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Dominus Iesus: un anniversaire

Le 6 août 2000 était publiée la Déclaration, signée par le cardinal Ratzinger, réaffirmant "l'unicité et l'universalité salvifique de Jésus-Christ et de l'Église". Reprises (5/8/2014)

     

Dominus Iesus

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Lien direct: www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_doc_20000806_dominus-iesus_fr.

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Dans la série d'articles consacrés au discours de François devant la communauté pentecôtiste de Caserte lundi dernier 28 juillet (discours prononcé lors d'une visite «privée» mais jouissant d'une couverture «officielle» par sa publication sur le site du Vatican), abordant la question de l'oecuménisme, j'ai été amenée à citer à plusieurs reprises la déclaration de la Congrégation pour la Doctrine de la foi de 2000, signée par le préfet d'alors, le cardinal Ratzinger, réaffirmant l'unicité et l'universalité salvifique de Jésus-Christ et de l'Église.

Je ne suis pas fan des anniversaires, qui sont souvent une façon artificielle de raviver la mémoire, mais le hasard fait que demain, 6 août, cela fera exactement 14 ans que «Dominus Iesus» a été publiée.

Le texte avait provoqué à l'époque une levée de bouclier, au point que le cardinal, écrivant le 20 février 2001 à son ami le métropolite orthodoxe Damaskinos lui avouait que «les orages qui se sont abattus sur nous après Dominus Iesus, m'ont encore tenu en haleine» (cf. benoit-et-moi.fr/2007).
Témoin de ces orages, au lendemain de la publication, le 22 septembre 2000, le quotidien allemand (libéral) « Frankfurter Allgemeine Zeitung » mettait sur le gril le cardinal Ratzinger dans un entretien qui devait être traduit en italien sur l'OR entre les 17 et 31 octobre suivants (cf. Annexe).

De son côté, le grand cardinal Biffi, le 15 avril 2005, dans un discours prononcé, lors des congrégations générales précédant le conclave qui devait élire Joseph Ratzinger (rappelé dans son livre paru en 2007 "Mémoires d'un italien cardinal", cité par Sandro Magister) s'adressait ainsi idéalement au futur Pape:

Je voudrais signaler au nouveau pape l’affaire incroyable de la déclaration ‘Dominus Iesus’: un document explicitement partagé et approuvé publiquement par Jean Paul II; un document pour lequel je tiens à remercier vivement le cardinal Ratzinger.
Jamais, en 2000 ans – depuis le discours de Pierre après la Pentecôte – on n’avait ressenti la nécessité de rappeler cette vérité: Jésus est l’unique et indispensable Sauveur de tous. Cette vérité est, pour ainsi dire, le degré minimum de la foi. C’est la certitude primordiale, c’est pour les croyants la donnée la plus simple et la plus essentielle.
Jamais, en 2000 ans, elle n’a été remise en doute, pas même pendant la crise de l’arianisne ni à l’occasion du déraillement de la Réforme protestante.
Qu’il ait fallu rappeler cette vérité à notre époque montre à quel point la situation est grave aujourd’hui.
Pourtant, ce document, qui rappelle la certitude primordiale, la plus simple, la plus essentielle, a été contesté. Il a été contesté à tous les niveaux. A tous les niveaux de l’action pastorale, de l’enseignement de la théologie, de la hiérarchie.
On m’a raconté qu’un bon catholique avait proposé à son curé de faire une présentation de la déclaration ‘Dominus Iesus’ à la communauté paroissiale. Le curé (un prêtre par ailleurs excellent et bien intentionné) lui a répondu: Laissez tomber. "C’est un document qui divise".
"Un document qui divise".
Belle découverte! Jésus lui-même a dit: "Je suis venu apporter la division" (Luc, 12, 51). Mais trop de paroles de Jésus se retrouvent aujourd’hui censurées par la chrétienté; au moins par la chrétienté la plus bavarde".

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La levée de bouclier venait donc principalement de l'aile progressiste de l'Eglise, et des courants laïcistes à l'extérieur.
Mais Dominus Iesus est aussi une réponse indirecte aux traditionalistes extrémistes qui «dénoncent» régulièrement la frilosité de l'Eglise «conciliaire» dans l'affirmation que «Jésus est le seul Seigneur» et que le Salut passe obligatoirement par l'Eglise (catholique, bien sûr!). L'existence de «Dominus Iesus» est la preuve éclatante de leur mauvaise foi.

