Synode: "suiveurs" contre "adapteurs"

Le Pontificat de François cristallise les oppositions au sein de l'Eglise. Selon Andrea Gagliarducci, la lutte entre "conservateurs" et "progressistes" ne décrit plus les positions de manière correcte. Il leur préfère deux nouvelles catégories, qu'il nomme les "suiveurs" et les "adapteurs" (*). Une intéressante analyse d'un glissement qui n'est pas que sémantique.

(*) C'est ainsi que, dans le contexte, j'ai traduit "followers" et "adapters". Peut-être les néologismes "suivistes" et "adaptistes" auraient-ils été plus adaptés...

 

François: la nécessité de nouvelles clés d'interprétation

Andrea Gagliarducci
17 août 2015
www.mondayvatican.com
Ma traduction


Le "bruit" que François voulait que les gens fassent (hacer Lio, faire du bruit, est l'une de ses expressions favorites) porte ses fruits. Le débat entourant le prochain Synode des Évêques est en route, et il ne pouvait pas être très différent de ce qu'il est. Il y a une certaine inquiétude de chaque côté: parmi ceux qui craignent que la vérité de la foi soit en danger, et parmi ceux qui visent à ce qui est présenté comme "développements théologiques", mais est en fait une véritable révolution doctrinale.
On dit qu'une confrontation entre conservateurs et progressistes est à nouveau en cours. Mais en réalité, cette clé de lecture de la situation actuelle ne peut jeter aucune lumière sur le vrai débat en jeu; au contraire, elle génère un conflit qui aura du mal à apporter des solutions consensuelles. Cette clé d'interprétation n'a pas non plus été utile pendant les années du Concile Vatican II, càd le moment historique où cette dialectique s'est développée.

Un des plus grands legs de Benoît XVI a été son explication de la façon dont le Concile Vatican II a été déformé. Lors de son dernier discours au clergé romain, complètement improvisé, il a parlé d'un "vrai Concile" et d'un "Concile des médias". Il a souligné que, dans les assemblées du Concile, l'atmosphère était sereine, qu'au sein du Concile prévalait une forte volonté de développer un nouveau discours, un dialogue avec le monde, mais partant toujours de la tradition de l'Église. Cette atmosphère a été complètement déformée par les médias qui parlait souvent de nouvelles ouvertures et de changements quand il n'y avait aucune raison de le faire.

Le Concile n'a pas été le seul moment où les médias ont déformé le discours de l'Église. L'opposition entre l'Église réelle et l'Église de médias s'est développée au cours des années suivant le Concile. Plus que quiconque, le Pape Paul VI a dû tenir fermement la barque de Pierre face à la dérive issue du débat entre progressistes et conservateurs. Coincée dans ce débat, l'Eglise ne pouvait plus regarder vers l'avant. Emblématique à ce sujet est l'histoire de l'encyclique "Humanae Vitae", dont l'ouverture présumée à la contraception artificielle avait été diffusée à travers la fuite de l'un des rapports de la commission que Paul VI avait chargée d'examiner les questions en jeu.

L'impasse, dans ce débat polarisé, a finalement été surmontée grâce à l'énergie de saint Jean-Paul II et au génie théologique du cardinal Joseph Ratzinger. Saint Jean-Paul II était un pape populaire qui a traduit en acte un grand intérêt pastoral et qui était également capable de gestes surprenants attirant l'attention des médias. Dans le même temps, Ssaint Jean-Paul II était ferme sur la doctrine. D'autre part, Joseph Ratzinger était ferme sur la doctrine, mais était aussi capable de lire les signes des temps.

Saint Jean-Paul II et le cardinal Ratzinger - en même temps que de nombreux collaborateurs - ont initié un plan visant à respecter toutes les graines de continuité au sein de l'Eglise, même si ces graines de continuité faisaient partie d'une lecture "originale" des signes du temps. Dans le même temps, cette opération de respect des graines de continuité visait aussi à marginaliser la dérive théologique découlant de toute lecture "originale". Un exemple de cette approche est représenté par la manière dont a été affrontée la question de la théologie de la libération. Avec deux instructions de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, la théologie de la libération a d'abord été purifiée de ses tendances marxistes, puis accepée sur ceux de ses principes qui étaient jugés plus proche de l'Évangile.

