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Souvenirs de Tübingen (2)

Cette fois, la parole est à Joseph Ratzinger, qui raconte comment il a vécu ces années d'effervescence pré et post-68 auprès de son "ami" Hans Küng (1er/4/2014)

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Souvenirs de Tübingen

Münster et Tübingen
Ma vie: souvenirs (Joseph Cardinal Ratzinger)

pages 118 et suivantes

(...) [En 1966] un changement dans ma situation personnelle intervint. A Münster - comme je l'ai déjà dit - j'avais trouvé un accueil et une estime auprès des professeurs de la faculté, un encouragement de l'assistance et un équipement comme je n'aurais pu en souhaiter de meilleur. Je commençais à aimer de plus en plus cette belle et noble ville. Mais tout n'était pas positif : le trop grand éloignement de ma terre de Bavière à laquelle j'étais et demeure attaché au plus profond de moi-même. J'avais la nostalgie du Sud. La tentation fut donc irrésistible, lorsque l'université de Tübingen, qui m'avait déjà offert la chaire de théologie fondamentale en 1959, me nomma cette fois-ci à la deuxième chaire de dogmatique nouvellement créée. Hans Kung s'était activement mobilisé en vue de cette nomination, et avait obtenu le feu vert des autres confrères. J'avais fait sa connaissance lors du premier congrès de dogmatique en 1957 à Innsbruck, alors que je venais de terminer le compte rendu de sa thèse de doctorat sur Karl Barth. J'avais certaines questions à poser à propos de cet ouvrage, dont le style théologique n'était pas le mien, mais que j'avais lu avec beaucoup de plaisir et respect pour son auteur, dont l'ouverture et la simplicité sympathiques me plaisaient.
C'est ainsi qu'étaient nées de bonnes relations personnelles, même si une controverse déjà un peu plus sérieuse sur la théologie conciliaire s'était élevée entre nous, peu après la recension de son livre. Mais, tous deux, nous considérions cela comme de légitimes différences dans nos approches théologiques, nécessaires à une progression féconde de la pensée, et nous sentions que notre sympathie personnelle, notre capacité de coopérer n'étaient absolument pas compromises par de telles divergences.

Compte tenu de l'évolution de la théologie et de l'Eglise, je pressentais que nos chemins continueraient à diverger, tout en pensant que le consensus fondamental des théologiens catholiques n'en pâtirait pas. Je dois dire que j'étais plus proche de ses travaux à cette époque que de ceux de J.B. Metz, qui avait été nommé à mon instigation à la chaire de théologie fondamentale de Münster. Je trouvais toujours les échanges avec lui extrêmement stimulants ; mais, lorsque sa théologie prit une tournure politique, je vis apparaître une opposition qui pouvait aller loin. Quoi qu'il en soit, je décidai d'accepter Tübingen : le Sud m'attirait, mais aussi la grande histoire de la théologie dans cette université souabe, où s'annonçaient en outre des rencontres intéressantes avec de grands théologiens protestants.

Dès le semestre d'été 1966, je commentai à y donner mes cours - en assez mauvaise santé d'ailleurs, en raison des excès de fatigue pendant et après le Concile, et le début des navettes entre Münster et Tübingen. D'une part, je ressentais très fortement le charme de la petite ville souabe; d'autre part, j'étais un peu déçu par les locaux qui n'étaient pas précisément spacieux, où tout paraissait un peu à l'étroit, voire étriqué, après l'abondance de Münster. La faculté était dotée de professeurs éminents mais amateurs de confrontations, ce à quoi je n'étais plus habitué. Je dois toutefois préciser que j'ai pu établir de bonnes relations avec tous mes confrères. Les « signes des temps », que j'avais perçus de plus en plus fortement à Münster, prirent un tour toujours plus dramatique. (..) En 1967, nous pûmes encore fêter fastueusement les cent cinquante années d'existence de la faculté catholique de théologie, mais ce fut la dernière fête universitaire de ce style. Le « paradigme » idéologique, auquel se référait la pensée des étudiants et d'une partie des enseignants, changea presque subitement. (..)

