terre ecclésial mettait la Curie romaine en court-circuit, quelques mois se sont écoulés. Ce jour-là, Benoît XVI déclarait lors du consistoire des cardinaux:

«Après avoir examiné ma conscience devant Dieu, à diverses reprises, je suis parvenu à la certitude que mes forces, en raison de l’avancement de mon âge, ne sont plus aptes à exercer adéquatement le ministère pétrinien. Je suis bien conscient que ce ministère, de par son essence spirituelle, doit être accompli non seulement par les œuvres et par la parole, mais aussi, et pas moins, par la souffrance et par la prière. Cependant, dans le monde d’aujourd’hui, sujet à de rapides changements et agité par des questions de grande importance pour la vie de la foi, pour gouverner la barque de saint Pierre et annoncer l’Évangile, la vigueur du corps et de l’esprit est aussi nécessaire, vigueur qui, ces derniers mois, s’est amoindrie en moi d’une telle manière que je dois reconnaître mon incapacité à bien administrer le ministère qui m’a été confié».

Ces mots , relus quelques mois plus tard, révèlent la grandeur morale et spirituelle du Pape émérite Benoît XVI, au point que son successeur le pape François, lors de l'Angélus du 30 Juin (2013), a souligné qu'«il nous a donné un grand exemple» d'écoute de sa propre conscience et d'une décision prise avec Dieu, «quand le Seigneur lui a fait comprendre, dans la prière, le pas qu'il devait accomplir».

De multiples lectures ont été faites de la renonciation au ministère pétrinien de la part de Benoît XVI, allant de l'incompréhension au soupçon, à la critique de l'affaiblissement du ministère pétrinien, mais aussi, pour la plupart, au respect, à la gratitude, tant pour l'oeuvre que pour le geste courageux. Il suffit de mettre en évidence les mots du Secrétaire de l'ONU Ban Ki-Moon , lequel n'a pas manqué de souligner l'engagement de Benoît XVI pour la promotion du dialogue entre les religions, l'engagement pour relever les défis mondiaux tels que la pauvreté et la faim , et, finalement, l'engagement pour les droits humains et pour la paix. En outre, il n'a pas hésité à espérer que «la sagesse démontrée pendant le pontificat puisse représenter un héritage sur lequel bâtir un avenir de dialogue et de tolérance».

Il est vrai que le pontificat de Benoît XVI n'a pas toujours été perçu par les médias avec sérénité. La réaction après le discours de Ratisbonne, la levée discutée de l'excommunication des évêques lefebvristes, l'incompréhension face à la libéralisation de la liturgie romaine antérieure à la réforme de 1970, le scandale de la pédophilie, les Vatileaks , la crise de l'IOR sont parmi les questions qui ont le plus attiré l'attention des médias du monde entier, de manière à offrir une herméneutique souvent partielle, sinon erronée, de l'oeuvre théologique et pastorale de Benoît XVI .

Une telle lecture a souvent négligé la valeur de la contribution de Benoît XVI à la vie de l'Église.
On ne peut pas omettre l'engagement du pape émérite pour le caractère sacré de la liturgie, accompagné d'une insistance constante pour une lecture correcte de l'"aggiornamento" conciliaire.
Relevons encore tous l'effort pour l'œcuménisme, afin qu'il ne se réduise pas simplement au respect mutuel, mais soit sincèrement guidé par la poursuite de la vérité théologique.
Sa riche production théologique offre à toute l'Eglise une théologie qui ne considère pas la foi comme étrangère à sa méthodologie propre et qui est en même temps «ontologico-véritative».
Face à la culture sécularisée de l'Occident, il en montre les limites qui, dérivant d'une raison fermée à la transcendance et à la vérité, conduira inévitablement à une dictature du relativisme. La préoccupation pour le sécularisme du monde occidental, la proclamation de la foi, sont des indices d'un regard réaliste sur la situation du monde contemporain, regard qui toutefois n'est pas sans espérance. Benoît XVI reste le pape de l'espérance. Au niveau intraecclésial restera certainement dans la vie de l'Eglise l'invitation à la conversion permanente, afin que puisse briller de plus en plus clairement la beauté du visage du Christ.