Quand Benoît XVI est devenu pape, il a continué à travailler sur ce projet. En parlant avec les jeunes lors des Journées Mondiales de la Jeunesse à Cologne en 2005, il a mis en garde contre une foi "à faire soi-même" (self-made), et a proposé une foi plus adulte pour vraiment croire en Dieu. En fin de compte, Benoît XVI a proposé aux jeunes un "saut de qualité", dépassant ainsile débat stérile entre conservateurs et progressistes, et conduisant son auditoire à la joie de l'Evangile.

Ce plan a été encore plus clair quand Benoît XVI s'est adressé aux évêques suisses dans un discours improvisé lors de leur visite ad limina le 9 novembre 2006 (cf. w2.vatican.va). Le Pape a dit:

"Je me souviens, dans les années 80-90, lorsque j'allais en Allemagne, on me demandait des entretiens, et je connaissais déjà toujours les questions à l'avance. Il s'agissait de l'ordination des femmes, de la contraception, de l'avortement, et d'autres questions semblables qui reviennent constamment. Si nous nous laissons entraîner dans ces discussions, alors, on identifie l'Eglise avec certains commandements ou interdictions et nous apparaissons comme des moralistes ayant des convictions un peu démodées, et la véritable grandeur de la foi n'apparaît absolument pas. "

Les mêmes vieilles questions dont Benoît XVI parlait en 2006 ont maintenant à nouveau cours, malgré le fait que la ligne adoptée par François ne semble pas être si éloignée de celle de son prédécesseur (!!). Les positions de François sur la "désécularisation" ont apparemment été reprises des discours de Benoît XVI aux catholiques lors de son voyage de 2011 en Allemagne (ndt: ce thème de la "démondanisation" est le seul exemple que l'on a pour justifier une continuité qu'il ne serait pas nécessaire de réaffirmer constamment si elle étaiteffective, et il est ressorti en boucle!). Les positions de François contre l'exclusion des divorcés remariés de la vie de l'Église viennent directement l'Exhortation post-synodale de Saint-Jean-Paul II de 1981, "Familiaris consortio" (ndt: avec quelques nuances significatives, cf. Sandro Magister!!).

Pourtant, il y a une tentative très forte de dépeindre le pontificat de François comme progressiste, en se basant sur quelques faits qui montreraient comment le pape, finalement, est bienveillant envers ceux qui sont étiquetés comme progressistes. Plusieurs éléments de preuve récents à l'appui de cette lecture sont les nominations potentielles de François pour le prochain Synode des évêques. Il y aura plus de 300 évêques, et un tiers d'entre eux seront choisis par le Pape. Bien que les conférences épiscopales aient élu en général des évêques capables de dialogue entre la tradition et les signes des temps (à quelques exceptions près, comme l'Allemagne), le bruit court que François choisira des évêques "de gauche" comme membres du Synode.

Voici [ce que disent] les rumeurs: absent, le cardinal Raymond Burke, ancien préfet de la Signature apostolique, qui a pris part au Synode extraordinaire de 2014 parce qu'il était à la tête d'un dicastère de la Curie romaine: le pape ne le réinvitera pas; présent Mgr Blase Cupich de Chicago, bien que les évêques américains n'aient voté pour lui que comme possible remplaçant au Synode. L'Archevêque Cupich soutient la stratégie de dialogue avec le monde, et c'est la raison pour laquelle il a été si timoré dans sa réponse à la décision de la Cour suprême américaine qui a légalisé (et imposé) le mariage de homosexuel aux États-Unis.