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Plutôt que recopier la déclaration sur le site du Vatican, je re-propose à mes lecteurs la présentation qu'en avait faite le cardinal Ratzinger lui-même lors d'une conférence de presse, le 5 août 2000. Je me souvenais bien de l'avoir lue sur la revue 30 Giorni, mais pas de l'avoir traduite (!!) de sorte que je l'ai retraduite à partir du site du Vatican (qui ne propose que la version en italien), avant de m'apercevoir grâce à Google que j'avais fait double travail!

     
Introduction du cardinal Ratzinger
Conférence de presse de présentation, 5 août 2000

CONTEXTE ET SIGNIFICATION DE LA DÉCLARATION «DOMINUS IESUS».
http://www.vatican.va
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J'ai l'intention de me limiter à décrire brièvement le contexte et la signification de la Déclaration Dominus Iesus , tandis que les interventions ultérieures (ndt: des autres intervenants de la conférence de presse) illustreront la valeur et l'autorité doctrinale du document et ses contenus spécifiques, christologiques et ecclésiologiques.

1. Lors du débat contemporain qui fait rage sur la relation entre le christianisme et les autres religions, l'idée s'impose de plus en plus que toutes les religions sont pour leurs adeptes des voies également valides de salut. Il s'agit d'une persuasion désormais répandue non seulement dans les milieux théologiques, mais aussi dans des secteurs de plus en plus larges de l'opinion publique, catholique et non, en particulier celle qui est la plus influencée par la culture répandue aujourd'hui en Occident, qui peut être définie, sans crainte d'être démenti, avec le mot: relativisme .

Ladite théologie du pluralisme religieux, à la vérité, s'était déjà affirmée progressivement depuis les années cinquante du XXe siècle, mais c'est seulement aujourd'hui qu'elle assume une importance fondamentale pour la conscience chrétienne.
Naturellement, ses configurations sont très diverses et il ne serait pas juste de vouloir uniformiser toutes les positions théologiques qui se réfèrent à la théologie du pluralisme religieux dans le même système.
Par conséquent, la Déclaration ne se propose pas de décrire les traits essentiels de ces tendances théologiques, elle prétend encore moins les enfermer dans une formule unique.
Notre document signale plutôt certains présupposés de nature à la fois philosophique et théologique qui sont à la base des différentes théologies du pluralisme religieux actuellement répandues: la conviction de l'insaisissabilité et de l'inexprimabilité complète de la vérité divine; l'attitude relativiste envers la vérité elle-même, de sorte que ce qui est vrai pour certains ne le serait pas pour d'autres; l'opposition radicale entre la mentalité logique occidentale et la mentalité symbolique orientale; le subjectivisme exaspéré de ceux qui considère la raison comme unique source de connaissance; l'évidement métaphysique du mystère de l'Incarnation; l'éclectisme de ceux qui, dans la réflexion théologique prennent des catégories provenant d'autres systèmes philosophiques et religieux, sans se préoccuper ni de leur cohérence interne, ni leur incompatibilité avec la foi chrétienne; la tendance, enfin, à interpréter les textes de l'Écriture en dehors de la Tradition et du Magistère de l'Eglise (cf. Dominus Iesus, n°4).

Quelle est la conséquence fondamentale de cette façon de penser et de sentir, en relation avec le centre et le cœur de la foi chrétienne?
C'est le rejet substantiel de l'identification du personnage historique unique, Jésus de Nazareth, avec la réalité de Dieu, du Dieu vivant.
Ce qui est Absolu, ou bien Celui qui est l'Absolu, ne peut jamais se donner dans l'histoire en une révélation complète et définitive. Dans l'histoire, on a seulement des modèles, des figures idéales qui nous renvoient au Totalement Autre, lequel, cependant, est insaisissable en tant que tel dans l'histoire.
Certains théologiens plus modérés confessent que Jésus-Christ est vrai Dieu et vrai homme, mais croient qu'à cause des limites de la nature humaine de Jésus, la révélation de Dieu en lui ne peut pas être considérée comme complète et définitive, mais devrait toujours être considérée en relation à d'autres révélations possibles de Dieu exprimées dans les différents génies religieux de l'humanité et dans les fondateurs des religions du monde.
De cette façon, objectivement parlant, s'introduit l'idée erronée que les religions du monde sont complémentaires à la révélation chrétienne. Il est clair alors que l'Eglise, le dogme, les sacrements ne peuvent pas avoir la valeur de nécessité absolue. Attribuer à ces moyens finis un caractère absolu, et même les considèrer comme un instrument pour une véritable rencontre avec la vérité de Dieu, universellement valable, signifierait placer sur un plan absolu ce qui est particulier, et déformer la réalité infinie du Dieu totalement autre.

