Cuba : l'envers du décor

Alors que François, entouré du consensus médiatique, commence aujourd'hui un voyage de 10 jours à Cuba et aux Etats-Unis, Maurizio Faverni dénonce l'attitude honteuse du cardinal de la Havane, et rappelle que la "la perle des Caraïbes" est encore serrée dans la mâchoire d'acier du communisme

>>> Voir aussi le dossier sur le voyage de Benoît XVI au Mexique et à Cuba, 23-28 mars 2012: benoit-et-moi.fr/2012-I

 

Les silences de l'Église rendent "pasteurs des loups, pas du troupeau confié"

16 septembre 2015
Mauro Faverzani
www.corrispondenzaromana.it
Traduction par Anna


Certes, l'ambassade américaine vient de rouvrir ses portes à La Havane, selon le scénario prévu. Certes, pour la première fois après 56 ans de régime communiste, des exemplaires de la Sainte Bible ont recommencé à circuler, fût-ce dans le cadre d'un programme dit "expérimental".
Certes, dans quelques jours, même le Pape arrivera en visite. Mais justement à cause de cela, il est excessif de parler de "normalisation" à Cuba.
Les événements se sont succédés de façon beaucoup trop précipitée et, ce qui est pire, pas tout à fait exemptes de zones d'ombres.

Il n'y a pas uniquement en jeu la question des indemnisations, en millions, déjà demandés par Fidel Castro aux États-Unis. Il y a en jeu beaucoup plus, il y a des décennies de persécution religieuse, il y a un régime oppressif, il y a la crédibilité de l'Église, il y a une situation extrêmement lourde que toutes les chancelleries et les gouvernements du monde entier connaissent. Même si personne n'en parle.

Dans un tel climat, on peut imaginer l'étonnement provoqué par l'interview donnée à l'a chaîne Cadena Ser le 5 juin dernier par le cardinal Jaime Ortega, Archevêque de La Havane, qui a nié explicitement la présence de détenus politiques dans l'île, plongeant l'opposition interne dans le désarroi le plus total.

Armando Valladares, écrivain et poète cubain, a été un de ces détenus. Il a été incarcéré, soumis à des peines inhumaines et contraint aux travaux forcés pendant deux décennies pour le seul crime d'avoir refusé de soutenir le régime. Il a réagi, dans un article du 14 juin dernier:

"Le cardinal Jaime Lucas Ortega y Alamino, au cours de ses 34 années à la tête de l'Archidiocèse de La Havane, s'est transformé en l’un des défenseurs majeurs, indispensables, du régime communiste... C'est un pasteur prêt à donner sa vie pour les loups et non pas pour le troupeau qui lui a été confié, troupeau orphelin et impuissant".

Dans un article précédent, Valladares s'était déjà exprimé de manière très critique au sujet de la rencontre le 10 mai dernier au Vatican entre le pape François et le président Raoul Castro, rencontre qu'il avait définie "accablante et terrible, devant Dieu et l'Histoire", susceptible de marquer "de façon indélébile l'actuel Pontificat", expliquant comment la théologie de la libération a laissé la place à la "théologie de la collaboration".

Les mots prononcés au terme de la rencontre par le même Castro ont été interprétés comme une sorte de coup de théâtre: "Si cela continue ainsi, je reviendrai à l'Église Catholique. Je pourrais même recommencer à prier, même si je suis communiste". Il semble que ce soit le contraire qui se profile: le père René David, professeur de Théologie au Séminaire de La Havane, a invoqué une "réconciliation entre Catholicisme et communisme", considérant que, somme toute, dans ce dernier, l'athéisme est un fait non substantiel, mais incident.

Mais des critiques indignées ont plu sur le cardinal Ortega également de la part de Ada Maria López Canino du mouvement Damas de Blanco, d'anciens prisonniers politiques comme Daniel Ferrer et Ciro Alexis Casanova Pérez qui dans une interview au Diario de Cuba ont stigmatisé avec indignation, comme "un mensonge total", les déclarations du cardinal, l'accusant d'"appuyer la dictature des frères Castro".

Le journaliste indépendant Mario Félix Lleonart a lui aussi souligné que les déclarations de l'Archevêque n'ont été bénéfiques "ni pour l'Église qu'il représente, ni pour lui-même", mais qu'elles ont au contraire démonté cette "Doctrine Sociale de l'Église qu'il est appelé à soutenir et à pratiquer".

Pour toute réponse, en juin, la CCDHM, Commission cubaine des droits humains et pour la réconciliation nationale, a diffusé une première liste partielle, avec 71 noms de personnes "condamnées parce que persécutées ou bien pour des motifs politiques ou avec des procès politiquement conditionnés". La moitié de ces cas remonte à il y a un an, c'est à dire quand la grande machine de la "pacification guidée" s'était déjà mise en branle. Le porte-parole du CCDHM, l'ancien prisonnier Elizardo Sánchez, a parlé de procès nié et de condamnations "disproportionnées". Sans être écouté.

Ils sont des détenus-"fantômes" depuis 56 ans, c'est à dire depuis que le féroce régime communiste s'est installé dans l'île. Déjà en octobre 1999 certains d'entre eux arrivèrent à Rome en provenance de Miami avec un appel au Pontife de l'époque Jean-Paul II, signé par 500 personnalités - hommes d'église, de culture, des médias, de la politique - et publié intégralement par le quotidien Las Américas. Il contenait deux requêtes: la première, être arrachés à l'oubli, afin que "la conscience endormie de l'homme post-moderne" ne les oublie pas; la deuxième, la canonisation des martyrs catholiques cubains: "Très Saint Père, à vos pieds, nous vous supplions filialement de réhabiliter" ceux qui sont tombés "victimes du communisme".

