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L'expérience du pape émérite fonctionne

L'une des meilleures analyses (à de menues réserves près) que j'ai pu lire sur le bilan des deux années écoulées, dans "The Catholic Herald"

L'expérience du pape émérite fonctionne

Il y a deux ans, Benoît XVI devenait le premier pape émérite dans l'histoire de l'Église catholique. Grâce à sa sagesse et à sa retenue l'innovation historique n'a pas conduit à la catastrophe.

Mark Drew (*)
The Catholic Herald (ma traduction)

Il y a deux ans ce mois-ci, des ondes de choc ont parcouru les médias du monde entier, quand Benoît XVI a annoncé sa démission. Il y a eu beaucoup de spéculations sur les raisons de sa décision inattendue et sur l'identité de son successeur, tandis que de nombreux commentateurs s'interrogeaint sur les conséquences pour l'Eglise d'avoir «deux papes».

Dans les heures qui ont suivi, plus de détails ont émergé: officiellement, le pontife sur le départ ne redeviendrait pas Joseph Ratzinger, ou même le cardinal Ratzinger. Il conserverait le nom de Benoît XVI, qu'il avait pris lors de l'élection au Siège de Pierre, et continuerait à porter la soutane blanche revêtue par les papes successifs. Son titre officiel, à partir du moment où il renonçait à son office, le 28 Février, serait celui de Pape émérite.

Le titre était sans précédent. Des Papes avaient démissionné avant, bien sûr. Le plus récent - le saint mais inefficace (?) ermite Célestin V - avait été pape pendant quelques mois en 1294. Loin d'assumer une position de retraite honorable, il avait été emprisonné dans une forteresse papale où il avait rapidement succombé au grand âge. On suppose que les mauvais traitements n'ont pas contribué à sa mort, mais son successeur avait de bonnes raisons de craindre les conséquences de le laisser en liberté. Un ancien Pape aurait pu devenir l'instrument d'une faction hostile au nouveau titulaire.
Le Collège des cardinaux était notoirement enclin aux intrigue de factions. Les dirigeants politiques, conscients que les enjeux étaient élevés en termes de pouvoir politique et économique, n'étaient que trop disposés à exploiter les divisions entre les ecclésiastiques. Donc, des papes médiévaux ne pouvaient pas se permettre d'être sentimentaaux, là où l'unité de la chrétienté occidentale était en jeu.
Bien qu'il dût être canonisé peu de temps après sa mort, Célestin V était un danger tant qu'il vivait. Une séquestration douce était considérée comme une nécessité, plutôt qu'une atteinte à la dignité de l'infortuné ex-pape, qui, dans tous les cas était un ascète, réputé peu susceptible de protester vigoureusement contre les rigueurs de son isolement.

Le monastère de Mater Ecclesiae, dans les murs de la Cité du Vatican, mais à l'écart des rouages de la machine curiale, peut sembler assez semblable à une forme d'incarcération. Mais l'isolement de Benoît XVI a été entièrement volontaire et il n'a semblé que trop reconnaissant d'avoir été soulagé du fardeau de son office. Cela n'a pas empêché les commentateurs tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'Eglise d'exprimer leur inquiètude que le statut nouvellement inventé de Pape émérite pût s'avérer problématique. Quiconque a eu un prédécesseur à la retraite s'accrochant à son office - ou à la paroisse - comprendra cette peur.

Plusieurs jours après la démission de Benoît, un chauffeur de taxi - un non-catholique sans doute peu au fait des jeux de pouvoir ecclésiastiques - m'a demandé s'il n'y avait pas le risque d'un Benoît "crispant" le style de son successeur. Beaucoup par la suite partagèrent cette prévision, à savoir que la présence de «deux papes» au Vatican pourrait saper l'autorité et la liberté d'action de son successeur. Certains pensaient même - y compris parmi ceux qui étaient directement concernés par le résultat - que le conclave allait être difficile avec l'ancien Pape toujours présent dans les coulisses. Mais Benoît a rapidement annoncé qu'il ne jouerait aucun rôle dans le conclave (il avait déjà dépassé l'âge limite pour voter, même s'il avait été encore reconnu comme cardinal).
Mais ce n'était pas suffisant pour rassurer les sceptiques. Ils craignaient (et certains espéraient) que les cardinaux pourraient ne pas être en mesure de choisir quelqu'un de peu apprécié par l'ancien Pape, aussi longtemps qu'on percevrait son ombre en arrière-plan. Et puis, une fois le nouveau Pape installé, Benoît saurait-il s'abstenir de tenter d'influencer ses décisions? Pourrait-il ne pas devenir un foyer de dissidence, si son successeur tentait de poursuivre un chemin différent?
J'ai dit au chauffeur de taxi que ce que je savais de la personnalité de Benoît XVI me donnait la certitude que ces appréhensions ne se réaliseraient pas. C'est un homme humble, un universitaire timide, plus à l'aise à faire cours que dans l'œil des médias, et ayant peu d'intérêt pour l'appareil du pouvoir. Il croit vraiment que l'Esprit Saint guide l'Eglise, à travers (et parfois en dépit de) les décisions et les actions des hommes qui la régissent, même au plus haut niveau. J'étais sûr qu'il allait respecter la liberté de son successeur, en restant silencieux, même s'il avait des doutes privés.