Sur la base de ces concepts, considérer qu'il existe une vérité universelle, contraignante et valide dans l'histoire elle-même, qui se réalise dans la figure de Jésus-Christ et est transmise par la foi de l'Église, est considéré comme une espèce de fondamentalisme qui constituerait un attentat contre l'esprit moderne et représenterait une menace pour la tolérance et la liberté.
Le concept même de dialogue prend un sens radicalement différent de celui entendu par le Concile Vatican II.
Le dialogue, ou plutôt, l'idéologie du dialogue prend la place de la mission et de l'appel pressant à la conversion: le dialogue n'est plus le chemin pour découvrir la vérité, le processus par lequel on découvre à l'autre la profondeur cachée de ce qu'il a vécu dans son expérience religieuse, mais qui est en attente de s'accomplir et d'être purifié dans la rencontre avec la révélation complète et définitive de Dieu en Jésus-Christ; le dialogue, dans les nouvelles conceptions idéologiques, qui ont malheureusement pénétré jusque dans le monde catholique et dans certains milieux théologiques et culturels, est au contraire l'essence du «dogme» relativiste et l'opposé de la «conversion» et de la «mission».
Dans une pensée relativiste, le dialogue signifie mettre sur le même plan sa propre position, ou sa propre foi, et les positions des autres,
de sorte que tout se résume à un échange entre des positions communes et essentiellement 'paritétiques' (de parité), et donc relatives entre elles, dans le but supérieur d'atteindre le maximun de coopération et d'intégration entre les différents points de vue religieux.

Fausse tolérance
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La dissolution de la christologie et donc de l'ecclésiologie, subordonnée à elle, mais inséparablement liée avec elle, devient ainsi la conclusion logique d'une telle philosophie relativiste, qui, paradoxalement, se retrouve à la fois à la base de la pensée post-métaphysique de l'Occident et de la théologie négative (approche de la théologie qui consiste à insister plus sur ce que Dieu n’est pas que sur ce que Dieu est) de l'Asie.
Le résultat est que la figure de Jésus Christ perd son caractère d'unicité et d'universalité salvifique.
Le fait, ensuite, que le relativisme se présente à l'enseigne de la rencontre avec les cultures, comme la vraie philosophie de l'humanité, en mesure de garantir la tolérance et la démocratie, conduit à marginaliser davantage ceux qui s'ostinent dans la défense l'identité chrétienne et dans la prétention à diffuser la vérité universelle et salvifique de Jésus-Christ.
En réalité, la critique de la prétention au caractère absolu et définitif de la révélation de Jésus-Christ revendiquée par la foi chrétienne, s'accompagne d'un faux concept de tolérance.
Le principe de la tolérance comme expression du respect de la liberté de conscience, de pensée et de religion, défendu et promu par le Concile Vatican II, et à nouveau répété dans la Déclaration elle-même, est une position éthique fondamentale, présente dans l'essence du credo chrétien, puisqu'il prend au sérieux la liberté de la décision de foi.
Mais ce principe de tolérance et de respect de la liberté est aujourd'hui manipulé en outrepassé indûment, quand il s'étend à l'appréciation des contenus, comme si tous les contenus des différentes religions et même de conceptions a-religieuses de la vie devaient être placés sur le même plan, et qu'il n'existait plus une vérité objective et universelle, puisque Dieu ou l'Absolu se révéleraient sous d'innombrables noms, mais tous les noms seraient vrais.
Cette fausse idée de tolérance est associée à la perte et au renoncement à la question de la vérité, qui est désormais considérée par beaucoup comme une question sans importance, ou secondaire.
Vient ainsi en lumière la faiblesse intellectuelle de la culture actuelle: la question de la vérité venant à manquer, l'essence de la religion ne se différencie plus de sa «non-essence», la foi ne se distingue plus de la superstition, l'expérience de l'illusion. Enfin, sans une sérieuse prétention à la vérité, l'appréciation des autres religions devient absurde et contradictoire, puisqu'on ne dispose pas du critère pour constater ce qui est positif dans une religion, le distinguant de ce qui est négatif ou le fruit de la superstition et de la tromperie.


