"Ratzinger" accusé d'être un dangereux moderniste

Certains font circuler en ce moment sur la Toile la fausse rumeur que sa thèse sur Saint Bonaventure a été rejetée. Mise au point, et la véritable histoire, racontée par l'auteur lui-même

 

Voici ce que j'ai lu avant-hier sur la page Facebook du Benedetto XVI Forum:

Sur le Réseau circulent plusieurs articles contre Ratzinger au sujet de sa fameuse thèse de doctorat - pour l'habilitation à l'enseignement - contre les «spiritualistes» suscités par la théorie de Joachim de Flore sur l'ère de l'Esprit Saint ..... et sur l'interprétation du terme «révélation» du Moyen âge à nos jours.
Dans les années 50 le jeune Joseph Ratzinger écrivit sa Thèse sur cette question et sur Bonaventure ....
Ces articles, qui interprétent les faits de façon erronée accusent Ratzinger de modernisme et d'hérésie et disent que sa thèse a été rejetée ...
Eh bien ce n'est pas vrai! Elle n'a pas été refusée (Ratzinger n'a pas été "viré"), mais sans aucun doute il y eut un débat.
Nous rapportons ici - en totalité - comment les choses se sont passées, racontées directement par Ratzinger et nous nous demandons: Mais s'il a si bien expliqué les faits, pourquoi insiste-t-on à utiliser l'incident pour l'accuser d'hérésie et de modernisme?
Alors, c'est de la mauvaise foi!
Si vous aimez la vérité, défendez-la! et faites la connaître.
Merci (Dorothea)


Cet appel ne m'a pas laissée indifférente, d'autant plus qu'il m'est passé effectivement sous les yeux, ces jours-ci, deux ou trois articles en ce sens.
Je ne retrouve malheureusement pas la source, mais je ne doute pas qu'ils seront repris par des sites qui ont tout intérêt à critiquer TOUS les papes post-conciliaires, enveloppés dans une même réprobation sans nuance de Jean XXIII à .... François!

Voici donc le dossier rassemblé par le site consacré à Benoît XVI "Cooperatores Veritatis" .
J'ai numérisé le chapitre de la biographie de Joseph Ratzinger "Ma vie" (ed. Fayard, 1998, pages 81 et suivantes) qui rapporte les faits, et j'ai retrouvé dans mes archives ma traduction (d'après la version en italien reproduite sur l'OR) de la préface du Saint-Père au second tome de ses oeuvres complètes en langue allemande, consacrée justement à sa thèse sur Saint Bonaventure.

Reste, pour compléter ce dossier, un texte de Joseph Ratzinger du 15 août 1969, reproduit dans l'OR du 20 janvier 2008.
Traduction à suivre.

Ratzinger et le drame de l'habilitation

La véritable histoire racontée par Ratzinger, de la discussion sur sa thèse d'habilitation à l'enseignement, la souffrance, mais aussi la Providence. Les difficultés de cette habilitation se concluront, de façon positive, le 11 février 1957 (une coïncidence?). Clarification de la question sur l'hérésie des "spiritualistes" franciscains disciples de la thérie de Joachim de Flore.
(Cooperatores Veritatis)

