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Une interview du card. Ratzinger par A. Socci

Elle date de 2003, au moment où sortait en italien son livre "Foi, vérité, tolérance". (Demie-)reprise

Je me souvenais bien sûr de ce magnifique entretien que Teresa publiait en anglais ce matin sur son site, mais je n'étais plus sûre de l'avoir traduite, et une première recherche dans les archives de mon blog a été infructueuse. Je l'ai donc retraduite, sans regret et avec plaisir... puis j'ai retrouvé la premère version, d'après le texte en italien sur le site de Sandro Magister (à l'époque, son site <chiesa> n'était pas encore multilingue).
De toute façon, ceux de mes lecteurs qui ont déjà lu l'interview se réjouiront autant que moi de la relire...

Les deux traductions diffèrent un petit peu, et ici, l'interview proprement dite est précédée d'un commentaire d'Antonio Socci, qui a reproduit le tout sur son site personnel.

Une remarque: Antonio Socci a donné un titre à son article: "Aujourd'hui, c'est l'Occident qui s'oppose au christianlsme". Mais comme d'habitude avec les textes du théologien/préfet de la CDF/pape/pape émérite, c'est réducteur, et cela ne permet pas d'appréhender la richesse du contenu....

Interview de Joseph Ratzinger par Antonio Socci

www.antoniosocci.com
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En ces temps d'islamisme et de "choc des civilisations", les religions jouent un rôle crucial. Alors la voix autorisée du cardinal Joseph Ratzinger, depuis des décennies gardien de l'orthodoxie dans l'Église par la volonté du pape, est précieuse non seulement pour un milliard et demi de catholiques, mais pour tous. Dans le très beau livre, que vient de publier Cantagalli, «Foi, vérité, tolérance», il affronte avec sa profondeur habituelle toutes les questions qui enflamment le monde d'aujourd'hui. Grâce à Davide Cantagalli, l'éditeur qui a arrangé la rencontre, nous avons eu l'opportunité d'en parler avec le prélat lui-même.

- Question: Eminence, il y a une idée qui s'est imposée dans la haute culture et dans la pensée commune, selon laquelle toutes les religions sont des chemins qui mènent vers le même Dieu, et donc que l'une vaut l'autre. Qu'en pensez-vous, du point de vue théologique?

- Cardinal Ratzinger: Je dirais que même sur le plan empirique, historique, ce concept bien commode pour la pensée d'aujourd'hui n'est pas vrai. C'est un reflet du relativisme généralisé, mais la réalité n'est pas celle-là, parce que les religions ne sont pas de façon statique l'une à côté de l'autre, mais se trouvent dans une dynamique historique dans laquelle elles deviennent aussi des défis l'une pour l'autre. A la fin, la Vérité est une, Dieu est un, de sorte que tous ces expressions, si différents, nées dans des moments historiques différents, ne sont pas équivalentes, mais elles sont un chemin par lequel la question se pose: où aller? On ne peut pas dire que ces chemins sont équivalents parce qu'ils sont dans un dialogue intérieur et naturellement, il me semble évident que des choses contradictoires ne peuvent pas être des moyens de salut: la vérité et le mensonge ne peuvent pas être de la même manière les voies du salut. Donc, cette idée ne répond tout simplement pas à la réalité des religions et ne répond pas aux besoins humains de trouver une réponse cohérente à ses grandes questions.

- Q: Dans différentes religions, le caractère extraordinaire de la figure de Jésus est reconnu. Il semble qu'il ne soit pas nécessaire d'être un chrétien pour le vénérer. Donc, il n'y a pas besoin de l'Église?

- CR: Déjà dans l'Evangile, nous trouvons deux positions possibles en référence au Christ. Le Seigneur Lui-même distingue: ce que disent les gens et ce que vous dites, vous. Il demande ce que disent ceux qui Le connaissent de seconde main, ou de façon historique, littéraire, et ce que disent ceux qui le connaissent de près et sont réellement entrés dans une rencontre vraie rencontre, ont fait l'expérience de sa véritable identité. Cette distinction reste présente tout au long de l'histoire: il y a une impression de l'extérieur qui a des éléments de vérité. Dans l'Evangile, nous voyons que certains disent: «c'est un prophète». Tout comme aujourd'hui, on dit que Jésus est une grande personnalité religieuse ou qui mérite d'être compté parmi les avataras (les multiples manifestations du Divin). Mais ceux qui sont entrés dans la communion avec Jésus reconnaissent que c'est une autre réalité, c'est Dieu présent dans un homme.

- Q: Il n'est pas comparable avec les autres grandes personnalités des religions?