2. À ce propos, la Déclaration reprend l'enseignement de Jean-Paul II dans l'Encyclique Redemptoris Missio : «Ce que l'Esprit opère dans le cœur des hommes et dans l'histoire des peuples, dans les cultures et dans les religions revêt un rôle de praeparatio evangelica» ( RM 29).

Ce texte fait explicitement référence à l'action de l'Esprit non seulement «dans le cœur des hommes», mais aussi «dans les religions».
Toutefois, le contexte place cette action de l'Esprit à l'intérieur du mystère du Christ, dont elle ne peut jamais être séparée; en outre, les religions sont juxtaposées à l'histoire et aux cultures des peuples, où l'on ne peut jamais mettre en doute le mélange du bien et du mal.
Il faut donc considérer comme 'praeparatio evangelica' non pas tout ce qui peut être trouvé dans les religions, mais seulement «ce que l'Esprit opère» en elles.
Il en résulte une conséquence extrêmement importante: la voie vers le salut est le bien présent dans les religions comme œuvre de l'Esprit du Christ, mais pas les religions en tant que telles.
Cela est du reste confirmé par la doctrine même de Vatican II sur les semences de vérité et de bonté présentes dans les autres religions et cultures, exposée dans la Déclaration conciliaire Nostra Aetate: «L'Église ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières d'agir et de vivre, ces précepts et ces doctrines qui, quoiqu'elles diffèrent en beaucoup de points de ce qu'elle-même tient et propose, reflètent cependant souvent un rayon de cette vérité qui illumine tous les hommes»(NA, §2).
Rien de ce qui existe de vrai et de bon dans les religions ne doit pas être perdu, mais doit au contraire être reconnu et valorisé. Le bien et le vrai, où qu'ils se trouvent, proviennent du Père et sont l'œuvre de l'Esprit; les semences du Logos sont répandues partout. Mais nous ne pouvons pas fermer les yeux sur les erreurs et les tromperies qui sont également présentes dans les religions. La Constitution dogmatique de Vatican de II, Lumen Gentium, affirme: «Très souvent les hommes, trompés par le Malin, délirent dans leurs pensées, et ont échangé la vérité de Dieu avec le mensonge, en servant la créature au lieu du Créateur» (LG, 16).

Il est compréhensible que dans un monde qui croît de plus en plus ensemble, les religions et les cultures se rencontrent aussi. Cela conduit non seulement à un rapprochement extérieur d'hommes de différentes religions, mais aussi à un intérêt croissant vers des mondes religieux inconnus. En ce sens, c'est-à-dire aux fins de la connaissance réciproque, il est légitime de parler d'enrichissement mutuel. Cela n'a toutefois rien à voir avec l'abandon de la prétention, de la part de la foi chrétienne d'avoir reçu en don de Dieu dans le Christ, la révélation définitive et complète du mystère du salut, et même doit être exclue cette mentalité indifférentiste empreinte de relativisme religieux qui conduit à la conviction que «toutes les religions se valent» (Enc. Redemptoris Missio, §36).