LE DRAME DE L'HABILITATION.
LES ANNÉES À FREISING

* * *

Il se trouva qu'à la fin du semestre de l'été 1953, la chaire de dogmatique et de théologie fondamentale à la faculté de philosophie et de théologie de Freising devint vacante. Pendant une année, elle fut occupée par Otfried Müller, prêtre de Silésie, qui s'efforça en même temps de faire avancer son examen d'habilitation à Munich, ce qui n'était pas une mince affaire, étant donné l'obligation d'enseigner deux matières principales de théologie. Or la faculté de théologie d'Erfurt en cours de développement avait demandé à Müller d'assurer le cours de dogmatique. Ce n'était pas une décision facile de passer de l'Allemagne de l'Ouest, avec sa prospérité et sa liberté, à la zone occupée par l'Union soviétique et qui, à l'époque, ressemblait plutôt à une grande prison. Müller accepta cette nomination et forma en théologie toute une génération de prêtres en RDA. Le corps professoral de Freising laissa entendre qu'il pensait à moi comme successeur ; mais je voulais rester au moins encore un an à mon poste au séminaire. J'y avais une multitude d'obligations, il est vrai, mais cela me laissait nettement plus de liberté pour préparer mon doctorat qu'en ayant une charge d'enseignement à la faculté. Le père Victor Schurr, dogmaticien du séminaire des rédemptoristes de Gars, Souabe joyeux et intelligent, assura l'intérim pour un an, pendant lequel nous sommes devenus bons amis.
Il fallait d'abord déterminer le sujet de ma thèse. Gottlieb Söhngen décida de m'orienter sur le Moyen Âge, compte tenu que mon doctorat portait sur la théologie des Pères de l'Église. Comme je venais de me pencher sur saint Augustin, il allait de soi que je travaille sur Bonaventure, que Söhngen avait traité assez en profondeur. Et comme ma thèse traitait un sujet d'ecclésiologie, je devais à présent penser au deuxième ensemble de thèmes de théologie fondamentale : à la notion de Révélation. À l'époque, l'idée d'histoire du Salut dans la théologie catholique était au centre de l'interrogation et donnait un nouvel éclairage à l'idée de Révélation, restée trop axée sur le domaine intellectuel dans la néo-scolastique. La Révélation n'apparaissait plus simplement comme la transmission de vérités s'adressant à l'intellect mais comme l'action historique de Dieu, dans laquelle la Vérité se dévoilait peu à peu. Je devais montrer s'il existait, sous une forme quelconque, chez Bonaventure un concept correspondant à la notion d'histoire du Salut, et si ce thème - dans la mesure où il serait reconnaissable - avait un rapport avec l'idée de Révélation. Je me mis au travail avec zèle et avec joie.

Malgré les connaissances essentielles que je possédais sur Bonaventure et les courts traités que j'avais déjà lus de lui, de nouveaux horizons s'ouvraient à moi au fur et à mesure que j'avançais. Lorsque le père Schurr fit ses valises et prit congé de Freising à l'été 1954, j'avais fini de rassembler les documents et mis au point les grandes lignes de mon interprétation des découvertes que j'avais faites. Restait la rude tâche de rédiger l'ouvrage.

Nouveau signe de la Providence : le décès du philosophe en retraite de la faculté libéra un des appartements de fonction sur le Domberg, et l'on me pressa, tout en reprenant la chaire de dogmatique, de m'installer dans cet appartement. Mais les choses allaient trop vite, d'autant que l'essentiel du travail pour l'habilitation restait à faire. J'assumai toutefois les cours de dogmatique comme suppléant pour le semestre d'hiver. On m'autorisa à reporter encore la théologie fondamentale à l'année suivante. Je commençai par un cours de quatre heures sur Dieu. Ce fut une joie d'approfondir cette grande question ainsi que la richesse de la Tradition. La participation enthousiaste des étudiants m'aida à réussir la double tâche d'enseignement et d'habilitation. À la fin du semestre d'été 1955, le manuscrit était prêt. Malheureusement, j'eus affaire à une dactylo qui, non seulement était lente, mais perdit plusieurs fois des feuilles, mettant mes nerfs à rude épreuve par quantité d'erreurs, surtout parce que celles-ci s'étendaient aux numéros de pages et que mes efforts pour repérer et corriger toutes les erreurs semblaient parfois presque désespérés. À la fin de l'automne, je pus enfin remettre à la faculté de Munich les deux exemplaires obligatoires, dont le graphisme était toutefois loin de me réjouir. Mais j'osais espérer qu'aucune erreur trop grossière rie m'avait échappé.

Entre-temps, la question de l'appartement avait mûri. Pour mes parents - mon père avait soixante-dix-huit ans, ma mère soixante et onze - l'idylle de Hufschlag finissait par devenir pénible. L'église et tous les magasins étaient en ville, à deux kilomètres à pied, ce qui n'était pas une mince affaire, particulièrement l'hiver à Traunstein avec les grosses chutés clé neige et les routes souvent verglacées. Malgré notre attachement à la maison tranquille en lisière de forêt, le moment semblait venu de chercher une nouvelle solution. Comme mon doctorat paraissait assuré et que l'appartement sur le Domberg attendait un nouvel occupant, nous crûmes tous bon de faire venir nos parents à Freising. Ainsi, ils logeraient près de la cathédrale, à proximité des magasins, et nous pourrions recréer un cadre familial, d'autant plus que ma sœur pensait aussi nous rejoindre éventuellement par la suite. Le déménagement se fit le 17 novembre, par une journée brumeuse, dont la mélancolie n'épargna pas nos chers parents, à l'heure où non seulement ils quittaient un lieu mais où ils tournaient une page de leur vie. Cependant, ils recommencèrent, avec courage et énergie. À peine les transporteurs étaient-ils arrivés que maman noua son tablier et se mit à l'ouvrage. Le soir, elle était déjà au fourneau à préparer le premier souper; avec énergie, mon père, lui aussi, veillait minutieusement à tout mettre bien en route. De nombreux étudiants, venus nous aider de multiples façons, furent pour nous un grand encouragement. On n'entrait pas dans un lieu vide, mais dans un contexte d'amitié et de dévouement mutuel. Nous avons passé un Avent heureux, et lorsque mon frère et ma sueur arrivèrent à Noël, le nouvel appartement était redevenu un vrai foyer.