En outre, Benoît XVI est un théologien dont l'ecclésiologie est probablement plus équilibrée que celle de n'importe qui d'autre de sa génération. Il sait que, tout simplement, il ne peut y avoir «deux Papes». Une fois qu'une élection canonique a eu lieu, et dès qu'il consent à son élection, le nouveau Pape est l'évêque de Rome, successeur de Pierre et Vicaire du Christ.

Dans les deux années qui ont suivi cette réponse à la question de mon chauffeur de taxi, rien ne m'a amené à la réviser.
Il est clair pour tous que le nouveau pape est très différent de son prédécesseur dans le style, et il y a certainement des différences de fond en ce qui concerne des questions comme la relation entre l'activité pastorale d'une part, la doctrine et la stratégie missionnaire de l'autre. Mais on ne voit pas encore clairement jusqu'où iront les différences. Beaucoup de catholiques, y compris des membres influents de la hiérarchie, sont inquiets et peut-être enclins à regarder vers le Pape émérite comme guide.
Son choix a été de garder le silence.

On en a eu une confirmation directe et sans ambiguïté lors du synode sur la famille en Octobre dernier. On a raconté qu'un groupe de cardinaux a pensé que François était en train de bouleverser l'enseignement clair et répété de ses prédécesseurs. Plusieurs d'entre eux auraient constitué une délégation et seraient allés à Mater Ecclesiae pour voir Benoît, lui demandant d'intervenir. Sa réponse, selon eux, fut tout simplement de dire que, puisqu'il n'était plus pape, il n'avait aucune autorité en la matière, et qu'ils devaient adresser leurs préoccupations à François. Selon certaines versions du récit, lui-même aurait informé son successeur de la visite.
Si le rapport est vrai, les cardinaux auronnt certainement été déçus.

Mgr Georg Gänswein, fidèle assistant de Benoît, a insisté que l'histoire était fausse. Mais nous savons tous que les démentis concernant des questions politiquement sensibles dans l'Église sont à prendre avec des pincettes.
Mgr Gänswein ne peut pas être soupçonné de mensonge, mais il est sans doute tout à fait familier avec le principe de réserve mentale - d'autant plus maintenant qu'il travaille pour un pape jésuite. Une version des événements contenant des inexactitudes même relativement mineures peut être démentie sans préjudice pour l'honnêteté, surtout lorsque le sujet est lui-même confidentiel. Même si l'histoire a été totalement inventée, elle sert une fois de plus à illustrer ce que je suis convaincu que Benoît ferait dans de telles circonstances - et, en réalité, ce qu'il doit faire, à la fois sous l'angle de l'éthique professionnelle et de l'ecclésiologie catholique.

Donc, ceux qui souhaitent une intervention directe du pape émérite resteront insatisfaits. Il ne continuera à exercer un rôle dans les débats qu'en vertu de la force de ses écrits à la fois avant et après son élection.

Il est vrai qu'il a choisi de réviser ses écrits sur la question de la réadmission à la communion des divorcés remariés, renonçant à un ancien plaidoyer en faveur de cet accomodement pastoral au moment même où c'était la question brûlante du jour. Mais même cela est tout au plus une intervention indirecte, et l'archevêque Gänswein nous a assuré que c'était depuis longtemps prévu et que la coïncidence de calendrier était purement fortuite.

L'archevêque est, en fait, le canal par lequel le monde obtient la plupart des informations sur Benoît, que le Pape émérite souhaite transmettre. Par lui, nous avons appris qu'il entretient de bonnes relations avec son successeur, qu'il aime et respecte, et qu'il ne regrette pas sa décision de démissionner, et qu'il juge encore que c'était nécessaire pour le bien de l'Eglise.

Mais il est moins facile d'expliquer deux autres gestes de Benoît, relatifs aux réformes qui ont marqué son pontificat: la libéralisation de la messe traditionnelle en latin et la création de l'ordinariat.
Le 10 Octobre l'année dernière, il a envoyé une lettre aux traditionalistes disant qu'il était heureux que la Forme Extraordinaire «vive maintenant en pleine paix au sein de l'Eglise, également chez les jeunes, soutenue et célébrée par de grands cardinaux». Le même jour, il a écrit aux Amis de l'Ordinariat de Notre-Dame de Walsingham, se félicitant de sa progression pour les ex-anglicans en Angleterre.