- CR: Elles sont très différentes les unes des autres. Bouddha dit en substance « oubliez moi, allez seulement sur la route que je vous ai montrée». Mahomet affirme: «Le Seigneur Dieu m'a donné ces paroles que je vous transmets verbalement dans le Coran». Et ainsi de suite. Mais Jésus ne rentre pas dans cette catégorie de personnalités déjà visiblement et historiquement différentes. Encore moins est-il l'un des avataras, dans le sens des mythes de la religion hindoue.

- Q: Pourquoi?

- CR: C'est quelque chose de complètement différent. Il appartient à une histoire qui commence avec Abraham, dans laquelle Dieu montre son visage, Dieu se révèle comme une personne qui peut parler et répondre, entre dans l'histoire. Et ce visage de Dieu, un Dieu qui est une personne et agit dans l'histoire, trouve son accomplissement dans cet instant où Dieu lui-même, en se faisant homme lui-même, entre dans le temps. Donc, même historiquement, on ne peut pas assimiler Jésus-Christ aux différentes personnalités religieuses ou aux visions mythologiques orientales.

- Q: Pour la mentalité commune, cette «prétention» de l'Eglise - qui proclame «le Christ, seul salut» -est arrogance doctrinale.

- CR: Je peux comprendre les raisons de cette vision moderne , laquelle s'oppose à l'unicité du Christ, et je comprends également une certaine modestie de certains catholiques pour qui «nous ne peut pas dire que nous avons quelque chose de mieux que les autres». En outre, il y a aussi la blessure du colonialisme, période au cours de laquelle certaines puissances européennes ont exploité le christianisme en fonction de leur puissance mondiale. Ces blessures sont restées dans la conscience chrétienne, mais ne doivent pas nous faire perdre de vue l'essentiel. Parce que les abus du passé ne devraient pas empêcher la juste compréhension. Le colonialisme - et le christianisme comme instrument de pouvoir - est un abus. Mais le fait qu'on en ait abusé ne doit pas rendre nos yeux fermés devant la réalité de l'unicité du Christ. Surtout, nous devons reconnaître que le christianisme n'est pas une invention européenne de nous, n'est pas notre produit de nous. C'est toujours un défi qui vient de l'extérieur de l'Europe: il est originaire d'Asie, comme nous le savons tous. Et il se trouva tout de suite en contradiction avec la sensibilité dominante. Même si l'Europe a été ensuite christianisée , il est toujours resté cette lutte entre les revendications particulières, entre les tendances européennes, et la nouveauté toujours de nouvelles la Parole de Dieu, qui s'oppose à ces exclusivismes et ouvre à la véritable universalité. En ce sens, il me semble que nous devons redécouvrir que le christianisme n'est pas une propriété européenne.

- Q: Le christianisme s'oppose aujourd'hui aussi à la tendance à la fermeture qu'il y a en Europe?

- CR: Le christianisme est toujours quelque chose qui vient réellement de l'extérieur, d'un événement divin qui nous transforme et conteste également nos prétentions et nos valeurs. Le Seigneur change toujours nos prétentions et ouvre nos cœurs par son universalité. Il me semble très significatif qu'en ce moment l'Occident européen soit la partie du monde la plus opposée au christianisme, précisément parce que l'esprit européen s'est autonomisé et ne veut pas accepter qu'il y ait une Parole divine qui montre une route qui n'est pas toujours commode.

- Q: Faisant écho à Dostoïevski, je me demande si un homme moderne peut croire, croire vraiment que Jésus de Nazareth est Dieu fait homme. C'est perçu comme absurde.

- CR: Bien sûr, pour un homme moderne, c'est quelque chose de presque impensable, un peu absurde et on l'attribue facilement à une pensée mythologique du passé, qui n'est plus acceptable. La distance historique rend d'autant plus difficile de penser qu'un individu ayant vécu dans une époque lointaine puisse être aujourd'hui présent, pour moi, et la réponse à mes questions.
Il semble alors important de noter que le Christ n'est pas un individu du passé, loin de moi, mais il a créé un chemin de lumière qui imprègne l'histoire en commençant par les premiers martyrs, avec ces témoins qui transforment la pensée humaine, qui voient la dignité humaine de l'esclave, prennent soin des pauvres, de ceux qui souffrent et apporternt ainsi une nouveauté dans le monde avec leur propre souffrance. Avec ces grands Docteurs qui transforment la sagesse des Grecs, des Latins, en une nouvelle vision du monde inspirée précisément par le Christ, qui trouve dans le Christ la lumière pour interpréter le monde; avec des figures comme saint François d'Assise, qui a créé le nouvel humanisme. Ou même des personnalités de notre temps: pensons à Mère Teresa, à Maximilien Kolbe ... C'est une route ininterrompue de lumière qui se fait chemin dans l'histoire, et une présence ininterrompue du Christ, et il me semble que ce fait - que le Christ n'est pas resté dans le passé mais a toujours été contemporain de toutes les générations et a créé une nouvelle histoire, une nouvelle lumière dans l'histoire, dans laquelle il est toujours contemporain, - fait comprendre qu'il ne s'agit pas d'un quelconque grand de histoire, mais d'une réalité vraiment Autre, qui apporte toujours la lumière. Ainsi, en s'associant à cette histoire, on pénètre dans un contexte de lumière, on ne se met pas en relation avec une personne éloignée, mais avec une réalité actuelle.