Nous ignorions tous, alors, quels nuages gris planaient au-dessus de moi. Gottlieb Söhngen avait tout de suite lu ma thèse, l'avait acceptée avec enthousiasme et déjà citée en cours à plusieurs reprises. Le professeur Schmaus, corapporteur fort occupé, la laissa d'abord reposer quelques mois. Je sus par une secrétaire qu'il avait enfin commencé à la lire en février. À Pâques 1956, il convoqua pour la première fois les dogmaticiens germanophones à un congrès à Königstein, devenu ensuite un groupe de travail des spécialistes allemands en dogmatique et en théologie fondamentale qui se réunit régulièrement. J'y participai et eus d'ailleurs l'occasion de faire personnellement la connaissance de Karl Rahner. Il était sur le point de publier la nouvelle édition du Lexikon für Theologie und Kirche (Dictionnaire de théologie et d'ecclésiologie), conçu par l'évêque Buchberger.

Comme je devais écrire quelques articles pour l'ouvrage protestant équivalent : Die Religion in Geschichte zend Gegenwart (La Religion dans l'Histoire et le présent), il s'informa auprès de moi avec intérêt des techniques d'édition utilisées. Nous nous sommes donc aussitôt rapprochés à cette occasion. Schmaus me convoqua pendant le congrès de Königstein pour un bref entretien, au cours duquel il m'annonça avec objectivité et sans émotion qu'il devait refuser ma thèse, car elle ne répondait pas aux critères scientifiques en vigueur. Je connaîtrais les détails une fois la décision prise par la faculté. J'étais comme frappé par la foudre. Un monde menaçait de s'effondrer. Qu'allait-il advenir de mes parents, venus en toute bonne foi me retrouver à Freising, si je devais maintenant quitter la faculté sur un échec ? Et tous mes projets d'avenir, à nouveau entièrement orientés sur une charge d'enseignement de la théologie, qui échouaient à présent... Je pensai me proposer au poste de vicaire à Saint-Georges de Freising, qui comprenait un appartement tout équipé ; mais ce n'était pas une solution particulièrement réconfortante.

