Accueil

Oecuménisme

Quelques rappels utiles. Et un échange de lettres datant de 2001, entre Joseph Ratzinger, préfet de la CDF et le métropolite orthodoxe Damaskinos. Reprise (26/5/2014)

>>> Ici, la DÉCLARATION "DOMINUS IESUS" SUR L'UNICITÉ ET L'UNIVERSALITÉ SALVIFIQUE DE JÉSUS-CHRIST ET DE L'ÉGLISE (www.vatican.va)

     

Hier, à Jérusalem, le Pape François et le Patriarche œcuménique de Constantinople, Bartholomée I, ont signé une déclaration commune:

C'est à Jérusalem que se sont retrouvés le Pape François et le Patriarche œcuménique de Constantinople, Bartholomée. Les deux hommes se sont entretenus en privé, en présence du Cardinal Pietro Parolin, secrétaire d'Etat du Saint-Siège, et du Cardinal Kurt Koch, président du Conseil pontifical pour la promotion de l'Unité des Chrétiens. Le Pape et le Patriarche œcuménique ont ensuite signé une déclaration commune.

C'est un texte de première importance, car il nous met noir sur blanc l’état des relations œcuméniques entre catholiques et orthodoxes.

(la suite ici: fr.radiovaticana.va)

* * *

Contrairement à ce que l'on pourrait croire à une lecture en diagonale des informations, le dialogue oecuménique avec les orthodoxes engagé sous Paul VI a été particulièrement fructueux sous Benoît XVI.

Le 30 novembre 2006, lors du voyage si difficile en Turquie (suite à la manipulation du dicours de Ratisbonne), Benoît XVI et Bartholomeos Ier après la célébration de la liturgie (selon le rite orthodoxe) signaient une Déclaration commune dans la Salle du Trône du Patriarcat œcuménique à Istanbul.

Et le 13 octobre 2007 le "document de Ravenne" représentait une nouvelle étape significative du dialogue (cf. http://benoit-et-moi.fr/2007).

* * *

C'est donc l'occasion de relire un échange, entre le Cardinal Ratzinger et le Métropolite Damaskinos (1936-2011) , à propos de la déclaration controversée "Dominus Iesus".

Les deux lettres sont reproduites dans le livre "Faire route avec Dieu", de Joseph Ratzinger, édition Parole et Silence, pages 203 et suivantes.
J'ai rajouté quelques sous-titres, les plus neutres possibles, pour faciliter la lecture.

Dans sa réponse, Joseph Ratzinger expliquait la position du Préfet d'alors.

En plus de l'intérêt que je qualifierai de purement technique de l'échange "trapu" entre deux théologiens de premier plan (avec des réponses d'une grande clarté de la part du Préfet de la CDF, même pour le profane que je suis), cette correspondance a le mérite de nous rendre témoin de la délicatesse avec lequel le Cardinal exprime le sentiment de l'amitié.
Il semble en effet qu'une grande affection l'unisse au prélat orthodoxe, qui fut l'un de ses élèves. Je crois avoir lu que sa croix pectorale de cardinal - celle-la même que l'on voit sur la couverture du livre - était un cadeau de ce dernier, auquel il tient beaucoup.

     
La lettre du Métropolite Damaskinos

À son Eminence
Joseph Cardinal Ratzinger
Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi


Chambésy, le 30 octobre 2000
Eminence
Cher et vénéré frère et ami,

-----------------
Très volontiers et avec reconnaissance je me souviens de notre dernière rencontre inoubliable du 14 au 16 octobre en
Toscane.
Cette rencontre a été pour nous l'occasion de réfléchir à certaines choses que, comme préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, tu as adressées comme parole officielle de l'Église catholique romaine à ses évêques, parole qui engage. Je pense à la Déclaration Dominus Iesus et, surtout, à la Note de la Congrégation pour la Doctrine de la foi sur les Églises soeurs.

Lorsqu'en 1999 j'ai fait une conférence à la faculté de théologie catholique romaine de l'Université de Bonn sur l'apport de l'Église et de la théologie greco-orthodoxes dans l'Europe d'aujourd'hui, j'ai souligné entre autres que la Providence de Dieu a voulu que, dans les années postérieures à 1959 lorsque, boursier du Patriarcat oecuménique de Constantinople, je poursuivais mes études en Allemagne, j'eus le jeune professeur Joseph Ratzinger comme professeur et ami. Notre relation a été une communion de plus en plus profonde.

* * *


LA COMMUNION ARDEMMENT SOUHAITÉE
--
Nous avons découvert, l'un par l'autre, ce que signifie d'appartenir à l'Église catholique romaine et à l'Église orthodoxe, deux Églises qui se sont redécouvertes comme Églises soeurs. Ainsi nous nous sommes préparés de l'intérieur au grand événement de 1965: l'éradication des anathèmes de la mémoire de nos Églises. De cette manière s'est éveillée en nous la passion pour la restauration de l'unité parfaite entre nos Églises . Nous avons expérimenté le fait de partager la même foi apostolique, et nous avons poursuivi cette nouvelle phase de nos relations, passant du dialogue de la charité jusqu'au dialogue théologique officiel. Nous avons de même senti que la levée mutuelle des anathèmes avait créé une nouvelle situation qui devait être honorée du point de vue théologique.
Cette situation a une portée psychologique, comme ecclésiologique, qui dépasse de loin l'événement dont on a effacé la mémoire. Avec le temps on a pu voir que son écho dans le peuple était plus profond et plus large que prévu. Cette levée des anathèmes continue d'opérer et doit opérer une purification de la mémoire qui est le pardon. Elle a remplacé le symbole de la séparation par le symbole de l'amour. Elle présuppose une nouvelle situation ecclésiale qui doit avoir toujours plus de répercussions à tous les niveaux de chacune de nos Églises locales. Cette réception fait partie du processus de rapprochement et de la compréhension, car, s'il est vrai qu'il y a un lien inébranlable entre la théologie et l'amour, le fait que nous vivons ensemble le mystère chrétien qui nous unit, nous mènera nécessairement plus loin. Le Royaume de Dieu souffre violence.