- Q: Parce que, selon vous, un homme de 2003 a besoin du Christ?

- CR: Il est facile de s'apercevoir que les choses uniquement disponibles d'un monde matériel ou même intellectuel, ne répondent pas au besoin plus profond, plus radical qui existe en chaque homme: parce que l'homme a le désir - comme le disaient les Pères - de l'infini. Il me semble que justement notre époque, avec ses contradictions, ses désespoirs, son refuge massif dans des raccourcis comme la drogue, manifeste visiblement cette soif de l'infini et seul un amour infini qui entre pourtant dans la la finitude, et devient même un homme comme moi, est la réponse. C'est certainement un paradoxe que Dieu, l'immense, soit entré dans le monde fini comme une personne humaine. Mais c'est justement la réponse dont nous avons besoin: une réponse infinie qui toutefois se rend acceptable et accessible, pour moi, «se rendant fini» en une personne humaine qui, cependant, est l'infini. C'est la réponse dont on a besoin: il faudrait presque l'inventer si elle n'existait pas ...

- Q: Il y a une nouveauté dans votre livre sur le thème du relativisme. Vous soutenez que dans la pratique politique, le relativisme est le bienvenu parce qu'il nous vaccine, disons, contre la tentation utopique. C'est le jugement que l'Eglise a toujours donné sur la politique?

- CR: Je dirais que oui. C'est là l'une des nouveautés essentielles du christianisme pour l'histoire. Parce que jusqu'au Christ l'identification de la religion et de l'Etat, de la divinité et de l'Etat, était presque nécessaire pour donner de la stabilité à l'Etat. Puis l'Islam est revenu à cette identification entre monde politique et religieux, avec la pensée que seul le pouvoir politique peut aussi moraliser l'humanité.
En réalité, du Christ lui-même nous trouvons tout de suite la position inverse: Dieu n'est pas de ce monde, il n'a pas légions, ainsi parle le Christ, Staline dit qu'il n'a pas de divisions. Il n'a pas de pouvoir mondain, il attire l'humanité à lui non pas avec un pouvoir extérieur, politique, militaire, mais seulement avec le pouvoir de la vérité qui convainc, de l'amour qui attire. Il dit «j'attirerai tous à moi». Mais il le dit justement depuis la croix. Et ainsi il crée la distinction entre l'empereur et Dieu, entre le monde de l'empereur auquel est dûe la loyauté, mais une loyauté critique, et le monde de Dieu, qui est absolu. Tandis que l'Etat n'est pas absolu.

- Q: Donc, il n'y a pas de pouvoir, politique ou idéologique, qui puisse prétendre pour lui-même le caractère définitif, la perfection ....

- CR: Ceci est très important. C'est pourquoi j'ai été opposé à théologie de la libération, qui a à nouveau transformé l'Evangile en recette politique avec l'absolutisation d'une position, qui serait la seule recette pour libérer et donner le progrès ... En réalité, le monde politique est le monde de notre raison pratique où, avec les moyens de notre raison, nous devons trouver les chemins. Il faut laisser la raison humaine trouver les moyens les plus appropriés et non pas absolutiser l'état. Les Pères ont prié pour l'Etat, reconnaissant sa nécessité, sa valeur, mais ils n'ont pas adoré l'état: cela me semble précisément la distinction décisive.

- Q: Mais c'est un point de rencontre extraordinaire entre la pensée chrétienne et la culture libérale-démocratique.

- CR: Je pense que la vision libérale-démocratique n'aurait pas pu naître sans cet événement chrétien qui a divisé les deux mondes, créant même ainsi une nouvelle liberté. L'état est important, on doit obéir aux lois, mais ce n'est pas le pouvoir ultime. La distinction entre l'Etat et la réalité divine crée l'espace d'une liberté dans lequel une personne peut même s'opposer à l'Etat. Les martyrs sont un témoignage de cette limitation du pouvoir absolu de l'Etat. Ainsi est née une histoire de liberté. Même si la pensée libérale-démocrate a pris ensuite ses propres voies, l'origine est celle-là.

- Q: Les systèmes communistes européens se sont écroulés. Mais vous, dans votre livre, vous n'excluez pas que la pensée marxiste puisse encore réapparaître sous d'autres formes dans un proche avenir.