Il fallait attendre pour le moment ; je commençai le semestre d'été avec un sentiment indéfinissable. Que s'était-il passé ? Si j'ai bien compris, trois facteurs ont joué: j'avais vu lors de mes travaux de recherche que le médiévisme munichois, essentiellement représenté par Michael Schmaus, en était presque entièrement resté à la période d'avant-guerre, ne tenant absolument pas compte des grandes découvertes récentes, élaborées depuis, en particulier dans les régions francophones. Avec une dureté inopportune pour un débutant, je critiquai les points de vue dépassés. Manifestement, c'en était trop pour Schmaus, d'autant qu'il ne pouvait concevoir que je traite d'un sujet médiéval sans m'en remettre à lui. L'exemplaire de mon livre remanié par lui se retrouva truffé d'annotations de toutes les couleurs qui, elles non plus, ne manquaient pas de mordant. Il était furieux : la présentation visuelle imparfaite et diverses erreurs de citations - qui avaient résisté à tous mes efforts - ajoutèrent à son irritation. Même le résultat de mes analyses lui déplut. J'avais constaté que Bonaventure (ainsi que les théologiens du xiiie siècle) n'avait pas l'équivalent de notre concept de « Révélation », par laquelle nous avions coutume de désigner tout le contenu de la Révélation, de sorte qu'il est d'usage de nommer simplement l'Écriture sainte « la Révélation ». Dans le langage du haut Moyen Âge, une telle identification était tout à fait impensable. « Révélation » est toujours une idée d'action : le mot qualifie l'acte par lequel Dieu se révèle, et non le résultat objectivé de cet acte. Et parce qu'il en est ainsi, le concept de « Révélation » implique toujours le sujet qui reçoit : là où personne ne perçoit de « révélation », il ne se produit aucun dévoilement, car rien ne s'est dévoilé. L'idée de Révélation implique que quelqu'un en prenne conscience. Ces idées, acquises à la lecture de Bonaventure, ont pris pour moi une grande importance lors des discussions conciliaires sur la Révélation, l'Écriture et la Tradition. Car s'il en est ainsi, la Révélation précède l'Écriture et se dépose en elle, sans s'identifier à elle tout à fait. Cela signifie par conséquent que la Révélation dépasse toujours ce qui est seulement écrit. Ce qui veut dire qu'il ne peut y avoir de pure
sola scriptura (« par l'Écriture seule ») ; qu'à l'Écriture appartient le sujet qui la comprend, l'Écriture avec laquelle nous est déjà donné le sens essentiel de la Tradition. Mais pour l'heure, il s'agissait de ma thèse, et Michael Schmaus, qui avait sans doute eu depuis Freising des échos irrités sur la modernité de ma théologie, ne vit aucunement dans ces thèses la fidèle restitution de la pensée de Bonaventure (ce dont je reste, par contre, persuadé encore aujourd'hui), mais un dangereux modernisme, en passe de faire du concept de la Révélation une notion subjective.

La faculté se réunit pour délibérer autour de ma thèse, et la séance fut quelque peu houleuse. Contrairement à Söhngen, Schmaus pouvait compter sur de forts appuis au sein du corps professoral. Cependant, la condamnation fut atténuée : mon travail ne fut pas refusé ; il me fut seulement rendu pour correction. A moi de voir ce qui était à corriger, en lisant les annotations portées par Schmaus sur son exemplaire. Cela me redonna espoir même si Schmaus - comme me le rapporta mon maître Söhngen après cette décision - avait déclaré les remaniements à faire si importants qu'il faudrait des années. Retourner le manuscrit aurait équivalu à un refus, et m'aurait sans aucun doute obligé à cesser mes activités universitaires. Je parcourus l'exemplaire de mon livre sérieusement défiguré et fis une découverte encourageante. Tandis que les deux premières parties fourmillaient de remarques critiques qui ne pouvaient me convaincre que rarement et auraient parfois trouvé réponse deux pages plus loin, la dernière partie, sur la théologie de l'histoire de Bonaventure, était restée sans objections. Pourtant, ce passage contenait justement des affirmations détonnantes, lui aussi. De quoi s'agissait-il ?
Le mouvement franciscain avait remarqué depuis longtemps d'étranges coïncidences entre son avenir et la prophétie historique de l'abbé d'Italie méridionale Joachim de Fiore, décédé en 1202. Ce pieux érudit croyait lire dans l'Écriture sainte que l'histoire allait se dérouler depuis un royaume sévère du Père (Ancien Testament), en passant par le royaume du Fils (l'Église jusqu'à nos jours), vers un troisième royaume, celui de l'Esprit, où se réaliseraient enfin les promesses des Prophètes et où ne régneraient plus que la liberté et l'Amour. Il avait cru aussi trouver dans la Bible des bases de calcul pour l'avènement de l'Église de l'Esprit, voyant en François d'Assise le début de la nouvelle ère, et en ses frères les représentants de cette dernière. Dès le milieu du XIIIe siècle se développèrent des interprétations radicales de cette idée, qui finirent par faire sortir les « spirituels » de leur ordre et entrer en conflit ouvert avec la papauté. Dans un ouvrage tardif en deux tomes, Henri de Lubac exposa la postérité spirituelle de Joachim, qui s'étend jusqu'à Hegel et aux systèmes totalitaires de notre siècle. Or, on disait toujours que Bonaventure n'avait jamais cité Joachim, et que l'édition critique de ses ceuvres ignorait son nom. Examinée en pleine lumière, cette thèse n'a cessé de paraître douteuse, car Bonaventure, ministre général de son ordre, fut inévitablement mêlé à la querelle sur le rapport de François et de Joachim. Il avait même fini par devoir retenir au couvent Jean de Parme, son saint prédécesseur, favorable cependant aux idées de Joachim, évitant ainsi que des manoeuvres se polarisent sur le saint homme en se réclamant de lui. Par mes travaux, je fus le premier à montrer que Bonaventure s'oppose en tous points à Joachim par son interprétation de l'Hexameron (récit de la Création) et tente, en homme modéré, d'adopter ce qui est utile, tout en l'intégrant aux exigences de l'Église. Bien sûr, tout le monde n'a pas accueilli ce résultat avec enthousiasme, mais il finit par s'imposer. Schmaus, je l'ai déjà dit, n'avait formulé aucune critique contre cette partie de mon ouvrage.