L'estime et le respect envers les religions du monde, ainsi que pour les cultures qui ont apporté un enrichissement objectif à la promotion de la dignité de l'homme et au développement de la civilisation, ne diminue en rien l'originalité et l'unicité de la révélation de Jésus-Christ et ne limite en aucune façon la tâche missionnaire de l'Eglise: «L'Eglise annonce et est tenue d'annoncer sans cesse, le Christ qui est le chemin, la vérité et la vie ( Jn 14:16), où les hommes trouvent la plénitude de la vie religieuse et dans lequel Dieu a réconcilié toutes choses lui-même»( Nostra Aetate, §2).
Dans le même temps, ces simples mots indiquent le motif de la conviction qui considère que la plénitude, l'universalité et l'accomplissement de la révélation de Dieu sont présents uniquement dans la foi chrétienne. Ce motif ne réside pas dans une prétendue préférence donnée aux membres de l'Église, encore moins dans les résultats historiques atteints par l'Église dans son pèlerinage terrestre, mais dans le mystère de Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, présent dans l'Église.
L'affirmation d'unicité et d'universalité salvifique du christianisme provient essentiellement du mystère de Jésus Christ qui continue sa présence dans l'Église, son Corps et son Epouse. C'est pourquoi l'Église se sent engagée, constitutivement, dans l'évangélisation des peuples.
Même dans le contexte actuel, marqué par la pluralité des religions et l'exigence de liberté de décision et de pensée, l'Église est consciente d'être appelée à «sauver et renouveler toute créature, pour que toutes choses puissent être récapitulées dans le Christ et que les hommes constituent une seule famille et un seul peuple» (Décret Ad Gentes, §1).

Réaffirmant les vérités que la foi de l'Eglise a toujours cru et tenu sur ces arguments, et protégeant les fidèles d'erreurs ou d'interprétations ambiguës actuellement répandues, la déclaration «Dominus Iesus» de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, approuvée et confirmée certa scientia e apostolica sua auctoritate par le Saint-Père lui-même, remplit un double rôle: d'une part, elle se présente comme un témoignage autorisé et renouvelé supplémentaire pour montrer au monde «la splendeur de l'Évangile de la gloire du Christ» (2 Cor 4:4); de l'autre, elle indique comme obligatoire pour tous les fidèles la base doctrinale irrenonçable qui doit guider, inspirer et orienter à la fois la réflexion théologique et l'action pastorale et missionnaire de toutes les communautés catholiques à travers le monde.

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Annexe
Entretien du cardinal Ratzinger avec le «Frankfurter Allgemeine Zeitung» le 22 septembre 2000 (extraits)

LA PLURALITÉ DES CONFESSIONS NE RELATIVISE PAS L’EXIGENCE DE LA VÉRITÉ
Le Cardinal Ratzinger répond aux objections soulevées contre la Déclaration « Dominus Iesus »
(ma traduction d'après le texte en italien sur l'OR)
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- Monsieur le Cardinal, êtes-vous à la tête d’une structure dans laquelle « existent des tendances à l’idéologisation et à la pénétration excessive d’éléments de foi étrangers et fondamentalistes ? » Le reproche est contenu dans une communication diffusée la semaine dernière par la section allemande de la Société européenne pour la théologie catholique.

Je dois confesser que je suis très ennuyé par ce type de déclarations. Je connais par coeur depuis très longtemps ce vocabulaire, dans lequel les concepts de fondamentalisme, centralisme romain et absolutisme ne manquent jamais. Je pourrais formuler certaines déclarations tout seul, sans même attendre de les recevoir, car elles se répètent chaque fois, indépendamment du thème qui est traité.
Je me demande pour quelle raison ils n’inventent pas quelque chose de nouveau.


- Vous voulez dire que les critiques sont fausses parce que trop souvent répétées?

Non, toutefois, dans ce type de critique prédéfinie, les divers thèmes ne sont pas traités.
Certains formulent des critiques avec beaucoup de facilité parce qu’ils considèrent tout ce qui vient de Rome du point de vue de la politique et du partage du pouvoir, et qu’ils n’affrontent pas les contenus.


- En effet, les contenus sont assez explosifs. Peut-on vraiment s’étonner du fait qu’un document dans lequel on prétend que seul le christianisme est le dépositaire de la vérité et où l’on méconnaît le statut ecclésial aux anglicans et aux protestants, rencontre une opposition aussi forte?

Tout d’abord, je désire exprimer ma tristesse et ma déception, car les réactions publiques, à part certaines exceptions louables, ont complètement ignoré le véritable thème de la Déclaration. Le document commence par les paroles « Dominus Iesus »; il s’agit de la brève formule de foi contenue dans la Première Épître aux Corinthiens, verset 12, 3, dans laquelle Paul a résumé l’essence du christianisme: Jésus est le Seigneur.
Par cette Déclaration, dont il a suivi la rédaction pas à pas, le Pape a voulu offrir au monde une grande et solennelle reconnaissance de Jésus-Christ comme Seigneur au moment culminant de l’Année Sainte, en apportant ainsi avec fermeté ce qui est essentiel au centre de cet évènement, toujours sujet à des manifestations extérieures.