De telles actions intensifient les spéculations, surtout parmi ceux qui sont mal à l'aise avec les orientations de François. Il y a des rumeurs persistantes que la démission de Benoît n'était pas entièrement libre, et celles-ci sont potentiellement dommageable pour l'unité de l'Eglise, parce que si tel était le cas, à la fois sa démission et l'élection de son successeur seraient canoniquement invalides. Dans un rare entretien direct avec un journaliste allemand avec qui il a des contacts, Benoît a catégoriquement nié qu'il ait été contraint de démissionner.

Pourtant, il y avait quelques détails véritablement surprenants. Par exemple, interrogé sur le fait qu'il continuait à porter le blanc papal, Benoît a expliqué qu'il n'y avait pas d'autres vêtements disponibles - une affirmation impossible à prendre au sérieux étant donné qu'un employé de confiance pouvait facilement faire un tour dans un des nombreux négoces de vêtements ecclésiastiques proches du Palais apostolique dans les jours entre l'annonce de la démission et sa prise d'effet. Peut-être qu'il plaisantait, tout simplement.

Ensuite, il y a l'ambiguïté sur ce qu'est exactement une décision «libre» de démissionner. La nature des pressions constituant un manque de liberté comme le comprend le droit canonique n'est pas vraiment claire , et il est certainement vrai que Benoît était sous des pressions de l'intérieur et hors de l'Eglise, qui auraient écrasé des hommes moins forts que lui. En dépit de cela, toutes les évidences suggèrent que la décision a été prise par Benoît lui-même, qu'il l'a vraiment jugée nécessaire pour le bien de l'Église, et qu'il le pense encore.

Les tentatives visant à saper la papauté de François en alléguant que son élection n'était pas valide pour d'autres raisons ont rencontré peu d'écho. Le plus remarquable vient d'Antonio Socci, un journaliste italien d'un certain renom et un fervent catholique, mais certes pas un fan de l'actuel Pontife. Le livre de Socci «Non è Francesco» allègue que l'élection n'était pas valide en raison d'irrégularités de procédure dont la complexité passera au-dessus de la tête de tout le monde sauf les experts canonistes. Jusqu'à présent, il n'a pas réussi à convaincre qui que ce soit dont l'opinion pourrait compter et il a été pratiquement ignoré des autres vaticanistes.

Une autre opinion médiatisée par Socci, et cette fois cité avec approbation par d'autres, c'est que Benoît a volontairement renoncé au gouvernement de l'Église, mais conserve pour lui-même un certain aspect spirituel de l'autorité papale. Selon cette théorie, François se présente comme «évêque de Rome» plutôt que «Pape», précisément pour accueillir cette division mystérieuse du travail. Mais cette distinction ne tient pas debout théologiquement (??). C'est l'Eglise romaine qui détient la primauté sur l'Eglise universelle; c'est l'évêque de Rome qui exerce chacune des autorités impliquées par cette primauté.

Ce qui est plausible, c'est que Benoît, en renonçant à l'autorité papale, n'a pas entendu renoncer au fardeau qui l'accompagne - ce que saint Paul appelle «sollicitude pour toutes les Eglises». Il porte désormais l'Église uniquement dans ses prières et par son exemple. Une partie de cette responsabilité spirituelle implique un soutien pour son successeur, pour qui il prie, comme nous le devrions. Il n'est pas anodin que Benoît apparaisse uniquement en public aux côtés de François et à son invitation.

Il se peut que ce ne soit pas facile pour Benoît d'assister à tout ce qui se passe aujourd'hui à Rome, même si les contrastes entre lui et François ne sont pas les oppositions dures et précipitées que certains y voient. Cela doit lui causer quelque chagrin de voir certaines de ses orientations pour l'Eglise négligées ou même inversées, et certains de ses lieutenants les plus fidèles marginalisés tandis que les anciens adversaires sont promus.

Mais il reste serein car il a une foi inébranlable en l'Eglise, et en Dieu qui la guide d'une main ferme tandis que ses dirigeants humains vont et viennent. À cet égard, comme dans tant d'autres, nous devrions en tenir compte et chercher à l'imiter.

* * *

(*) The Catholic Heral, dont le Père Mark Drew semble être un intervenant récurrent, indique qu'il est titulaire d'un doctorat en théologie œcuménique de l'Institut Catholique de Paris, et a également étudié en Allemagne et Rome, et qu'il sert actuellement à la paroisse St Wilfrid, à York.
Ce site en anglais, dans un article récent (juillet 2014) indique (au contraire?) qu'il est prêtre du diocèse de Sens-Auxerres.

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