C'est ainsi que me vint une idée salvatrice : ce que j'avais exposé sur la théologie de l'histoire de Bonaventure s'emboîtait dans l'ensemble de mon livre, tout en étant autonome ; on pouvait sans difficulté le détacher de l'ouvrage pour en faire une entité. Comportant bien 200 pages, l'ouvrage était certes plus court que les thèses d'habilitation courantes, mais encore suffisamment étoffé pour prouver mon aptitude à une recherche théologique autonome. Et c'est bien en définitive le sens de ce type de travaux. Cette partie étant restée sans objections malgré la critique sévère de mon travail, on ne pouvait donc pas, après coup, la déclarer scientifiquement irrecevable. Gottlieb Sidhngen, à qui je présentai mon projet, en convint aussitôt. Malheureusement, mon emploi du temps était déjà largement rempli pour les grandes vacances ; je pus cependant dégager deux semaines qui me permettraient de procéder au remaniement nécessaire de l'ouvrage. Je pus donc, à l'étonnement des professeurs de la faculté, remettre sur la table dès le mois d'octobre, sous une nouvelle forme écourtée, le manuscrit refusé. Des semaines d'attente impatiente s'ensuivirent. Enfin, le 11 février 1957, j'appris que ma thèse était acceptée ! Quant à la soutenance, elle fut fixée au 21 février. Selon le protocole en vigueur à Munich pour les thèses, cette soutenance et la discussion qui suivait faisaient partie des épreuves d'habilitation ; autrement dit, on pouvait encore échouer, cette fois devant le public, comme cela s'était effectivement déjà produit deux fois après la guerre. Je voyais donc ce jour approcher, non sans inquiétude, car le temps de préparation était bref, compte tenu des cours dont je continuais à avoir la responsabilité à Freising. Le grand auditorium choisi pour l'occasion était bondé. Une tension étrange planait dans l'air, presque palpable physiquement. Après mon exposé, un rapporteur et un corapporteur devaient prendre la parole. Bien vite, la discussion avec moi se transforma en une querelle passionnée entre eux deux. Ils se tournèrent alors vers l'auditoire, s'adressant à lui avec autorité. Je me tenais en arrière-plan, sans être sollicité. La délibération de la faculté qui s'ensuivit fut longue. Enfin, le doyen sortit dans le couloir, où j'attendais avec mon frère et des amis, pour m'annoncer sans cérémonie que j'étais reçu au doctorat.

Sur le moment, je n'étais même pas capable de ressentir de joie, tellement le cauchemar des mois passés pesait encore lourd sur moi. Mais l'inquiétude qui s'était installée en moi desserra peu à peu son étau ; je pouvais désormais continuer en paix mon service à Freising et n'avais plus besoin de craindre d'avoir précipité mes parents dans une triste aventure. Peu après, je fus nommé maître de conférences à l'université de Munich, et le 1er janvier 1958 eut lieu - non sans avoir déclenché les foudres de « qui de droit » - ma nomination comme professeur de théologie fondamentale et de dogmatique à la faculté de philosophie et de théologie de Freising. Ma relation avec le professeur Schmaus demeura d'abord tendue, cela se comprend, mais elle s'est peu à peu détendue dans les années 1970 et est devenue amicale. Pas plus qu'avant je ne pus considérer ses jugements et ses décisions d'autrefois comme scientifiquement justifiés, mais j'ai pu reconnaître que l'épreuve de cette année difficile avait été pour moi humainement salutaire et obéissait pour ainsi dire à une logique supérieure à la logique purement scientifique. Dans un premier temps, la distance par rapport à Schmaus me rapprocha de Karl Rahner. Il m'en resta surtout l'intention de ne pas approuver facilement un refus de doctorat ou d'habilitation mais, dans la mesure du possible, de prendre le parti du plus faible, une attitude qui devait encore jouer un rôle dans ma carrière universitaire, comme on le verra par la suite.