Autres nominations possibles: présent, une fois de plus, le cardinal Godfried Daneels, qui, dans son pays d'origine, la Belgique, a laissé une Eglise divisée et incapable de lutter contre la dérive laïque. Mgr André-Joseph Léonard, son successeur comme archevêque de Bruxelles, qui a entrepris un énorme travail de restauration de l'Eglise belge, ne fera pas partie du Synode, ayant déjà démissionné pour raison de limite d'âge. La Belgique sera représentée par Mgr Johan Bonny d'Anvers, bien connu pour ses positions en faveur de la reconnaissance par l'Eglise des relations homosexuelles.

Par ailleurs, ces analyses et interprétations des faits montrent combien est fallacieux le débat entre conservateurs et progressistes. Ces termes ne prennent pas fidèlement la réalité en compte. Un exemple de ce manque de précision est, une fois de plus, fourni par Benoît XVI. Il est considéré comme un conservateur, mais n'est-ce pas le premier pape moderne à avoir renoncé au ministère pétrinien, à prendre la décision la plus "scandaleusemnt" choquante de la part d'un pape dans les quatre derniers siècles?

Le terme "conservateur" - ou "traditionaliste" - est constamment utilisé dans un sens péjoratif, suggèrant que ceux qui veulent garder le "dépôt de la foi" ne sont pas adaptés à l'époque. Mais plutôt que de continuer à parler du côté "progressiste", le terme est abandonné au profit d'un langage indiquant le soutien à l'idée d'un "développement nécessaire de la doctrine". Bien que cette expression soit plus faible que "progressiste", elle est capable de suggèrer que ce côté est plus en mesure que d'autres de vivre dans les temps actuels, et de ne pas être dépassé.

Les évêques allemands sont très désireux de montrer qu'ils ne sont pas "dépassés". Après le "Shadow Synod" qui s'est tenu à l'Université Grégorienne le 25 mai, la même approche sera utilisée pour tout 'rapprochement', qu'il soit composé de couples homosexuels, de couples divorcés et remariés, et de couples mixtes protestant-catholique. Le but est de montrer ce que sont vraiment les familles aujourd'hui. En fin de compte, les organisateurs tiennent à souligner que telle est la réalité qui doit être prise en compte par le Synode, au-delà de tout idéal évangélique.

"Voix des fidèles, cœurs éclairés: le mariage et la famille dans l'Eglise et la société": tel est le thème du colloque qui aura lieu à Rome du 10 au 12 Septembre. L'approche sera similaire à celle du "Shadow Synod", basée sur l'acceptation de la réalité existante que la doctrine ne peut pas ignorer.

Il s'agit donc d'une approche sociologique et pragmatique aux problèmes, qui met de côté toute vision à long terme, et surtout vise à comprendre les besoins concrets et immédiats des fidèles. Peut-être que ceux qui utilisent cette approche pourraient être décrits comme des pragmatiques, tandis que ceux qui luttent pour garder vivants les idéaux de l'Évangile pourraient être appelés idéalistes. Ces deux catégories, cependant, ne répondent pas à la nécessité d'une description correcte des débats en jeu.

Qui sont les conservateurs aujourd'hui? Ce sont ceux qui essaient de lire les signes des temps, mais dans le même temps essaient de les lire à la lumière de l'Évangile et de la Tradition. Ils ne nient pas les approches pastorales en soi, mais ils ne les acceptent pas au détriment de la doctrine catholique. Leur objectif est un développement de la doctrine sans rupture avec l'Évangile et la Tradition, et sans aucune confusion de la part des fidèles. Ce développement doit donc être fondé sur des vérités fondamentales, telles qu'elles ont été reconnues depuis des siècles en dépit de nombreux débats théologiques. Plus correctement, ils pourraient être appelés "suiveurs de l'Évangile et de la Tradition".

Qui sont les progressistes aujourd'hui? Ce sont ceux qui veulent une Église qui soit adaptée à la société, capable de comprendre les défis du monde et d'être adaptée à ces défis. Ils ont une approche pragmatico-sociologique. Si pragmatique qu'ils exploitent tout geste, tout choix, toute décision du Pape à leur avantage. Si pragmatique qu'ils utilisent les médias pour mettre l'opinion publique de leur côté. Un bon terme pour les décrire est "adapteurs". Ils veulent adapter la doctrine à la réalité, et ils ne se soucient pas de savoir si la pastorale respecte la doctrine actuelle, même si les lignes directrices du prochain Synode des Evêques déclarent cette conformité nécessaire.