- CR: C'est une hypothèse à moi, mais elle me semble déjà commencer à se vérifier parce que le pur relativisme, qui ne connaît pas de valeurs éthiques fondatrices et donc ne connaît pas vraiment non plus le pourquoi de la vie humaine, même de la vie politique, ne suffit pas. Donc, pour un non-croyant qui ne reconnaît pas la transcendance, reste ce grand désir de trouver quelque chose d'absolu et d'un sens moral à ses actes.

- Q: Les agitations altermondialistes (no global) de ces dernières années sont-elles de nouveau une transposition de la soif d'absolu dans un objectif politique?

- CR: Je dirais que oui. Il y a toujours cette soif, parce que l'homme a besoin d'absolu et s'il ne le trouve pas en Dieu, il le crée dans l'histoire.

- Q: Toujours à propos du relativisme. Tous les us et coutumes, les civilisations, doivent-ils être toujours observés à priori ou bien existe-t-il un canon minimal de droits et de devoirs qui doivent s'appliquer à tout le monde.

- CR: Ici, c'est l'autre côté de la médaille. Avant nous avons constaté que la politique est le monde du criticable, du perfectible, où l'on doit rechercher avec les forces de la raison, les meilleures routes, sans absolutiser un parti ou une recette. Toutefois, il est aussi un domaine éthique, la politique, à la fin, ne peut donc pas comporter un relativisme total où, par exemple, assassiner et créer la paix ont la même légitimité. Nous avons dans dans différents documents de notre Congrégation insisté sur ce fait, tout en reconnaissant pleinement l'autonomie politique.

- Q: Donc, tout n'est pas permis ...

- CR: Nous avons toujours dit que même la majorité n'est pas l'ultime instance, la légitimisation absolue de tout, car la dictature de la majorité serait tout aussi dangereuse que d'autres dictatures. Parce qu'un jour, elle pourrait décider, par exemple, qu'il y a une race à exclure pour le progrès de l'histoire, aberration malheureusement déjà vue. Donc, il y a des limites aussi au relativisme politique. La limite est tracée par certaines valeurs éthiques fondamentales qui sont la condition même de ce pluralisme. Et qui sont donc obligatoires aussi pour les majorités.

- Q: Quelques exemples?

- CR: En substance le Décalogue offre une synthèse de ces grandes constantes.

- Q: Je reviens à un autre aspect du «relativisme culturel». Même parmi les catholiques, il y en a qui considèrent la mission presque comme une violence psychologique contre les peuples qui ont une autre civilisation.

- CR: Si quelqu'un pense que le christianisme est seulement son propre monde traditionnel, il ressent évidemment la mission ainsi. Mais on voit qu'il n'a pas compris la grandeur de cette perle, comme le dit le Seigneur, qu'il se donne dans la foi. Naturellement, si c'étaient seulement nos traditions, on ne pourrait pas les porter à d'autres. Si, au contraire, nous avons, comme le dit saint Jean, découvert l'Amour, si nous avons découvert le visage de Dieu, nous avons le devoir de le raconter aux autres. Je ne peux pas garder seulement pour moi une grande chose, un grand amour, je dois communiquer la Vérité. Naturellement, dans le plein respect de leur liberté, parce que la vérité ne s'impose pas par d'autres moyens, que sa propre évidence, et seulement en offrant cette découverte aux autres - montrant ce que nous avons trouvé, quel don nous avons en main, qui est destiné à tous - nous pouvons bien annoncer le Christianisme, sachant qu'il suppose le plus grand respect pour la liberté de l'autre, parce qu'une conversion qui n'a pas été fondée sur la conviction intérieure - «j'ai trouvé ce que je désirais», ne serait pas une véritable conversion.

- Q: La presse a récemment mis au jour un triste phénomène: la conversion de nombreux immigrants venant de l'Islam, et qui - en plus d'être en danger - se retrouvent seuls, non accompagnés par la communauté chrétienne.

- CR: Oui, je l'ai lu et cela me peine beaucoup. C'est toujours le même symptôme, le drame de notre conscience chrétienne qui est blessée, qui n'est pas sûr d'elle-même. Naturellement, nous devons respecter les Etats islamiques, leur religion, mais toutefois réclamer également la liberté de conscience de ceux qui veulent devenir chrétiens, et avec courage nous devons aussi aider ces personnes, tout simplement si nous sommes convaincus qu'elles ont trouvé quelque chose qui est la vraie réponse. Nous ne devons pas les laisser seules. Nous devons faire tout notre possible pour qu'elles puissent vivre dans la liberté et la paix ce qu'elles ont trouvé dans la religion chrétienne.

Antonio Socci

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