Armando Valladares fut parmi les premiers à déchirer avec ses mémoires le voile du silence, sous lequel on aurait voulu cacher les exécutions, qui déchiraient les ténèbres de la nuit dans la prison de La Cabaña parmi les cris des justiciés : "Vive le Christ Roi! À bas le communisme!". Parmi eux, Rogelio Gonzales Corzo, membre de l'ACU (Association Catholique Universitaire), tué après un procès sommaire et sans preuves. Ou encore Albert Tapia et Virgilio Campanería, tous les deux étudiants de l'Université Catholique de La Salle. Il est question d'eux et de nombreux autres dans le livre "La Passion du Christ à Cuba", écrit au Chili par un jeune prêtre qui y avait été exilé.

Le régime décida très vite d'effacer les traces de la persécution religieuse dans l'île: hier, en bloquant les mâchoires des condamnés; en les cachant aujourd'hui aux yeux du monde, prétendant qu'ils ne sont les auteurs que de très banals "délits communs".

Qui s'est occupé en 2003, en pleine guerre du Golfe, du sort des promoteurs, catholiques en majorité, du Proyecto Varela qui réclamait les libertés fondamentales par un référendum? Pas moins de 11 mille citoyens signèrent cet appel, déposé au Parlement avec le soutien d'agrégations comme le Movimiento Cristiano Liberación. Ses leaders furent emprisonnés avec des peines allant de 12 ans à la perpétuité.

Tous furent accusés d'avoir porté atteinte à la sécurité de l'État. L'Église, en cette occasion, fit entendre sa voix, proclamant même une journée de prière, beaucoup y participèrent dans l'église de Saint Jean du Latran, à La Havane. Le Conseil des Laics du Diocèse de Pinar del Rio dénonça publiquement ces événements. Aujourd'hui, même ces voix ne sont plus entendues.

Sandro Magister a donné le 11 septembre dernier dans son blog (chiesa.espresso.repubblica.it) une interprétation géopolitique de la situation, de grand intérêt: le pape Bergoglio pourrait passer sous silence certaines situations critiques en vue de la constitution, dans la région, d'une sorte de "Patria grande", catholique et anticapitaliste, qui engloberait aussi Cuba et son Alianza Bolivariana, déjà nouée avec les régimes populistes du Nicaragua, du Vénézuéla, de l’Equateur et de la Bolivie. C’est dans cette optique, selon Magister, que devraient être interprétés les silences au sujet de la "dérive totalitaire" de Chávez et Maduro, concernant l’"indigne président bolivien Evo Morales". Et maintenant aussi au sujet de Cuba.

La visite du pape François ne prévoit pas de visites aux prisons ou de rencontres avec les réfugiés ou les sans-abris. Le Pape, écrit Magister, "avait jeté à Lampedusa des fleurs dans la mer et avait crié "C’est une honte !", mais il est peu probable qu’il fasse la même chose depuis le Malecon, à La Havane, devant le bras de mer où ont été engloutis des milliers de Cubains qui fuyaient en direction des côtes de la Floride. Il est peu probable qu'il rencontrera, dans une prison, quelques-uns des détenus politiques qui y sont enfermés par centaines". Comme à l'époque de l’Ostpolitik vaticane promue par le Cardinal Agostino Casaroli. C’est à son école qu’ont grandi, et ce n'est pas un hasard, l'actuel Secrétaire d'État, le cardinal Pietro Parolin, et son substitut, l'Archevêque Angelo Becciu, qui furent Nonces respectivement l'un au Vénézuéla, et l'autre à Cuba, comme le rappelle Magister.

D'étranges coïncidences se produisent d'ailleurs à Cuba,. Il arrive par exemple, que le Nonce apostolique arrivé en 2011, l'archevêque Bruno Musarò, a été transféré en Égypte le 5 février dernier, quelques mois après avoir déclaré qu’à Cuba, "l'État contrôle tout" et que "le seul espoir est de s'enfuir de l'île", tout en déplorant le délabrement, la pauvreté et l'oppression que le peuple est contraint d'endurer.

Le régime cubain a de son côté tout intérêt à instrumentaliser au maximum la prochaine visite du Pontife, comme il le fit à l'occasion de celle de Jean-Paul II en 1998 et de Benoît XVI en 2012.

Le Minrex, ministère des affaires étrangères cubain, en annonçant le programme de l'événement, a déjà rappelé les articles 8 et 55 de la Constitution, qui "reconnaissent et respectent la liberté religieuse", bien que soumise à l'art.62, totalement "oublié", où il est spécifié qu'"aucune des libertés reconnues" ne peut "être exercée en opposition à l'existence et aux objectifs de l'État socialiste", ou contre "l'édification du socialisme et du communisme", promettant aux transgresseurs les conséquences prévues par le code pénal, considéré comme un des plus répressifs en vigueur. Il suffit, pour être incriminés, d'exprimer le moindre désaccord avec le régime.

Reviennent à l'esprit les paroles fortes et claires de condamnation du communisme utilisées sans crainte ni stratégies par un autre Pontife, Pie XI, dans l'encyclique de 1937 Divini Redemptoris; cette idéologie y est définie sans ambages comme un "fléau satanique" (n.7), "intrinsèquement perverse", spécifiant aussi qu'il est impossible de collaborer avec elle, sous peine d'être "victimes" de la même "erreur" (n.58). Se taire aussi, faire semblant de ne pas voir, de ne pas savoir, ne pas entendre, tout cela aussi signifie "collaborer".