Je me souviens, de plus, des réflexions que tu as livrées à l'occasion de notre première rencontre ecclésiologique à Vienne en 1974:

«Posons à la fin encore une fois la question suivante : en quoi consistent ces événements et quelles en sont les suites? Le processus fondamental est le suivant: les relations caractérisées par un "amour refroidi", "les oppositions, la méfiance et les antagonismes" sont remplacées par des rapports de charité, de fraternité, dont le symbole est le baiser d'amour. Le symbole du schisme a été remplacé par le symbole de l'amour. Certes, la pleine communion sacramentelle n'a pas encore été rétablie. Mais étant donné que le "dialogue de la charité" a atteint un premier but, on attend le "dialogue théologique", non pas sous forme d'altercations académiques sans aboutissement, ne trouvant leur justification qu'en elles-mêmes, mais bien plutôt sous le signe de "l'attente impatiente" qui sait que "l'heure est venue". Agapè et baiser d'amour sont, en tant que tels, les termes et les rites de l'unité eucharistique. Partout où l'agapè est une réalité ecclésiale, elle doit se traduire par l'agapè eucharistique. Tous les efforts doivent être orientés en fonction de ce but. Afin que ce but puisse être atteint, il faut exiger, comme conséquence immédiate, que l'on travaille incessamment à l'assainissement de la mémoire. Le fait juridique de l'oubli doit être suivi du fait historique d'une nouvelle mémoire : c'est là une condition sine qua non à la fois juridique et théologique, incluse dans les événements du 7 décembre 1965 ».

Ensemble nous avons appris comment la théologie est à faire, eu égard aux traditions particulières de l'Occident. Nous avons senti que la vérité révélée est reçue, vécue et comprise d'une manière différente en Orient et en Occident et que la différence des théologies peut être perçue comme compatible à l'intérieur d'une même foi, et cela d'autant plus qu'un sens éveillé pour la transcendance du mystère et le caractère avant tout apophatique de son expression humaine, peut laisser le champ libre à un pluralisme légitime des théologies au sein de la même foi traditionnelle. Nous avons senti qu'a priori, il ne faut pas être trop enclin à identifier la foi et son expression avec des théologies particulières.

Et nous en sommes venus à la constatation commune que l'Orient et l'Occident ne sauraient se rencontrer et se retrouver que s'ils se souviennent de leur parenté initiale et de leur passé commun. En premier lieu ils doivent prendre conscience que, malgré leurs particularités, l'Orient et l'Occident font organiquement partie de l'unique chrétienté. Ici, nous en sommes venus à la constatation commune que nos différences sont à comprendre au sens de développements divers et légitimes d'une même foi apostolique en Orient comme en Occident et non comme séparations dans la tradition de la foi même.
Nous avons aussi posé la question autrement, non seulement « Avons-nous le droit de communier ensemble? », mais aussi «Avons-nous le droit de nous refuser la communion l'un à l'autre? ».


LE PRIMAT DE LA JURIDICTION DU PAPE
-----
De plus, nous avons senti que l'obstacle principal pour la restauration de la pleine communion est le primat de juridiction du pape. Le problème le plus épineux semble, en effet, être la question de l'ordre de l'Église : d'une part pour Rome, parce qu'on y considère le primat de la « sedes romana » comme constitutif de l'unité de l'Église, d'autre part pour l'Orient, parce qu'on considère cette affirmation comme un changement de la structure épiscopale de l'Église.
Nous nous sommes demandé comment nous pouvons avancer en nous permettant de formuler quelques perspectives, comme par exemple : si Rome accepte la communion avec l'Orient sans conditions préalables - bien sûr après un accord pan-orthodoxe -, cela constitue une reconnaissance formelle de la légitimité de la structure épiscopale de l'Orient. Cela inclut l'approbation que l'Orient ne doit pas être engagé sur la structure de la primauté développée en Occident.
Inversement, l'Orient reconnaîtrait ainsi que l'Occident, malgré la doctrine de la primauté, n'a pas quitté la structure épiscopale de l'Ancienne Église, même si elle a assimilé un facteur supplémentaire dont l'Église orientale ne peut voir la nécessité. La reconnaissance de la continuation de la structure apostolique de l'Ancienne Église en Occident pourrait être facilitée, d'une part par les efforts du Concile Vatican II en vue d'une restauration évidente de l'ordre épiscopal, d'autre part par le fait que le pape, quand il communique avec l'Orient, ne revendique plus de fait la primauté de 1870 (iurisdictio in omnes ecclesias) face à l'Orient.
Ainsi, nous n'avons jamais abandonné l'espoir que même les polarisations sur le primat de juridiction puissent être dépassées afin que la restauration tant désirée de la pleine communion devienne bientôt réalité.

À ce sujet, tu as un grand rôle à jouer en tant que préfet de Congrégation pour la Doctrine de la foi, qui a mission d'être « gardienne de l'orthodoxie » et « défenseur de la foi ». Dans les réflexions que tu as formulées en 1974, tu as apprécié l'allusion à Ignace d'Antioche que le patriarche Athênagoras 1er, a cité en saluant le pape Paul VI au Phanar : « Contre toute attente humaine se trouve parmi nous l'évêque de Rome, le premier en honneur d'entre nous, `celui qui préside dans la charité' (Ignace d'Antioche, Ep. aux Rom., prol., P.G. 5,801) ». Il est clair que, ce disant, le patriarche ne déserte pas la position de l'Église orientale et ne reconnaît pas un primat de juridiction occidental. Mais il indique nettement ce que l'Orient pense de l'ordre des évêques égaux en droits et en rang dans l'Église et, à l'heure actuelle, il serait certainement indiqué de réfléchir si cette profession de foi promitive, qui ne connaît rien d'un "primat de juridiction" mais qui reconnais la primauté "d'honneur" dans l'ordre de la charité, ne pourrait pas être considérée comme une conception de la position de Rome au sein de l'Église satisfaisante pour l'essentiel. Le "saint courage" exige l'"audace" en même temps que la prudence. »

Toutes ces réflexions et perspectives que je rappelle ici, ont marqué ma vie d'évêque et de théologien. Entre temps, cependant, j'ai constaté des choses qui m'incitent à poser la question: y a-t-il une continuité entre le professeur Joseph Ratzinger et le préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi. Quel est le lien entre les affirmations que je viens de mentionner, et les affirmations de Joseph Cardinal Ratzinger qui vont suivre?