En fin de compte, la dialectique est entre "suiveurs" et "adapteurs", et pas entre progressistes et conservateurs. Cette dialectique est beaucoup plus nuancée, et elle doit être entendue comme opérationnelle dans ce pontificat. Le pontificat de François est un pontificat qui gouverne, il est pragmatique dans son approche pastorale, et beaucoup moins versé dans l'approche théologique. Cependant, ce pontificat risque de ne pas engendrer la révolution que poursuivent les "adapteurs", puisque ceux-ci espèrent peut-être une Eglise qui rejoigne un consensus avec le monde, même si elle doit le faire en adoptant une terminologie laïque.

* * *

Il y a beaucoup d'agitation du côté des adapteurs. Tellement d'agitation que des "synodes de l'ombre" se tiennent à Rome, tandis que sont planifiés de manière similaire en Allemagne des rencontres à huis clos non-médiatisées. La prochaine rencontre, en Septembre a été préparée le 18 Juin à Munich, en présence du nouvel évêque de Berlin, Heiner Koch. Le "synodes de l'ombre" de mai dernier avait également été préparé lors d'une réunion en Allemagne.

Le maître de cérémonie de ces rassemblements est le Père Hans Lagendörfer, le jésuite qui fait fonction de Secrétaire de la Conférence épiscopale allemande. On dit qu'il est très proche du groupe "Nous sommes Eglise", qui pousse depuis longtemps pour une nouvelle ouverture de l'Eglise à la société, et a également exigé l'ordination sacerdotale des femmes. Ils veulent que l'Eglise soit une démocratie avec une plus grande participation de la part des fidèles laïcs.

Les adapteurs sont si agités qu'ils avaient subtilisé dans les boîtes aux lettres des Pères synodaux le livre "Rester dans la vérité du Christ" contenant les essais de cinq cardinaux sur le thème du mariage, en réponse au discours prononcé par le cardinal Walter Kasper au Consistoire extraordinaire de Février 2014. Subtiliser ces livres était un moyen de faire taire une voix dans le débat.

Plus encore, les "adapteurs" sont si agités par l'annonce d'un nouveau livre, contenant également des essais écrits par des cardinaux, qui sera publié dans les prochains mois (cf. Synode: l'équipe des onze), qu'ils le qualifient de "nouvelle réfutation de la thèse de Kasper", alors qu'en fait, le cardinal Kasper n'est nullement l'objet de ce livre. Le livre met plutôt en avant, dans une perspective positive, des propositions pastorales en harmonie avec la doctrine de l'Eglise. Le coordinateur de ce livre est un professeur allemand, et pas le même que celui de "Rester dans la vérité du Christ". Ce nouveau livre est la réponse des "suiveurs" aux "adapteurs". En fin de compte, ces suiveurs disent que il existe une voie pastorale qui peut être explorée, une voie qui ne nécessite pas la foi pour être adaptée à la réalité, et qui ne nécessite pas d'abandonner l'objectif de façonner la société selon la doctrine catholique du bien commun.

Ce pontificat est le cadre d'un débat entre les adapeurs et les suiveurs. La dialectique entre ces deux groupes se prolonge dans tous les domaines de la théologie et de la vie ecclésiale. Par exemple, dans le domaine de la réforme de la Curie: les "suiveurs" constituent le "Vatican caché" (ndt: un concept forgé par Andrea Gagliarducci, cf. ICI), tandis que "adapteurs" sont ceux qui travaillent pour une réforme purement fonctionnelle des structures - une réforme "mondaine", en réalité.

Nous ne pouvons pas comprendre ce pontificat sans les lentilles de cette dialectique qui représente l'évolution de l'opposition entre conservateurs et progressistes.