L'existentialisme s'effondra et la révolution marxiste se propagea dans toute l'université, l'ébranlant dans ses fondements. Des années auparavant, on aurait pu s'attendre à ce que les facultés de théologie servent de rempart contre la tentation marxiste. Or, ce fut tout le contraire : elles devinrent un véritable foyer idéologique.
(..)
La destruction de la théologie, désormais due à sa politisation dans le sens du messianisme marxiste, fut infiniment plus radicale, car elle reposait justement sur l'espérance biblique, qu'elle dénatura en maintenant la ferveur religieuse, mais en excluant Dieu, qu'elle remplaça par l'action politique de l'homme. L'Espérance demeure (mais Dieu est remplacé par le parti, par le totalitarisme d'un culte athée), prête à sacrifier toute humanité à son faux dieu. J'ai vu se dévoiler le hideux visage de cette ferveur athée, la terreur psychologique, l'absence de tout complexe avec laquelle on sacrifiait toute réflexion morale comme un relent bourgeois, alors qu'il s'agissait d'objectif idéologique. Tout cela est assez choquant en soi, mais se transforme en défi impitoyable pour le théologien lorsque l'idéologie se réclame de la foi et utilise l'Eglise à ses propres fins. La manière blasphématoire avec laquelle la Croix a été bafouée, accusée de sadomasochisme, l'hypocrisie avec laquelle on continuait à se faire passer pour croyant, si nécessaire, pour ne pas compromettre les moyens menant à ses propres objectifs : on ne pouvait ni ne devait minimiser tout cela, ni le réduire à une querelle universitaire comme une autre. Au point culminant de ces controverses, j'étais doyen de ma faculté, membre du « grand et du petit Sénat académiques » et membre de la Commission chargée de réviser la Charte de l'université ; j'ai donc vécu tout cela de très près. Évidemment, il y avait encore des étudiants en théologie tout à fait classiques. Ce fut en réalité un petit groupe de fonctionnaires qui provoqua cette évolution. C'est lui qui créait ce climat. Je n'ai jamais eu de problèmes avec les étudiants et j'ai toujours pu m'adresser en cours à un grand nombre d'auditeurs attentifs. Mais il m'aurait semblé trahir si je m'étais retranché derrière la tranquillité de mon amphithéâtre, laissant les autres se débrouiller. A la faculté protestante de théologie, la situation était nettement plus dramatique que dans la nôtre. Mais nous étions tous dans le même bateau.
(…)

Peut-être dois-je redire, avant d'en venir à l'étape suivante de mon parcours, que tous ces événements n'ont pas empêché l'accomplissement normal d'un grand travail fécond. Hans Küng ayant assuré en 1967 le cours magistral de dogmatique, j'eus le temps de réaliser enfin un projet qui me tenait à cœur depuis dix ans. Je me risquai à faire un cours destiné aux auditeurs de toutes les facultés, que j'intitulai « Introduction au christianisme ». Il en est sorti un livre, traduit en dix-sept langues et très souvent réédité, méme en dehors de l'Allemagne. On le lit encore aujour¬d'hui. J'étais parfaitement conscient de ses lacunes, et le suis toujours ; mais c'est pour moi une satisfaction d'avoir pu ainsi ouvrir une porte à un grand nombre de personnes. C'est aussi pour moi l'occasion d'exprimer ma gratitude à la ville de Tübingen dont l'atmosphère a permis la création de ce cours.

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[Joseph Ratzinger revient sur cette période de sa vie dans "Le sel de la terre", page 76]
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Qestion de Peter Seewald: Votre estimation du mauvais usage que l'on aurait fait du concile avait-elle quelque chose à voir avec le commencement du mouvement étudiant en Europe ? Il y a eu manifestement une rupture à votre époque à Tübingen. Le professeur de théologie auparavant célébré, qui passait pour progressiste, est soudain attaqué. Les étudiants lui arrachent le micro. Ces événements ont dû faire sur vous l'effet d'un choc. Plus tard, vous avez dit: « Durant ces années, j’ai appris à reconnaître le moment où une discussion devait s'arrêter parce qu’elle se changeait en mensonge, et où il faut faire de la résistance pour préserver la liberté. »

- On ne m'a jamais arraché le micro. Je n'ai jamais eu non plus de difficultés avec les étudiants, mais plutôt avec le milieu des non-titulaires, les assistants et autres. Le cours de Tübingen a toujours été très bien reçu, le contact avec les étudiants était très bon. Mais c'est vrai, j'ai assisté à l'intrusion d'un esprit nouveau où des idéologies fanatiques se servaient des instruments du christianisme, et là, j'ai réellement décelé du mensonge. J'ai vu nettement, et réellement vécu, que les concepts de réforme se divisaient. Que l'on faisait un mauvais usage de l'Église et de la foi, que l'on revendiquait celle-ci comme instrument de pouvoir, mais pour de tout autres buts et avec de tout autres pensées et idées. La volonté unanime de servir la foi était brisée. Au lieu de cela, la foi servait d'instrument aux idéologies, qui étaient tyranniques, brutales et cruelles. À partir de là j'ai compris que si l'on veut maintenir la volonté du concile, il faut se défendre contre cet usage abusif. Comme je l'ai dit, je n'ai eu moi-même aucun problème avec les étudiants. Mais j'ai vu quelle tyrannie a réellement été exercée, et même sous des formes brutales.