LE PRÉFET A DIT...
----
1. Dans la lettre de la Congrégation pour la Doctrine de la foi « aux évêques sur certains aspects de l'Église comprise comme Communion » de 1992 on a désigné les Églises orthodoxes comme ces « véritables communautés chrétiennes » dont la situation « implique aussi une blessure de leur condition d'Église particulière », « puisque la communion avec l'Église universelle, représentée par le successeur de Pierre, n'est pas un complément extérieur à l'Église particulière, mais un de ses éléments constitutifs internes. Ainsi le dépassement de la blessure due à la seule particularité suppose la reconnaissance du primat de juridiction du pape, sans laquelle une restauration de la pleine communion semble être impensable.
2. Dans la Note de la Congrégation pour la Doctrine de la foi sur les Églises soeurs se trouve l'explication suivante « Au sens propre, les Églises soeurs sont uniquement les Églises particulières entre elles (ou les regroupements d'Églises particulières, par exemple les Patriarcats entre eux ou les Provinces ecclésiastiques entre elles). Il doit toujours rester clair, même quand l'expression Églises soeurs est utilisée dans ce sens propre, que l'Église universelle, une, sainte, catholique et apostolique, n'est pas la soeur, mais la mère de toutes les Églises particulières. »

3. Dans la Déclaration Dominus Iesus, il est dit entre autres : « Tout comme il existe un seul Christ, il n'a qu'un seul Corps, une seule Épouse: une seule et unique Église catholique et apostolique [...] Cette Église comme société constituée et organisée en ce monde, c'est dans l'Église catholique qu'elle se trouve [subsistit in], gouvernée par le successeur de Pierre et les Évêques qui sont en communion avec lui. Par l'expression subsistit in, le Concile Vatican II a voulu proclamer deux affirmations doctrinales: d'une part, que malgré les divisions entre chrétiens, l'Église du Christ continue à exister en plénitude dans la seule Église catholique; d'autre part, que des éléments nombreux de sanctification et de vérité subsistent hors de ses structures [...] Il existe donc une unique Église du Christ, qui subsiste dans l'Église catholique, gouvernée par le successeur de Pierre et les Évêques en communion avec lui. Les Églises qui, quoique sans communion parfaite avec l'Église catholique, lui restent cependant unies par des liens très étroits comme la succession apostolique et l'Eucharistie valide, sont de véritables Églises particulières. Par conséquent, l'Église du Christ est présente et agissante dans ces Églises, malgré l'absence de la pleine communion avec l'Église catholique, provoquée par leur non-acceptation de la doctrine catholique du Primat, que l'Evêque de Rome, d'une façon objective, possède et exerce sur toute l'Église conformément à la volonté divine. »


LES QUESTIONS DU MÉTROPOLITE....
... EGLISE-MÈRE, EGLISES-SOEURS

-----
a) Je me permets maintenant de te demander comment on pourrait repenser ces « prétendues contradictions » afin que toute une série de malentendus puisse être éclaircie, malentendus qui sont nés en raison de certaines formulations et qui semblent ne pas être tout à fait en conformité avec le Concile Vatican II. Je pense par exemple à cette exclusivité qui est inséparablement liée avec le terme « seule » et que le Concile Vatican II a voulue éviter par le « subsistit in ».

b) Cette « seule et unique Église », qui se dit aussi « l'Église universelle, une, sainte, catholique et apostolique », est désignée comme mère de toutes les Églises particulières et non pas comme Église soeur. Et cette «seule Église une » est à la forme du pluriel « Églises » seulement applicable aux Églises particulières. Je me demande maintenant pourquoi au chapitre IV de la Déclaration Dominus Iesus l'expression légitime du symbole de Nicée-Constantinople, qui nous engage tous, a dû être remplacée par la formulation autre du grand symbole de foi de l'Église arménienne: une «seule et unique Église catholique et apostolique ».

c) Je ne voudrais pas entrer dans la discussion sur la théologie et l'ecclésiologie sur des Églises particulières, car, à mon avis, ce que tu appelles Église particulière, c'est-à-dire l'Église locale, peut, dans l'optique de l'Église orthodoxe, prétendre être l'Église une sainte, catholique et apostolique - à condition bien sûr qu'elle vive en communes avec les autres Églises locales. Et le fait que ces Églises locales entre elles sont désignées et reconnues comme Églises soeurs, ne présuppose pas la conditio sine qua non que l'Église de Constantinople, le Patriarcat eecuménique, soit la mère de toutes ces Églises - ce qui n'est pas le cas de toutes les Églises locales orthodoxes -, mais simplement le fait qu'elles partagent la même foi, convaincues qu'il n'y a qu'un seul Christ et qu'un seul Corps du Christ, l'Église une, sainte, catholique et apostolique.
Le terme d'« Église particulière » comme corrélatif de « Église locale » peut par dessus le marché mener à une ecclésiologie structurée de manière universaliste qui comprend les Églises locales comme parties inférieures de l' Una Sancta.

d) Je conteste que la notion d'« Église soeur », telle qu'elle apparaît dans le bref 'Anno ineunte' du Pape Paul VI au Patriarche Athênagoras 1er , doive être limitée comme c'est le cas dans la Note sur les Églises soeurs. Pour être plus précis: « Maintenant, après une longue période de division et d'incompréhension réciproque, le Seigneur nous donne [la grâce] de nous redécouvrir comme Église-soeurs, malgré les obstacles qui furent alors dressés entre nous. »...