De nouvelles décisions et de nouveaux soucis se présentèrent. Dès l'été 1956, au plus fort des querelles autour de mon habilitation, le doyen de la faculté de théologie catholique de Mayence m'avait demandé si j'étais intéressé par la chaire de théologie fondamentale. Je refusai sans hésiter, d'une part parce que je ne pouvais infliger cela à mes parents, d'autre part parce que je ne voulais pas sembler fuir en déserteur la querelle concernant ma thèse, ce qui aurait été stigmatisé à l'avenir comme un échec. L'été 1958, la nomination à la chaire de théologie fondamentale de Bonn me fut adressée, chaire que mon professeur Söhngen avait toujours souhaitée mais qui lui avait été refusée dans la conjoncture de ces années-là. C'était pour ainsi dire mon rêve d'aller là-bas. Depuis 1956, la situation avait changé par rapport aux deux raisons empêchant mon départ de Freising. Un événement s'était produit dans lequel je ne pouvais voir que le doigt de la Providence. Mon frère avait terminé en 1957 ses études de musique par un premier prix au Conservatoire de Munich, études menées conjointement aux engagements de son ministère. Il se vit attribuer le poste de chef de choeur de l'église paroissiale Saint-Oswald à Traunstein ; à cela s'ajoutaient l'éducation musicale au petit séminaire de Traunstein et l'accompagnement spirituel. Comme contrepartie de la messe du matin, il bénéficia de la belle petite maison où logeait jusqu'alors le prédicateur de l'église paroissiale. La maison était en plein centre-ville, belle et tranquille, aussi vaste que notre maison de Hufschlag. S'il avait paru impossible jusqu'alors de faire redéplacer nos parents, un retour à Traunstein, qu'ils n'avaient pas oubliée et qu'ils aimaient toujours, était acceptable. J'en discutai d'abord avec mon frère, qui approuvait mon départ pour Bonn et se réjouissait (le prendre nos parents avec lui ; puis nous avons mis papa dans la confidence. Accepter ne lui était pas facile, mais il souhaitait vivement que je saisisse l'opportunité qui m'était offerte. Malheureusement, nous en avons informé maman trop tard, ne voulant pas l'inquiéter à l'avance ; elle apprit par une tierce personne ce qui se tramait, et souffrit longtemps du manque de confiance qu'elle crut ressentir. Ainsi, une autre tranche de vie prenait fin. Une fois encore, j'avais pu vivre avec mes chers parents et avais trouvé dans leur présence pleine de bonté la sécurité dont j'avais eu tant besoin durant les événements stressants que j'avais vécus. Le Domberg de Freising, où n'existe malheureusement plus de grand séminaire, est devenu un peu pour moi un petit coin de patrie, auquel se rattachent aussi bien les souvenirs d'un grand départ dans la vie - même s'il était précaire - que les images de convivialité au quotidien et des heures de fête qu'il nous fut donné de vivre ensemble là-bas.

Bonaventure et l'histoire du salut
Préface de Benoît XVI au deuxième volume de l'Oeuvre complète ("Gesammelte Schriften") dans l'édition allemande

L'Osservatore Romano, 16 septembre 2009
(ma traduction)