- Le ressentiment de nombreuses personnes concerne précisément cette « fermeté. » Au moment culminant de l’Année Sainte, n’aurait-il pas été plus opportun d’envoyer un signal aux autres religions au lieu d’autoconfirmer sa propre foi?

Au début de ce millénaire, nous nous trouvons dans une situation semblable à celle décrite par Jean à la fin du sixième chapitre de son Evangile: Jésus avait expliqué clairement sa nature divine dans l’institution de l’Eucharistie. Dans le verset 66, nous lisons: « Dès lors, beaucoup de ses disciples se retirèrent, et ils n’allaient plus avec lui. » Aujourd’hui, dans les discours généraux, la foi dans le Christ risque de s’affadir et de se perdre en discussions. Avec ce document, le Saint-Père, en tant que Successeur de l’Apôtre Pierre, a voulu dire: « Seigneur, à qui irons-nous? Tu as les paroles de vie éternelle. Nous, nous croyons, et nous avons reconnu que tu es le Saint de Dieu » (Jn 6, 68 sq). Le document veut être une invitation faite à tous les chrétiens à s’ouvrir à nouveau à la reconnaissance de Jésus-Christ comme Seigneur et à conférer ainsi à l’Année Sainte une signification profonde.


- Mais alors, ne devrait-on pas dire: il n’existe pas une Église unique. Elle est partagée en divers fragments?

En effet, de nombreux contemporains la considèrent ainsi. Il existerait seulement des fragments ecclésiaux et il faudrait chercher le meilleur des divers morceaux. Mais s’il en était ainsi, on couronnerait le subjectivisme: chacun devrait alors se composer son propre christianisme et, à la fin, le goût personnel résulterait déterminant.
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- Revenons en arrière... On est frappé par la sémantique singulière parfois présente dans les documents ecclésiaux. Vous avez vous-même souligné que l’expression « éléments de Vérité », qui est centrale dans le débat actuel, n’est pas vraiment opportune. L’expression « éléments de vérité » ne trahit-elle pas une sorte de concept chimique de la vérité? La vérité comme système périodique des éléments? L’idée de pouvoir séparer par des théorèmes la vérité de ce qui est faux ou de la vérité partielle, n’est-elle pas un tant soit peu autoritaire, à partir du moment où certains théorèmes prétendent réduire la réalité complexe de Dieu à un modèle dessiné au compas?

La constitution ecclésiale du Concile Vatican II parle d’« éléments nombreux de sanctification et de vérité » qui se trouvent hors de l’organisme visible de l’Église (I, n. 8); le décret sur l’oecuménisme cite certains de ces éléments: « La Parole de Dieu écrite, la vie de grâce, la foi, l’espérance et la charité, d’autres dons intérieurs du Saint-Esprit et d’autres éléments visibles » (I, n. 3). Peut-être existe-il un meilleur terme qu’« éléments », mais la signification réelle est claire: la vie de la foi, au service de laquelle se trouve l’Église, est une structure multiple et on peut y distinguer divers éléments qui sont à l’intérieur ou même à l’extérieur de celle-ci.


- Malgré cela, n’est-il pas surprenant que l’on veuille rendre intelligible, à travers des théorèmes, un phénomène qui échappe à toute vérification empirique comme celui de la foi religieuse?

En ce qui concerne la foi et le fait qu’elle soit compréhensible à travers des théorèmes, on déforme le dogme si on le considère comme un ensemble de théorèmes: le contenu de la foi s’exprime dans sa profession, qui trouve son moment privilégié dans l’administration du Sacrement du Baptême, et qui fait donc partie d’un processus existentiel. Il est l’expression d’une nouvelle orientation de l’existence que, cependant, nous ne nous offrons pas tout seuls, mais que nous recevons en don. Cette nouvelle orientation de l’existence signifie dans le même temps sortir de notre moi et de notre individualisme pour entrer dans cette communauté de fidèles qui s’appelle l’Église. Le point central de la formule du Baptême est la reconnaissance du Dieu trinitaire. Tous les dogmes successifs ne sont autres que des précisions de cette profession et font en sorte que son orientation de fond, le don de soi au Dieu vivant, reste inchangée. Ce n’est que lorsque l’on interprète le dogme de cette façon qu’on le comprend d’une manière juste.
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- On est également frappé par la facilité avec laquelle, dans son propre domaine ecclésial, on est enclin à se déclarer « blessé » ou « plein de douleur » face à des définitions concernant le contenu de la foi. Comment expliquez-vous un telle moralisation de l’affrontement intellectuel, qui apparaît désormais comme une constante pour les théologiens?