Cette formulation ne doit pas seulement être appliquée par «l'Église particulière » de Rome à «l'Église particulière » de Constantinople, mais elle concerne aussi la reconnaissance mutuelle de l'Église catholique romaine et de l'Église orthodoxe comme Églises soeurs. C'est pourquoi lors du Colloque de Vienne en 1974, le Père Emmanuel Lanne a exprimé l'opinion : « Si l'ensemble de l'Église orthodoxe est disposée à reconnaître dans l'Église catholique telle qu'elle est, la véritable Église du Christ et une Église pleinement soeur de l'Église orthodoxe [...] rien ne s'opposerait [...] à une reprise des relations canoniques complètes entre les deux Églises ».

e) La remarque qu'« il faut éviter l'usage de formules comme "nos deux Églises" » en donnant comme raison « qu'elles insinuent [...] une pluralité non seulement au niveau des Églises particulières, mais à celui de l'Église une, sainte, catholique et apostolique, proclamée dans le Credo, dont l'existence est ainsi offusquée », semble contredire la déclaration commune du Pape Paul VI et du Patriarche Athénagoras 1er à la fin de la visite du Patriarche à Rome le 28 octobre 1967. Dans cette déclaration, les deux chefs expriment leur joie « du fait que leur rencontre ait pu contribuer à faire que leurs Églises se redécouvrent encore davantage comme Églises soeurs. Dans les prières qu'ils ont offertes, dans leurs déclarations publiques et dans leur entretien privé, le Pape et le Patriarche ont voulu souligner leur conviction qu'une contribution essentielle pour la restauration de la pleine communion entre l'Église catholique romaine d'une part et l'Église orthodoxe d'autre part est à trouver dans le cadre du renouveau de l'Église et des chrétiens, dans la fidélité aux traditions des Pères et aux inspirations du Saint-Esprit, toujours présent dans l'Église [...] Le Pape Paul VI et le Patriarche oecuménique Athénagoras 1er sont convaincus que le dialogue de la charité entre leurs Églises doit porter des fruits de collaboration désintéressée sur le plan d'une action commune au niveau pastoral, social et intellectuel, dans un respect mutuel de la fidélité des uns et des autres à leurs propres Eglises. »

f) L'usage de la formule « nos deux Églises » ne relativise nullement la revendication de l'Église catholique romaine d'une part, ni de l'Église orthodoxe d'autre part, d'être l'Église en plénitude et de continuer l'Église une, sainte, catholique et apostolique. Je me permets de souligner à ce propos une prise de position pan-orthodoxe « Consciente de l'importance de la structure actuelle du Christianisme et bien qu'elle soit l'Église une, sainte, catholique et apostolique, notre sainte Église orthodoxe reconnaît non seulement l'existence ontologique de ces communautés ecclésiales, mais elle croit aussi fermement que toutes ces relations avec elles doivent reposer sur un éclaircissement objectif aussi rapide que possible du problème ecclésiologique et de la totalité de sa doctrine. ». Qu'est-ce que cela veut dire? Une Église, dès qu'elle identifie ses propres frontières avec celles de l'Église une, sainte, catholique et apostolique, peut-elle reconnaître une autre Église comme Église sans pour autant renoncer à sa propre revendication de continuité ou tout au moins la relativiser? Peut-on appliquer ici un « et... et » ou le caractère canonique de l'Église nous oblige-t-il de partir d'un « ou... ou » ? Les deux Églises pensent continuer l'Église une, sainte, catholique et apostolique, sans être exclusive par là. En tout cas, on peut, à mon avis, reconnaître l'existence même d'une « ecclesia extra ecclesiam » dans la plénitude du terme « ecclesia » là où l'unité dans l'essentiel de la pistis (c'est-à-dire des grands symboles conciliaires) existe et l'ordre fondamental de l'ecclesia, c'est-à-dire de la successio apostolica, demeure intact.

* * *

Je remercie Dieu chaque fois quand, dans mes prières, je pense à toi, quand je lis et entends parler de ta foi en notre Seigneur Jésus-Christ, en la Mère de Dieu qui est aussi notre mère, et en tous les saints. Dans la communion de la foi et de l'amour qui nous unit, je te reste bien uni fraternellement dans la reconnaissance

Ton Métropolite Damaskinos

La réponse du Préfet

JOSEPH CARDINAL RATZINGER

À son Eminence
le Métropolite Damaskinos, en Suisse


le 20 février 2001
Eminence !
Cher frère et ami !


Beaucoup de temps s'est écoulé depuis que nous avons passé ensemble des jours inoubliables en Toscane et que nous avons pu nous entretenir de certaines choses qui nous touchent dans notre préoccupation pour l'unité de l'Église, au service de laquelle nous nous savons. Comme fruit des entretiens, le 30 octobre, tu m'as écrit une lettre émouvante où tu développes concrètement toutes ces questions que nous n'avions pu qu'effleurer brièvement. Je t'en remercie de tout coeur, car la franchise est une condition fondamentale pour les entretiens oecuméniques, et notre proximité fraternelle est si grande et si profondément enracinée que nous pouvons sans crainte nous dire tout ce qui nous émeut et inquiète. Malheureusement, je n'ai pu te répondre aussitôt, d'une part, parce que j'ai voulu méditer à fond les questions posées, d'autre part, parce que les orages qui se sont abattus sur nous après Dominus Iesus, m'ont encore tenu en haleine. Suivit alors une avalanche de courrier de Noël dont je n'ai pu émerger que difficilement. Entre temps j'ai reçu la triste nouvelle de ta grave maladie qui m'a profondément inquiété. Tu sais que, pendant ce temps, j'ai tout spécialement prié pour toi, et maintenant j'apprends avec une grande joie que tu es sur la voie du rétablissement. Inutile de te dire expressément que ma prière continue à t'accompagner sur ton chemin afin que le Seigneur te rende la pleine santé. Il me semble que le moment est venu où je dois tenter enfin d'amorcer une réponse à ta lettre.