* * *

Après la publication de mes écrits sur la liturgie, voici maintenant dans l'édition générale de mes oeuvres un livre étudiant la théologie du grand Franciscain et Docteur de l'Eglise Bonaventure Fidanza.
Dès le départ, il était évident que ce travail devrait contenir également mes études sur le concept de révélation chez le saint, menées parallèlement à l'interprétation de sa théologie de l'histoire, dans les années 1953-1955, mais jusqu'à présent inédites.
Pour compléter tout ce travail, le manuscrit devrait être revu et corrigé selon les techniques modernes de l'édition, ce que je ne me sentais pas en mesure de faire. Le Professeur Marianne Schlosser de Vienne, avec une connaissance approfondie de la théologie médiévale et en particulier des œuvres de saint Bonaventure, s'est offerte pour mener à bien ce travail nécessaire, et certainement pas facile.
De cela, je ne peux que la remercier de tout cœur.
Discutant du projet, nous avons immédiatement décidé de ne pas essayer de réviser le livre en termes de contenu ni de placer la recherche à l'état actuel. Plus d'un demi-siècle après la rédaction du texte, cela aurait signifié dans la pratique, la rédaction d'un nouveau livre. Je voulais aussi une édition qui soit «historique», qui offre tel quel un texte conçu dans un passé lointain, laissant à la recherche la possibilité d'en tirer profit, aujourd'hui encore.
C'est de ce choix éditorial que traite l'introduction du professeur Schlosser, qui avec son personnel, a investi beaucoup de temps et d'efforts consacrés à la mise en valeur d'un texte historique, espérant que théologiquement et historiquement, cela valait la peine de le rendre accessible à tous dans son intégralité.
Dans la seconde partie du livre, est à nouveau présentée La Théologie de l'histoire de Saint Bonaventure comme elle fut publiée en 1959.
Les essais qui suivent sont tirés, à quelques exceptions près, de l'étude sur l'interprétation de la Révélation et de la théologie de l'histoire.
Dans certains cas, ils ont été adaptés afin de constituer un texte complet en lui-même, les modifiant légèrement selon le contexte.

L'idée de mettre à jour le manuscrit et de le présenter comme livre au public, je dus l'abandonner temporairement en même temps que le projet d'une étude commentée de l'Hexaëmeron, parce que l'activité d'expert du Concile et les exigences de mon enseignement universitaire étaient si absorbantes qu'elles rendaient impensable la recherche médiéviste. Dans la période post-conciliaire, la situation théologique changée et la nouvelle situation de l'université allemande m'ont tellement absorbé que j'ai remis les travaux sur Bonaventure à la période après ma retraite.
Pendant ce temps, le Seigneur m'a conduit sur d'autres routes et le livre est publié aujourd'hui sous sa forme actuelle. J'espère que d'autres pourront exécuter la tâche de commenter l'Hexaemeron.

Dans un premier temps, l'exposition du thème de l'œuvre pourrait paraître surprenante et de fait elle l'est.
Après ma thèse sur le concept d'Eglise de saint Augustin, mon professeur Gottlieb Söhngen m'a demandé de me consacrer au Moyen-Âge et surtout à la figure de saint Bonaventure, qui fut le représentant le plus significatif du mouvement augustinien dans la théologie médiévale.
En ce qui concerne le contenu, j'ai dû faire face à la seconde question majeure dont traite la théologie fondamentale, qui est le thème de la Révélation.

A cette époque, en raison notamment du fameux ouvrage d'Oscar Cullmann "Christus und die Zeit" (Zürich, 1946), le thème de l'histoire du salut, et notamment sa relation à la métaphysique, était devenu le point crucial de l'intérêt théologique. Si la Révélation, dans la théologie néo-scholastique, était conçue avant tout comme une transmission divine de mystères qui restent inaccessibles à l'intelligence humaine, aujourd'hui, la révélation est considérée comme une manifestation de Lui, de la part de Dieu, par une action historique, et l'histoire du salut est perçue comme élément central de la Révélation. Ma tâche consistait à essayer de savoir comment Bonaventure avait entendu la révélation, et si pour lui il existait quelque chose comme une idée d' "l'histoire du salut".
C'était une tâche difficile. La théologie médiévale ne contient aucun traité de Révélation ( "sur la Révélation") comme c'est le cas dans la théologie moderne. En outre j'ai démontré tout de suite que la théologie médiévale ne connaît même pas de mot pour exprimer du point de vue du contenu notre concept moderne de Révélation.
Le mot revelatio, qui est commun à la néo-scholastique et à la théologie médiévale, ne signifie pas, comme cela a été démontré, la même chose dans la théologie médiévale et la théologie moderne. C'est pourquoi, dans ma façon d'aborder le problème, j'ai dû chercher les réponses dans d'autres formes de langage et de pensée, et même la modifier à partir de mon approche de l'œuvre de Bonaventure.
Avant tout, il fallait effectuer des recherches difficiles sur sa langue. J'ai dû mettre nos concepts de côté pour comprendre ce que Bonaventure entendait par Révélation. En tout cas, il s'est vérifié que le contenu conceptuel de la Révélation s'adaptait à un grand nombre de concepts: revelatio, manifestio, doctrina, fides, et ainsi de suite. Seule une vision d'ensemble de ces concepts et de leurs affirmations permet de comprendre l'idée de Révélation chez Bonaventure.