Il ne s’agit pas seulement d’une moralisation, mais également d’une politisation: le Magistère est considéré comme un pouvoir auquel opposer un autre pouvoir. Déjà, au siècle dernier, Ignaz Döllinger avait exprimé l’idée que dans l’Église, l’opinion publique devait s’opposer au Magistère et que dans celle-ci, les théologiens devaient jouer un rôle déterminant. Toutefois, les croyants s’éloignèrent alors en masse de Döllinger et soutinrent le Concile Vatican I. Je considère que la dureté de certaines réactions s’explique également par le fait que les théologiens se sentent menacés dans leur liberté académique et veulent intervenir en défense de leur mission intellectuelle. Naturellement, un rôle déterminant est également joué par le climat alimenté par la culture séculière, qui peut davantage s’accorder avec le protestantisme qu’avec l’Église catholique.
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- Revenons une fois de plus au document de votre Congrégation qui fait l’objet de discussions. On reproche souvent à la Déclaration « Dominus Iesus », plus qu’un manque de contenu, une forme peu diplomatique qui irrite les interlocuteurs des autres religions et confessions. Le Cardinal Sterzinsky, Archevêque de Berlin, a déclaré que dans la formation théologique, on demande de ne pas oublier dans les sermons le « quand, comment et où. » Dans les documents romains, il semble en revanche que cela ait été oublié. Et l’Évêque de Mayence, Mgr Lehmann, a affirmé qu’il aurait désiré « un texte rédigé dans le style des grands textes conciliaires » et il se demande jusqu’à quel point la Congrégation pour la Doctrine de la Foi a collaboré avec les autres autorités de la Curie dans la formulation du document. A ce propos, il fait référence au Conseil pontifical pour le Dialogue interreligieux et au Conseil pontifical pour la Promotion de l’Unité de Chrétiens.

En ce qui concerne la collaboration avec les autres autorités de la Curie, le Président et le Secrétaire du Conseil pour la Promotion de l’Unité des Chrétiens, le Cardinal Cassidy et Monseigneur Kasper, sont des membres de notre Congrégation, ainsi que le Président du Conseil pour le Dialogue interreligieux, le Cardinal Arinze. Ils ont tous eu la possibilité de s’exprimer au sein de la Congrégation, comme moi. En effet, le Préfet n’est que le premier parmi ses pairs et il a la responsabilité du déroulement ordonné du travail. Les trois membres de notre Congrégation que je viens de citer ont participé activement à la rédaction du document qui a été présenté plusieurs fois lors de la réunion ordinaire des cardinaux et une fois lors de la réunion plénière, à laquelle participent tous nos membres étrangers. Malheureusement, le Cardinal Cassidy et Monseigneur Kasper, en raison d’autres engagements, n’ont pas pu prendre part à certaines séances, dont les dates leur avaient cependant été communiquées longtemps à l’avance. Toutefois, ils ont reçu toute la documentation et leurs voeux écrits, et détaillés ont été communiqués aux participants et discutés de façon approfondie.



- Ont-ils été entendus?