* * *

UNITÉ ENTRE CATHOLIQUES ET ORTHODOXES
---
La manière dont tu as raconté notre route théologique commune m'a beaucoup touché, cette route sur laquelle nous avons plus pleinement pris conscience de l'urgente nécessité d'arriver à l'unité entre l'Orient et l'Occident.
En même temps, des lumières théologiques ont fait leur apparition qui nous ont montré la direction à suivre pour, avec l'aide de Dieu, atteindre le grand but. Rien de tout cela n'a été rétracté; au contraire, je suis encore plus convaincu que l'Église orthodoxe et l'Église catholique vont ensemble et qu'aucune des questions doctrinales qui semblent nous séparer, n'est insoluble.


LE PROFESSEUR ET LE PRÉFET: UNE MÊME PERSONNE
------
Dans ce contexte tu me poses la question s'il y a une continuité entre le professeur Joseph Ratzinger et le préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi et quel est le lien entre mes affirmations théologiques que tu cites et différents textes de la Congrégation pour la Doctrine de la foi qui te posent question.
Je voudrais dire à ce propos : le professeur et le préfet sont une même personne, mais les deux dénominations désignent des fonctions auxquelles incombent des tâches différentes. En ce sens, il y a une différence, mais non une contradiction.

Le professeur (que je suis toujours) cherche l'intelligence de la foi et présente dans ses livres et ses conférences ce qu'il croit avoir trouvé et ce qu'il soumet à la discussion des théologiens comme au jugement de l'Église. Dans sa responsabilité devant la vérité et dans la conscience de ses limites, il essaie d'obtenir des lumières qui permettent d'avancer sur le chemin de la foi et sur le chemin de l'unité. Ce qu'il dit ou écrit vient du cheminement personnel de sa pensée et de sa foi et le place dans le chemin commun de l'Église.
Le préfet, par contre, n'a pas à exposer ses opinions personnelles. Il doit, au contraire, les laisser de côté pour laisser la place à la parole commune de l'Église. Il n'écrit pas, comme le professeur le fait, des textes à partir de ses propres recherches et lumières, mais il doit veiller à ce que les organes de l'Église enseignante fassent leur travail avec grande responsabilité, en sorte que finalement un texte soit purifié de tout ce qui est seulement personnel et qu'il devienne vraiment une parole commune de l'Église. Ce sont des questions venant de l'Église, des perceptions qui s'approfondissent de différents côtés et appellent une parole clarifiante, qui constituent l'occasion de rédiger un document. Font partie du chemin du mûrissement des contacts multiples avec les frères dans l'épiscopat, ainsi que les organes classiques commissions, Consulta (rassemblement régulier des conseillers permanents de la Congrégation), et travail de la «Congrégation » au sens propre qui forme un organe collégial d'un certain nombre d'évêques travaillant en partie dans les différentes Curies et d'évêques diocésains dans le monde entier.

COMMENT "TRAVAILLE" LA CDF
----
Tous les 18 mois environ, la Congrégation se réunit en une assemblée plénière à laquelle sont soumis seulement les grands projets (comme Dominus Iesus).
Puis il y a une assemblée qui se tient environ tous les 15 jours à laquelle participent les membres romains et normalement quelques membres des pays européens les plus proches. En même temps, le Pape est informé régulièrement du progrès des questions. Tandis que le Pape comme pasteur suprême de l'Église tente de parler aussi directement que possible aux fidèles et choisit donc en quelque sorte un langage « pastoral », la tâche de la Congrégation est plus délimitée: elle est appelée à marquer les points critiques, à montrer où commence l'espace du débat théologique, qu'elle ne doit pas gêner, et où la foi même, fondement de toute théologie, entre en jeu. Ainsi, dans une longue lutte (certains documents mettent dix ans, il n'y en a guère aucun qui nécessite moins de deux ans), un texte mûrit dans lequel personne ne peut placer son opinion privée et dans lequel la mesure commune de la foi doit apparaître aussi purement que possible. Les documents de la Congrégation ne sont pas infaillibles, mais ils sont néanmoins plus que des contributions à la discussion théologique. Ce sont des directives pour le chemin qui s'adressent à la conscience croyante des pasteurs et des enseignants.
Il est donc clair que les textes de la Congrégation ne peuvent ni ne doivent être des textes du professeur Ratzinger qui est au service d'un ensemble plus vaste et qui, conscient de sa responsabilité, tente de remplir son rôle de modérateur.
Même si les textes ont un caractère autre que ceux que je pourrais et serais en droit d'écrire personnellement, il est clair que, comme préfet, je ne soutiens rien que je ne pourrais soutenir aussi personnellement comme directive, et pour moi-même, et comme parole à l'adresse de l'Église et pour l'Église.