Le fait que dans la doctrine médiévale il n'existait aucun concept d' "l'histoire du salut" au sens actuel du terme, a été clair dès le départ. Toutefois, deux indices montrent que, chez Bonaventure le problème de la révélation comme chemin historique était présent. Avant tout, s'est présenté le double aspect de la Révélation, comme Ancien et Nouveau Testament, qui a posé la question de l'harmonie entre l'unité de la vérité et la diversité de la médiation historique, posée dès l'époque patristique et ensuite affrontée aussi par les théologiens médiévaux.
A cette forme classique de la présence du problème de la relation entre l'histoire et la vérité, que Bonaventure partage avec la théologie de son temps et qu'il traite à sa façon, s'ajoute aussi la nouveauté de son point de vue de l'histoire, où l'histoire, qui est le prolongement de la volonté divine, devient un défi dramatique.

Joachim de Flore (+ 1202) avait enseigné un rythme trinitaire de l'histoire.
À l'âge du Père (Ancien Testament) et l'âge du Fils (Église du Nouveau Testament) a fait suite un âge de l'Esprit Saint, où dans le respect du Sermon sur la montagne se serait manifesté un esprit de pauvreté, la réconciliation entre les Grecs et les latins, de la réconciliation entre les chrétiens et les juifs, et arriverait alors un moment de paix. Grâce à une combinaison de chiffres symboliques, le savant abbé avait prédit le début d'une ère nouvelle en 1260. Vers 1240 le mouvement franciscain tomba sur ces écrits, qui eurent sur beaucoup un effet électrisant: n'était-ce pas cette nouvelle ère qui commençait avec Saint François d'Assise? Pour cette raison, au sein de l'ordre, on vit se créer une tension dramatique entre les "réalistes" qui voulaient utiliser l'héritage de saint François, en fonction des possibilités pratiques de la vie de l'Ordre telles qu'elles avaient été transmises, et les «spirituels», qui au contraire pointaient vers la nouveauté radicale d'une nouvelle période historique.
Comme Ministre Général de l'Ordre, Bonaventure dut faire face à l'énorme défi de cette tension, qui pour lui n'était pas une question académique, mais un problème concret de sa charge en tant que septième successeur de saint François. Dans ce sens, l'histoire était tout à coup visible comme réalité et comme telle devait être traitée avec des mesures réelles et avec la réflexion théologique. Dans mon étude, j'ai essayé d'expliquer comment Bonaventure fit face à ce défi et mit en relation l'histoire du "salut" et la "révélation".

Depuis 1962, je n'avais pas repris le texte en main. Pour moi, ce fut donc enthousiasmant de le lire après autant de temps. Il est clair que l'approche du problème, ainsi que la langue de l'ouvrage, sont influencées par la réalité des années cinquante.

Outre cela, pour la recherche linguistique, il n'y avait pas de moyens techniques que nous avons maintenant. Pour cette raison, l'oeuvre a ses limites et elle est clairement influencée par la période historique dans laquelle elle a été conçue. Toutefois, en la relisant j'ai eu l'impression que ses réponses étaient fondées, bien que dépassées dans de nombreux détails, et ont toujours quelque chose à dire. Surtout, je me suis aperçu que la question de l'essence même de la révélation et le fait de la présenter à nouveau, qui sont le thème du livre, ont aujourd'hui encore, leur urgence, peut-être même plus qu'avant.

À la fin de cette préface, je tiens à ajouter au remerciement au professeur Schlosser également celui à l'évêque de Regensburg, Gerhard Ludwig Müller, qui, grâce à la fondation Papst Benedikt XVI Institut a permis la publication de ces travaux et suivi par une participation active, le processus de publication de mes écrits. Je remercie également le personnel de l'Institut, le professeur Rudolf Voderholzer, le Dr Christian Schaller, M. Franz-Xaver Heibl et Gabriel Weiten.
Sans oublier l'éditeur Herder, qui s'est occupé de la publication de ce livre avec la précision qui le caractérise.

Je dédie l'œuvre à mon frère Georg pour son 85ème anniversaire, reconnaissant pour la communion de pensée et le parcours de toute une vie.

Rome, Solennité de l'Ascension du Christ 2009.

BENOÎT XVI