Presque toutes les propositions des deux personnes citées ont été accueillies, car naturellement, dans cette matière, l’opinion du Conseil pour l’Unité était très importante pour nous. En outre, je peux bien comprendre que les Évêques allemands soient particulièrement sensibles aux difficultés dues au contexte de notre pays. Toutefois, il existe également un autre revers de la médaille.
Par exemple, ces jours derniers précisément, en rentrant chez moi, j’ai rencontré deux hommes dans la fleur de l’âge qui sont venus vers moi et m’ont dit: « Nous sommes missionnaires en Afrique. Nous attendions ces paroles depuis tellement longtemps! Nous rencontrons des difficultés constantes et les missionnaires sont toujours moins nombreux. » La gratitude de ces deux personnes qui sont sur le front de la prédication de l’Évangile m’a profondément ému. Il s’agit seulement d’une des nombreuses réactions de ce type. La vérité gêne toujours et n’est jamais facile. Les paroles de Jésus sont souvent terriblement dures et formulées sans beaucoup de précautions diplomatiques. Walter Kasper a dit à juste titre que le bruit suscité par le document cache un problème de communication, car le langage doctrinal classique, tel qu’il est utilisé dans notre document pour être en continuité avec les textes du Concile Vatican II, est totalement différent de celui des journaux et des moyens de communication sociale. Mais alors, le texte doit être traduit et non rejeté.
....


- La même question revient sous un autre aspect: la question de la profession religieuse est-elle en rapport avec celle du salut personnel? Pourquoi la mission, pourquoi un affrontement sur la « vérité » et pourquoi les documents du Vatican si, à la fin, l’homme peut parvenir à Dieu à travers toutes les voies?

Le Document ne reprend absolument pas la thèse subjectiviste et relativiste selon laquelle chacun peut devenir saint à sa façon. Il s’agit d’une interprétation cynique, dans laquelle je perçois du mépris pour la question de la vérité et de l’éthique juste. Le Document affirme, avec le Concile, que Dieu donne la lumière à chacun. Celui qui cherche la vérité se trouve objectivement sur la voie qui conduit au Christ et donc également sur la voie vers la communauté, dans laquelle il reste présent dans l’histoire, c’est-à-dire dans l’Église. Chercher la vérité, écouter la conscience, purifier sa propre écoute intérieure, telles sont les conditions du salut pour tous. Dans celles-ci existe un lien intime et objectif avec le Christ et avec l’Église. C’est dans ce sens que l’on dit alors que, dans les religions, il existe des rites et des prières qui peuvent jouer un rôle de préparation évangélique, des moments ou des itinéraires pédagogiques dans lesquels le coeur des hommes est incité à s’ouvrir à l’action de Dieu. Mais on dit également que cela n’est pas valable pour tous les rites. Il en existe en effet certains (quiconque connaît un peu l’histoire des religions ne peut être que d’accord), qui éloignent l’homme de la lumière. Ainsi, la vigilance et la purification intérieures s’obtiennent à travers une ouverture qui, à la fin, signifie appartenance intérieure au Christ.
C’est pourquoi le Document peut affirmer que la mission reste importante dans la mesure où elle offre cette lumière dont les hommes ont besoin dans leur recherche de la vérité et du bien.


- Mais la question demeure: si le salut, comme vous l’avez dit, peut être obtenu à travers toutes les voies tant que l’on vit en suivant sa conscience, alors la mission ne perd-t-elle pas de son urgence théologique? En effet, la thèse « de la liaison intime et objective » de voies du salut non catholiques avec le Christ ne signifie rien d’autre, si ce n’est que le Christ lui-même rend superflue la distinction entre vérité de salut « plein » et « déficitaire », car s’Il est présent comme instrument de salut, Il l’est toujours et logiquement de façon « pleine. »

Je n’ai pas dit que le salut pouvait s’obtenir à travers toutes les voies. La voie de la conscience, conserver le regard fixé sur la vérité et sur le bien objectif, est une route unique, même si elle prend de nombreuses formes en raison du grand nombre de personnes et de situations. Toutefois, le bien est unique et la vérité ne peut pas être contredite. Le fait que l’homme ne rejoigne pas l’une ou l’autre, ne relativise pas l’exigence de vérité et de bien. C’est pourquoi, il n’est pas suffisant de poursuivre la religion dont on a hérité, mais il est nécessaire de rester attentifs au vrai bien et être ainsi également capables de surmonter les limites de sa propre religion. Cela ne possède un sens que si la vérité et le bien existent vraiment. On ne pourrait pas être sur la voie du Christ s’il n’existait pas. Vivre en gardant les yeux du coeur ouverts, se purifier intérieurement, chercher la lumière, sont des conditions indispensables pour le salut de l’homme. Annoncer la vérité, c’est-à-dire laisser resplendir la lumière (« non sous le boisseau mais sur le lampadaire »), est absolument nécessaire.

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