"ASSAINIR" LA MÉMOIRE
----
Avant d'en arriver aux questions que tu poses au niveau du contenu, je voudrais souligner encore deux points de tes réflexions initiales qui me paraissent importants.
L'un est l'assainissement de la mémoire. Dans les rencontres avec les évêques qui viennent en visite « ad limina apostolorum », j'expérimente toujours combien il y a encore à faire, combien les blessures des siècles sont gravées dans la mémoire des Églises et n'empoisonnent que trop souvent les relations. J'ai toujours pensé, et je le pense maintenant encore plus, qu'entre l'orthodoxie et l'Église catholique il y a beaucoup moins de questions doctrinales que des blessures de la mémoire nous rendant étrangers les uns aux autres : la puissance des troubles historiques semble être plus forte que la lumière de la foi qui devrait les transformer en pardon.
C'est précisément sur cet arrière-fond que je voudrais encore une fois souligner ta formule selon laquelle nous ne devrions pas poser la question « Avons-nous le droit de communier ensemble? », mais « Avons-nous le droit de nous refuser la communion l'un à l'autre? ».
Heureusement, nous avons avancé un peu sur ce point. Les deux codes de l'Église catholique et le directoire oecuménique montrent que, à certaines conditions, l'admission à la communion entre l'Orient et l'Occident est possible et même recommandée. Un accord entre l'Église « assyrienne » et l'Église « chaldéenne » sur l'admission mutuelle à la communion dans la grande diaspora, où souvent un seul des deux côtés dispose d'un prêtre, est en train de se conclure. Ce cas a nécessité des études particulières parce que l'anaphora d'Addai et de Mari qui sont le plus souvent employées chez les Assyriens ne contient pas de récit d'institution. Cependant ces difficultés ont pu être résolues, et ainsi il y a toujours de petits encouragements qui nous incitent à l'espérance, malgré le grand nombre de problèmes.

------

J'en viens donc enfin à tes questions et je commence par l'« obstacle principal » en vue de la restauration de l'unité, le primat de juridiction du Pape, où tu mets particulièrement en lumière la problématique de la formule « iurisdictio in omnes ecclesias ». Face à cette problématique assurément très épineuse que nous ne pourrons certainement pas résoudre dans notre correspondance, je voudrais distinguer deux aspects.

UN PROBLÈME DE LANGAGE
----
D'abord il y a, me semble-t-il, surtout un problème de langage.
La notion d'une juridiction ecclésiale universelle et le langage juridique du deuxième millénaire sont étrangers à l'Orient et perçus avec une certaine inquiétude. Je crois qu'il est bon et aussi possible de ramener les notions essentielles et « dérangeantes » dans la théologie des Pères et de les rendre non seulement plus compréhensibles ainsi, mais de trouver aussi bien sûr des impulsions en vue d'un emploi plus conforme à leur pensée.
Tu te souviens de l'allocution inoubliable du Patriarche Athénagoras 1er lors de la visite de Paul VI au Phanar où le Patriarche a appliqué au Pape les titres de l'époque des Pères « le premier en honneur » et « celui qui préside dans la charité ».
Je crois qu'à partir de là on pourrait définir de façon juste une «juridiction ecclésiale universelle » : l'« honneur » du premier n'est pas à entendre au sens des honneurs protocolaires profanes, mais, dans l'Église, l'honneur désigne le service, l'obéissance au Christ. Et l'
agapè, elle, n'est pas un sentiment qui n'engage à rien, et encore moins une organisation sociale, mais en fin de compte une notion eucharistique qui, en tant que telle, est liée à la théologie de la Croix, car c'est de la Croix que vient l'Eucharistie; la Croix est l'expression extrême de l'amour de Dieu pour nous en Jésus-Christ. Si l'Église au plus profond coïncide avec l'Eucharistie, alors réside dans la présidence de l'agapè une responsabilité en vue de l'unité, une responsabilité qui a une importance intra-ecclésiale, mais en même temps une responsabilité en vue du « discernement de ce qui est chrétien » face à la société profane et qui, par là, aura toujours un caractère de témoignage.
Tu sais qu'il y a quelque temps (au moment de la dispute à propos de l'ordination des femmes) j'ai tenté d'interpréter le service du Pape comme service de l'obéissance, comme garantie de l'obéissance: le Pape n'est pas un monarque absolu dont la volonté fait loi, mais au contraire - il doit toujours essayer de résister à sa volonté propre et rappeler à l'Église la mesure de l'obéissance; c'est pourquoi il doit lui-même être le premier à obéir.

A une époque où les tentations séculières de la théologie augmentent dans tous les domaines, une telle responsabilité de l'obéissance de l'Église à la Tradition me paraît être de la plus haute importance; sa conformité au Christ sera confirmée précisément par le fait qu'elle représente un témoignage de la souffrance pour et avec le Christ face aux tentations de désobéissance de sa propre autorité dans le monde. Une interprétation patristique du primat a été réclamée d'ailleurs par Vatican I lui-même, quand il dit que la pratique permanente de l'Église représente la doctrine qui y est proclamée ainsi que les conciles oecuméniques, en particulier ceux dans lesquels l'Orient et l'Occident étaient unis dans l'unité de la foi et de l'amour; Vatican I cite à ce propos le quatrième Concile de Constantinople.

SANS LE PRIMAT...
-----
Tu me permets d'ajouter encore une réflexion plus personnelle : le primat - Paul VI l'a dit lui-même - est en un certain sens « l'obstacle principal » en vue de la restauration de la pleine communion. Mais il est en même temps un des principaux éléments permettant d'atteindre ce but. Sans lui l'Église catholique se serait désagrégée depuis longtemps en Églises nationales, de rites divers qui rendraient le champ oecuménique totalement insaisissable. Il nous permet de faire vers l'unité des pas qui engagent.

Dans un article important tu as toi-même récemment évoqué le fait que, pour l'avenir de l'orthodoxie, il sera d'une importance décisive de trouver des solutions adaptées au problème de la nature autocéphale des Églises, afin que l'unité intérieure et la capacitcé d'action commune de l'orthodoxie ne se perdent pas ou puissent être rétablies.
Je crois que précisément la problématique de la nature autocéphale des Églises renvoie à la nécessité d'un organe de l'unité qui évidemment doit se trouver en balance avec la responsabilité propre des Église locales : l'Église ne peut ni ne doit être une monarchie du Pape, mais elle a ses points fixes dans la communio des évêques dans laquelle il y a un service de l'unité entre eux - un ministère donc qui n'abolit pas la responsabilité des évêques, mais qui est ordonné à elle. Je crois que plus nous partirons de façon réaliste des données concrètes de l'histoire et du présent ainsi que de la profondeur et de la largeur des textes doctrinaux pour parler les uns aux autres, plus nous nous rapprocherons des réponses qui rendent l'unité possible.