Dans l'acte de renonciation au ministère pétrinien de Benoît XVI, il y a une force «réformatrice» qui conditionne le futur de l'Église. Le choix du pape François a été rendu possible grâce au geste kénotique (ndt: donc, de dépouillement) de Benoît, un geste préparé par tout son pontificat. Très significative et prophétique apparaît la réponse que Benoît a donnée fin 2012 dans une interview avec Peter Sewald : «Êtes-vous la fin de l'ancien - ai-je demandé au pape lors de notre dernière rencontre - ou le début du nouveau?". Sa réponse a été "les deux"».

Dans la Declaratio du 11 Février 2013, affirmant qu'il n'a plus les forces pour mener à bien le ministère pétrinien dans le contexte d'un monde soumis à des changements constants, et agité de questions importantes, il indique la nécessité d'une réforme-réponse adéquate.

En ce sens, chercher à opposer le pape François à Benoît XVI, en pratiquant une sorte d'herméneutique de la rupture, est tout simplement une exagération idéologique: d'un côté, le conservateur, de l'autre le réformateur. Le Pape François n'est certes pas Benoît XVI (voir la différence de culture, de formation, d'expérience ecclésiale et spirituelle) , mais en dépit d'un style différent, tous deux sont portés par le même amour pour le Christ et pour son Eglise, qui est toujours appelée à se réformer (???).

Le présent numéro de la Revue théologique de Lugano offre dans le premier article un approfondissement de l'héritage théologique de Joseph Ratzinger. Un de ses étudiants et collaborateurs, le professeur R. Tremblay, invite à porter un regard sur la christologie de Ratzinger, à partir du paradigme du service, pour interpréter la renonciation du pape et de ses conséquences pour la vie future de l'Église, appelée à choisir la voie du service filial.
Dans le deuxième article, le professeur S. Violi s'attarde sur l'aspect historique et juridique de la renonciation en soulignant la «gravité» du geste, qui pourtant «reste en pleine harmonie avec la tradition de l' Église», théologiquement motivé par la « plenitudo potestatis " inscrite dans le canon §331.


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(1) Allusion à la parabole du grain de blé tombé en terre (Jean 12.24).
Benoît XVI la commentait en ces termes, devant les prêtres du Val d'Aoste, le 25 juillet 2005:

Cela nous fait comprendre que nous devons être courageux même si la Parole de Dieu, le Royaume de Dieu, semble sans importance historique et politique. A la fin, Jésus, lors du Dimanche des Rameaux, a comme résumé tous ces enseignements sur la semence de la Parole: si le grain de blé ne tombe pas en terre et ne meurt, il reste seul, s'il tombe en terre et meurt, il porte des fruits abondants. Et ainsi, il a fait comprendre qu'Il est lui-même le grain de blé qui tombe en terre et meurt. Lors de la crucifixion, tout semble perdu, mais précisément ainsi, en tombant en terre, en mourant, sur la Voie de la Croix, il porte du fruit pour chaque époque, pour toutes les époques. Nous avons ici la finalisation christologique, selon laquelle le Christ lui-même est la semence, est le Royaume présent, ainsi que la dimension eucharistique: ce grain de blé tombe en terre et ainsi, le nouveau Pain grandit, le Pain de la vie future, la Sainte Eucharistie qui nous nourrit et qui s'ouvre aux mystères divins, pour la vie nouvelle.

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(2) du grec kenosis : vide, dépouillé
Terme technique du langage théologique ayant pour origine le verbe grec kénoô, utilisé par Saint Paul (Ph 2, 6-7) pour signifier le dépouillement du Christ dans son humanité Dans la théologie catholique, la Kénose désigne donc le fait pour le Fils, tout en demeurant Dieu, d'avoir abandonné en son Incarnation tous les attributs de Dieu qui l'auraient empêché de vivre la condition ordinaire des hommes.
http://www.eglise.catholique.fr/ressources-annuaires/lexique/definition.html?lexiqueID=382