LA "BLESSURE" DE LA SÉPARATION
-----
J'en viens à la première question de ta lettre qui concerne la formule de la « blessure » des Églises particulières, en raison de leur séparation du successeur de Pierre, dont parle Communionis notio : or, le même texte dit explicitement que l'Église catholique romaine se trouve aussi blessée par la séparation, puisqu'elle ne peut pleinement représenter l'unité dans l'histoire. Si nous considérons la réalité de l'Église et des Églises - qui pourrait douter qu'elles sont toutes blessées, chacune à sa manière?
Il me semble qu'avant les ruptures des temps modernes, la théologie était beaucoup plus réaliste dans la description de sa misère historique. Je ne rappelle que le Horologium Sapientiae d'un Henri Seuse (première moitié du XIVème siècle) qui, dans une vision, décrit l'Église comme une cité dans laquelle des parties ont été détruites par des ennemis et d'autres se sont effondrées par la négligence des habitants. « Dans la cité sont apparus des animaux - des monstres marins de forme humaine qui ont renvoyé avec mépris le pèlerin demandant du secours ». Oui, la séparation constitue une blessure, et nous devrions la reconnaître dans un esprit de pénitence et demander la guérison, lutter pour elle.


EGLISE-MÈRE, EGLISES-SOEURS
---
J'en arrive ainsi au débat autour du terme « Églises soeurs ».
La lettre de la Congrégation pour la Doctrine de la foi constate explicitement que des Églises particulières, par-delà la séparation, peuvent être des Églises-soeurs les unes des autres, et le sont effectivement, par exemple Constantinople et Rome, Rome et Antioche, Antioche et Constantinople etc. Elle ne considère cependant pas comme adéquat de désigner l'Église orthodoxe dans sa totalité et l'Église catholique romaine dans sa totalité comme « nos deux Églises » et comme deux Églises soeurs. Pourquoi? Il s'agit de mettre le pluriel « les Églises » et le singulier « l'Église » dans un rapport juste l'une avec l'autre. Dans le Credo commun de l'Église, nous professons qu'en fin de compte il n'y a qu'une Église du Christ qui, bien sûr, existe dans nombre d'Églises particulières, mais qui sont néanmoins des Églises particulières de l'Église unique. En effet, le Christ n'a qu'une épouse, qu'un Corps - avec beaucoup d'organes, mais justement en un seul Corps. Or, si nous évoquions l'Église orthodoxe et l'Église catholique comme deux Églises soeurs, nous mettrions un pluriel au-dessus duquel n'apparaîtrait plus un singulier. Au dernier niveau de la conception de l'Église demeurerait un dualisme et l'Église-une deviendrait ainsi un fantôme, une utopie, alors que précisément le fait d'être un Corps lui est essentiel. Bien sûr, le fait que le quatrième chapitre de Dominus Iesus cite le grand Symbole de l'Église arménienne ne signifie nullement qu'on abandonne le Symbole de la foi de NicéeConstantinople qui est et demeure le Credo commun qui nous engage. La différence entre les deux dans l'article sur l'Église est minime; dans le Symbole arménien, il manque le mot « saint » et il y a en plus le mot monê qui souligne cependant seulement le mia et n'ajoute rien. À vrai dire, je ne m'étais pas du tout rendu compte de cette citation et le texte ne perdrait rien de son contenu sans elle. De toute évidence, on n'a pris cette variante de la tradition que pour souligner justement l'unicité de l'Église qui, en soi, résulte déjà clairement de l'Écriture et du Credo commun. Dans ce contexte, je trouve digne d'être prise en considération la proposition de H. Legrand dans la lettre qu'il t'a adressée le 6 octobre et que, aimablement, tu m'as fait connaître. Legrand se réfère d'abord au fait que le délégué grec à Baltimore a fermement refusé de considérer l'Église catholique comme Église soeur de l'Église orthodoxe et, à partie de ce fait, il se pose la question de savoir s'il n'était pas possible à l'Église orthodoxe, non pas de reconnaître l'Église catholique en tant que telle comme Église soeur, mais les Églises particulières catholiques comme soeurs des Églises locales orthodoxes. Voilà une tentative d'une solution terminologique qui devrait être méditée des deux côtés et qui pourrait peut-être montrer l'issue permettant d'éviter un dualisme dans la conception de l'Église et d'exprimer néanmoins, en un langage adéquat, la fraternité de toutes les Églises orthodoxes et catholiques entre elles. Je ne crois pas que le Bref « Anno ineunte » ait voulu canoniser la terminologie de nos deux Églises comme Églises soeurs. Il part directement de la rencontre entre Rome et Constantinople pour, c'est vrai, s'étendre de là sur tout l'espace des Églises locales catholiques et orthodoxes, avec une anticipation terminologique qui est ouverte à un approfondissement dans des entretiens ultérieurs .
Restons encore aux questions terminologiques. Si je tu comprends bien, tu as aussi des doutes face à la notion d'Eglise particulière. Le Concile Vatican II alterne, sans définition claire et fixe, entre les termes « Églises locales » et « Églises particulières »; H. de Lubac a montré que le terme « Église particulière » mérite d'être préféré, et la théologie comme le Magistère ont retenu cela pour une large part. Mais on peut aussi continuer à discuter de cette terminologie.

Ensuite, comme problème supplémentaire, il y a la notion d'Église-mère. Je pense qu'il importe de distinguer ici encore les deux niveaux de la conception de l'Église. Il y a d'abord le niveau du pluriel légitime - des Églises dans l'Église. À ce niveau, l'Église de Rome est l'Église-mère des Églises en Italie, mais bien sûr pas l'Église-mère de toutes les autres. Jérusalem est l'Église-mère de nombre d'Églises, Antioche et Constantinople sont des Églises-mères. Cette « maternité » ne saurait qu'être la figure de la véritable mère-Église - la Jérusalem d'en haut dont parle Paul (Ga 4,26) et dont parlent les Pères dans des termes émouvants. Je rappelle seulement le magnifique recueil de textes de H. Rahner : Mater Ecclesia (1944).

Comme je peux voir dans un certain nombre de publications de théologie catholique, le terme Église universelle est souvent mal interprété. Le fait que Communionis notio parle de l'antériorité ontologique et temporelle de l'Église universelle par rapport aux Églises particulières, est interprété comme prise de position en faveur du centralisme romain. C'est bien sûr un non sens absolu. En effet, l'Église locale de Rome est une Église locale à laquelle, selon notre conviction, a été confiée une responsabilité particulière pour toute l'Église, mais qui n'est pas elle-même l'Église universelle. Affirmer la préséance de l'Église universelle par rapport aux Églises particulières n'est une prise de position ni pour une certaine forme de répartitions des compétences dans l'Église ni pour que l'Église locale de Rome accapare le plus de privilèges possibles: avec une telle interprétation on méconnaît complètement le niveau de la question. Celui qui pose tout de suite la question de la répartition du pouvoir passe tout simplement à côté du mystère de l'Église. Il s'agit d'une affaire strictement théologique et non de questions de droit ou de politique de l'Église : il est question de la pensée de Dieu sur l'unique épouse du Fils, avec sa destinée eschatologique au festin des noces éternelles. C'est la première et véritable pensée de Dieu dont il s'agit en matière d'Église, tandis que la réalisation effective de l'Église en Églises locales décrit un second niveau qui vient après et qui demeure toujours ordonné au premier. Je pense qu'il ne peut y avoir en fait une dispute là-dessus.
Finalement il reste encore la question épineuse du subsistit in qui se trouve bien sûr en quelque sorte à la base de toutes les interrogations précédentes. Pour rendre plus compréhensible ce qui est visé, je trouve le texte de la prise de position pan-orthodoxe, que tu cites aux pages 6 et 7 de ta lettre, très instructif. Comme il me paraît très important, je voudrais, en supposant ton consentement, le reprendre encore une fois ici: « Consciente de l'importance de la structure actuelle du Christianisme et bien qu'elle soit l'Église une, sainte, catholique et apostolique, notre sainte Église orthodoxe reconnaît non seulement l'existence ontologique de ces communautés ecclésiales, mais elle croit aussi fermement que toutes ces relations avec elles doivent reposer sur un éclaircissement objectif aussi rapide que possible du problème ecclésiologique et la totalité de sa doctrine. » Je serais très content de pouvoir prendre connaissance du texte complet de cette prise de position qui me semble être d'une haute importance pour la suite de notre dialogue. Le texte formule dans une terminologie quelque peu différente, mais quand-même apparentée, exactement le même paradoxe ecclésiologique que Dominus Iesus tente de formuler. Il dit d'une part très clairement que l'Église orthodoxe est « l'Église une, sainte, catholique et apostolique »; il donne ainsi au singulier théologique un lieu tout à fait concret et incarné. Mais il ajoute néanmoins la reconnaissance de l'existence ontologique de ces communautés ecclésiales et formule de là le défi d'un éclaircissement du problème ecclésiologique et de la totalité de la doctrine.
À la suite de Lumen gentium , Dominus Iesus a remplacé « est » par « subsistit in » afin de construire pour ainsi dire déjà le pont ontologique vers l'existence d'autres communautés ecclésiales et afin de faire ainsi un pas vers « l'éclaircissement du problème ecclésiologique » que votre texte exige. Sans doute ce pas ne dissout pas le paradoxe, mais le rend encore plus dramatique. Il ne nous est pas donné de dissoudre le paradoxe de la fidélité de Dieu et de l'infidélité humaine (« Si nous sommes infidèles, lui reste fidèle » : 2 Tm 2,13!), il nous est plutôt demandé d'en souffrir et de contribuer ainsi à notre mesure à son dépassement: c'est en fin de compte un problème existentiel et non pas notionnel.


DOMINUS IESUS COMME VERTU DE LA DOULEUR
----
Je pense que Dominus Iesus a voulu de nouveau transformer l'indifférence avec laquelle toutes les Églises sont considérées comme égales - ce qui entraîne la disparition de la validité de la foi même dans le scepticisme - en une souffrance vive et ainsi allumer de nouveau le véritable zèle oecuménique. Là où tout se vaut, tout devient indifférent.
Le texte a provoqué des douleurs. Tout homme réagit à cela d'abord avec des protestations, et d'autant plus vivement qu'il désire ne pas être importuné par la foi.
Quand la première douleur se transformera en volonté de souffrir pour l'unité, le texte commencera à remplir son véritable rôle.

* * *

Cher frère et ami, tous les deux nous souffrons du fait de ne pas pouvoir célébrer l'Eucharistie ensemble, et voilà précisément ce qui nous unit. C'est le grand service d'amitié pendant des décennies que tu me sois resté proche dans cette souffrance commune et la joie, cachée en elle, de l'espérance d'une unité plus profonde.
Pour ce témoignage d'amitié je voudrais te remercier aujourd'hui encore une fois très explicitement.
J'espère que tu vois dans ces lignes - quelle que soit leur déficience en beaucoup de points - combien cette même passion dans laquelle nous nous sommes trouvés, il y a plus de quarante ans, est restée vivante en moi. J'espère que cela t'aidera dans ta souffrance actuelle et que tu pourras bientôt de nouveau entièrement vaquer au service dans l'unique Église de Dieu.

En ce sens je te salue dans une grande reconnaissance et te reste profondément uni
Ton frère et ami et Joseph Card. Ratzinger